Mon été indien

huguesc

Contemplation de fin d'été dans le jardin d'une vieille maison de campagne. Du temps qui passe...

J'étais assis les yeux fermés, aveuglé par un soleil rasant de fin d'après-midi. Il faisait bon, presque chaud. J'étais bien. Simplement bien. Elle m'a demandé d'aller ramasser le linge qui était sec sur le fil. Une tâche simple, largement à ma portée et à priori sans trop de conséquence sur la marche du monde.

J'ai traversé le carré de pelouse pour monter les 2 marches qui me séparaient des fils à linges tendus entre leurs poteaux. J'ai remarqué que l'ombre du toit commençait, affamée, à dévorer le carré de pelouse.

Pour ne rien perdre de ses rayons, j'ai tourné le dos au soleil et j'ai laissé mon  tee-shirt noir accumuler la chaleur. Il faisait décidément vraiment bon.

C'était  le dernier ramassage de l'année. Nous étions venus ce weekend pour mettre la maison en position hiver et ce n'est jamais une opération anodine. Pour le linge, cela sous-entend de ramasser aussi les pinces, et de rendre aux fils leur nudité, leur rectitude. C'est faire croire aux fils que ces drôles d'hirondelles de bois sont parties vers d'autres latitudes jusqu'au prochain printemps.

Sans que je ne m'en rende compte, j'ai été d'un seul coup assailli par l'odeur d'herbe coupée. J'avais uniformisé pour l'hiver la hauteur de la pelouse en fin de matinée, et il flottait dans l'air ce parfum si caractéristique qu'on associe encore aux chaleurs estivales. Ça allumait le voyant « dolce vita », longues soirées, apéritif entre amis, parties de badminton les pieds nus. Cette simple odeur était capable de tout cela, et plus encore si j'avais pris le temps de m'attarder un peu.

J'ai remarqué que l'herbe mouillée avait noirci le bout de mes chaussures et je me suis arrêté. J'ai regardé mes pieds avec une réelle application, presque comme quelqu'un en deuil, prostré, regardant ses pieds sans savoir où ailleurs poser son regard. J'ai constaté qu'à cette période de l'année, cette fin d'été, ce dernier weekend de septembre, il ne faisant plus assez chaud pour que l'herbe sèche complétement dans la journée. Que la nuit et l'humidité avaient gagné la partie  sur le jour et sa tiédeur, et qu'on avait donc basculé.

J'ai senti la terre meuble sous mes pieds, quelque chose de souple, une matière unique que mes grands-parents avaient retournée des années, des décennies durant, pour y faire pousser des merveilles. Entre mes pieds, et à la surface de cette terre noire entre les mottes d'herbe, j'observais les petits monticules laissés par le travail acharné des lombrics qui s'affairaient là en dessous. Ils avaient quitté les profondeurs du sol pour remonter vers la surface, la température et la dureté de la terre les y autorisant de nouveau.

Tout de ce que je pouvais contempler en cet après-midi tenait du singulier, du quasi-merveilleux. Les éléments prenaient une dimension jusque-là inconnue, j'étais frappé d'une hyper sensibilité aux choses et c'était émouvant. Le paysage offert à mes yeux, connu depuis ma plus tendre enfance, était soudain d'une grande profondeur. Ce que mes sens embrassaient cet après-midi était empreint d'une magnifique douceur. J'étais vraiment heureux d'y être sensible, c'était à en chavirer tant c'était fort.

En me retournant et faisant alors face au soleil, j'ai remarqué qu'il avait changé sa course. Ici, au cœur de l'été, il darde très tôt et saute en un bond de géant au-dessus de la maison. On pourrait faire croire à un enfant qu'il est un ballon  et poursuit sa course par bonds successifs. En cette fin d'été, il a décidé de contourner le terrain. Plus de saut ni de bond, juste une grande trajectoire de boomerang, plus proche du sol, qui contourne les arbres du verger comme pour les éviter. Le ciel était bleu, sans l'ombre d'un nuage ni d'un sillage d'avion, et juste une douce brise agitait l'air.

Dans la douceur du soleil, à contre-jour, j'ai remarqué un nuage d'insectes. Des moucherons, des bestioles inconnues avec des ailes translucides. Je me suis imaginé qu'elles s'étaient inscrites dans un cours collectif de Samba solaire : elles virevoltaient, semblaient s'amuser au son d'une musique audible d'elles seules, sans autre but que celui de sentir la brise les caresser. Je pense que j'aurais su déchiffrer leur langage chorégraphique si j'étais resté à les observer, une sorte de mode de communication entre elles et moi, ou entre elles et le soleil, bref, j'étais sûr que rien de leurs loopings n'était un hasard. C'était un très joli contre-jour.

J'ai descendu les marches avec mon cabas plein de linge et d'hirondelles en bois.

Je me suis assis de nouveau à cette table. L'ombre insatiable avait commencé à manger le dossier du siège en face de moi. De là, je voyais tout. Le ciel uniformément bleu et le soleil qui semblait esquiver, la danse des insectes et les monticules des lombrics, l'extrémité de mes chaussures mouillées. Tout était à sa place, parfaitement à sa place.

J'ai regardé mes mains. J'ai remarqué, ô, elles étaient là sans doute depuis longtemps mais je ne leur avais jamais prêté attention, des taches, toutes petites, comme des taches de rousseur, calées sur et entre les veines qui sillonnaient le dos de mes mains. Je me souviens à ce moment précis avoir souri.

Ma vie, comme mon jardin, entrait doucement dans son automne. Je luttais, je tentais encore de m'accrocher à cette chaleur presque estivale, au climax de ce que ma vie a pu être, mais je sais que j'y vais: bientôt mon automne puis mon hiver, le gris, la tristesse, et le froid. Même le cerisier m'accompagnait dans ce spleen : il commençait à pleurer quelques feuilles, de ci de là. Un tout petit chagrin, ou quelques larmes-feuilles de joie, au choix. La vraie tristesse, la perte de tout son feuillage viendrait bien assez tôt, quand on aura entamé la dégringolade vers la mauvaise saison.

J'en étais là : ce moment précis et éphémère de bonheur indicible, sa beauté unique que j'étais apte à saisir, était à l'image de ma vie. Je débordais de félicité, j'avais une conscience pleine que mon zénith personnel était derrière moi désormais, et je m'émerveillais devant ces derniers feux estivaux avant mon automne. Et j'avais cette même conscience qu'il était illusoire de tenter de retenir cet été indien.

J'ai de nouveau souri. J'avais réussi à grandir encore en ramassant du linge…et en ayant su regarder, les yeux écarquillés, des hirondelles en bois imaginaires s'enfuir pour l'hiver.

 13/3/2018

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