Mon départ
alexandra-ahah
Mon départ
Ce matin, j’ai reçu une lettre de ma mère qui vit en Algérie. Je suis originaire de là-bas, j’y suis né et y ai grandi. Je ne l’ai pas ouverte tout de suite, ni même de la journée. J’attendais d’être chez moi, tranquille, sans personne pour me déranger. Je suis assis dans ma cuisine, les fenêtres grandes ouvertes me laissent entendre le bruit de la ville, de ses problèmes de circulation infernaux typiques des grandes cités nord-américaines. J’écoute la radio, la lettre posée devant moi. Ça fait longtemps que je n’ai pas vu mes parents, des années même…
Je suis prêt. Ma valise est bouclée, mon billet de train en poche : je suis sur le départ. Je remets un peu d’ordre dans mes cheveux, me regarde dans le miroir de ma chambre d’adolescent dans lequel je perçois le reflet de ma vie d’enfant qui s’achève. Je me retourne et vérifie que tout est parfaitement rangé. Je me demande pourquoi il m’était si important de quitter cet endroit sans qu’aucune chaussette traîne sous mon lit ou que la poussière ait été soigneusement balayée.
En bas des escaliers, je regarde ma mère dans la cuisine. Comme si cette journée était la même que celles de ces dernières années, je la vois s’affairer entre le réfrigérateur, l’évier et le placard à provisions. Cette image de ma mère toujours active m’émeut. Elle va me manquer, c’est certain. D’un pas que je veux assuré, un grand sourire aux lèvres pour ne laisser aucun soupçon quant à ma certitude, je la rejoins. Sans un mot, elle me désigne une chaise sur laquelle je m’assois en face d’une tasse vide. Elle la remplit de thé jusqu'à ras bord. L’action de porter à mes lèvres la tasse, le fait d’avaler cette boisson chaude et réconfortante me permet d’avoir une espèce de contenance et surtout de réguler les battements de mon coeur qui s’affole au fond de ma poitrine. Je suis nerveux, je m’en rends compte mais il n’est pas question de fléchir ou de me laisser submerger par l’émotion. Où est papa ? Elle hoche la tête d’un air triste et me répond qu’elle ne sait pas.
Papa ! Mon train part dans deux heures, j’ai besoin de te parler avant de partir. Je veux te dire au revoir. Ma voix résonne dans le vide. Seul le silence semble m’avoir entendu. Je fais le tour de la maison et du jardin. Toujours pas la moindre trace de mon père. Dans son atelier, je caresse ses outils comme s’ils étaient des reliques. Ces outils dont je connais parfaitement l’usage grâce aux leçons que mon père m’a données. Je reste un moment là pour m’imprégner de cette atmosphère et la garder au fond de moi. J’ai conscience que tout cela est difficile pour mes parents. Je suis le premier de leurs enfants à quitter le foyer chaud et confortable qu’ils ont su créer. Mais j’aurais voulu un peu d’enthousiasme de leur part pour mes projets à venir. J’aurais voulu qu’ils soient fiers de moi. Enfin mon père surtout.
Il n’est toujours pas là. Il doit m’éviter, c’est certain. Il est contre ce projet de m’exiler, comme il dit, dans cette ville si grande et si loin d’eux. Je regarde la montre à mon poignet : je n’ai plus le temps, il faut que je rejoigne la gare si je ne veux pas rater ce train dont le billet m’a coûté près d’un mois de salaire de petits boulots en tous genres.
Enfant, alors que mes camarades d’école s’enivraient à parler de leur avenir dans le village dans lequel nous sommes tous nés et avons grandi, qui de reprendre le petit commerce de ses parents, qui de devenir comme son père un fermier robuste à la tête d’un troupeau conséquent etc., moi je rêvais
d’autre chose. Voyager, rencontrer de nouvelles personnes que je n’avais jamais rencontrées, me promener dans des villes immenses et pleines de surprises à chaque coin de rue. Je taisais ces projets. Je préférais les cacher, les tenir secrets comme un précieux trésor.
La semaine avant mon départ, quand je l’ai annoncé à mes parents, je ne m’attendais aucunement à ce qu’a été leur réaction. Ma mère a baissé la tête et pleuré doucement en tordant la chemise qu’elle tenait entre ses doigts déformés par l’arthrose comme pour la vider de toute la sueur dont elle aurait pu s’imprégner toute une vie de labeur. Et puis elle se balança d’avant en arrière en récitant je ne sais quelle litanie avant de relever son visage vers moi et de me présenter un sourire faible mais ému. Mon père lui s’était levé et avait posé sa main à plat sur la table en bois qu’il avait lui-même fabriquée quelques années auparavant. De toute sa hauteur, il s’imposait devant nous qui étions ébahis, les oreilles attendant le frisson des ses mots puissants qui allaient nous révéler son verdict. Sa main s’est relevée, doucement, et s’est rabattue violemment sur la table en un grondement effrayant. Il cria « NON ! Tu ne partiras pas ! », et comme ayant retrouvé un calme absolu après cette phrase terrible, il se retourna, enfila son menton, et sortit par la porte de la cuisine près de laquelle ma mère, mes frères et soeurs et moi nous trouvions toujours. J’étais depuis longtemps dans mon lit à épier le moindre bruit qui m’avertirait qu’il avait digéré la nouvelle et qu’il était rentré, lorsque j’entendis ses pas monter l’escalier.
Pendant toute la semaine qui a suivi mon annonce et son rejet qui semblait catégorique, j’ai essayé de parler à mon père, de lui expliquer le besoin en moi, cette énergie que j’avais de voir, écouter, lire, sentir, ressentir ailleurs. J’ai également entrepris de le rassurer : Alger n’était pas si loin, je pourrais leur rendre visite fréquemment. La plupart des fois, il faisait comme s’il ne m’avait pas entendu. Ou alors il levait sa main pour la placer en l’air, entre lui et moi, à la façon d’un mur dressé entre nous pour nous séparer. J’étais littéralement accablé. J’ai cherché des solutions, repensé mon projet, me suis imaginé rester au village auprès de ma famille. Mais pour y faire quoi ? En même temps, aller contre l’opinion de mon père relevait de l’irrespect, chose impensable dans notre culture. Tout ce que j’avais envie de faire et vivre se trouvait à des milliers de kilomètres d’ici. Si je restais je devenais vieux, si je partais ma vie allait commencer. Ma mère, elle, ne disait rien, ne reprochait rien ni à l’un ni à l’autre, mais elle m’encourageait en silence, j’en étais sûr.
Et me voilà à quelques minutes de mon départ. Je ne peux plus attendre, je dois y aller. J’embrasse ma mère et lui promets de lui écrire rapidement pour lui donner de mes nouvelles et lui raconter comment tout se passe pour moi. Je franchis la porte d’entrée, fais quelques pas sur le chemin menant à la gare et me retourne pour lui faire un petit signe de la main. La gare est à environ quarante minutes de marche. Pendant tout le trajet, je pense à mon père, son obstination à m’en vouloir, son absence le jour de mon départ. A partir du moment où ma décision avait été prise, je me suis senti homme. Pour la première fois. Et voilà que maintenant, la gorge serrée et ressentant l’amertume de ne pas avoir les encouragements de mon père, je me sens comme un petit enfant traînant ses savates dans la poussière, n’osant pas avouer une bêtise qu’il aurait commise. Chaque nouveau pas foulé vers mon destin est accompagné tour à tour de doutes, de bouffées d’enthousiasme, de peur, ou encore d’excitation. J’arrive à la gare exténué par toutes ces émotions. Mon train part dans vingt minutes, il est déjà à quai attendant que ses passagers prennent place. Ça y est, j’y suis. Cette première étape est une première victoire : je n’ai pas faibli et n’ai pas rebroussé chemin en courant pour retrouver ma famille. Je roule une cigarette fine que je prends entre mes lèvres. Le tabac m’apaise.
Le chef de gare vient de siffler, j’aperçois les derniers retardataires s’engouffrant dans les wagons, pour la plupart à bout de souffle et rouges de leur précipitation. Je me sens parfaitement calme et prêt comparé à eux : j’ai anticipé ce voyage depuis plusieurs semaines, je l’ai voulu à tel point, même, que j’ai préféré ne pas le retarder ou le compromettre quitte à me fâcher avec mon père.
Est-ce qu’il m’en voudra éternellement ? Je me promets de revenir en vainqueur de ma propre vie et de lui prouver que j’ai eu raison : il me pardonnera alors mon affront.
Le train démarre. Je regarde par la fenêtre les proches des voyageurs leur dire au revoir depuis le quai à force de mains levées, de baisers envoyés ou de pleurs pour certains. Je les regarde un à un et essaie d’apposer sur leurs visages celui de ma mère, de mes frères et soeurs et celui de mon père. Je me concentre tellement sur cet exercice qu’à un moment, j’ai vraiment l’impression de voir mon père. Cet homme, là bas, éloigné du quai qui ne bouge pas. Je réalise que c’est lui, c’est mon père qui se trouve là. Il est quand même venu me dire au revoir. L’émotion me submerge, j’essaie de retenir mes larmes mais c’est plus fort que moi, elles coulent. Une fois le train bien avancé dans son trajet, quand la gare n’est plus qu’un décor derrière moi et mon père une petite figurine dont je ne peux plus voir les traits, je lui fais un petit signe de la main avant d’essuyer mes joues humides.
Mes mains tremblent encore à ce souvenir avivé par la lecture de cette lettre. De son écriture un peu gauche, ma mère m’annonçait avec toute la pudeur qui la caractérise, la mort de mon père. Dans ses derniers instants, il lui a confié combien il était fier de moi.