mon père est un shadock

pierre

Mon père est un Shadock. Une boule, avec deux grands yeux rieurs, un nez pointu et une grande bouche, juchée sur deux fragiles échasses, ses jambes. En short ? Jamais ! Il sait trop que le ridicule peut tuer. Ses cannes trop fines ne toucheraient pas le tissu, de sorte qu’un œil un peu aguerri pourrait facilement lui voir la poche du slip. Il ne s’habille donc qu’en costume. Ce qui lui confère, sinon une certaine élégance, au moins la dignité de camoufler ses tiges maigres et son tronc rond.

Évidemment, il a deux bras aussi, collés au milieu, sans vraiment de buste. Heureusement, toutes ses vestes sont renforcées aux épaulettes. La veste de costume, c’est le Wonderbra des hommes. N’importe quel gringalet dans un bon costume aura le dos bien droit et bien large. Les bras de mon père sont trop fins, presque trop fragiles pour embrasser ses proches aussi fort qu’il le souhaiterait. Alors, il a trouvé un subterfuge : il parle comme personne, il trouve les mots qui touchent. Il sait dire.

À mi-chemin entre le poète et le philosophe, il ne se lasse jamais d’exprimer ses idées, d’expliquer ses convictions, d’exposer ses opinions. Par-dessus tout, il aime échanger, partager, discuter… Et derrière chaque mot, il cache un sentiment délicat. Ses mots sont des boîtes transportant les cadeaux du cœur. Chaque idée est un don fait à ses enfants pour les renforcer, les armer et les construire. Les mots sont des wagons qu’il ne suffit pas d’attacher les uns derrière les autres encore faut-il les charger pour que le convoi soit plus dense. Les charger de sens, d’émotion, de vie, de sentiments ; les charger tout court, tout au long de la vie.

En une heure, mon père peut livrer généreusement des années de réflexion tout en glissant une note d’humour, quelques intonations bien senties pour garder l’attention de son auditoire et un message de paix caché dans un tiroir. Demandez-lui pourquoi, alors que chacun de nous est logique, tous ensemble, nous faisons des choses absurdes. Demandez-lui pourquoi le mot synonyme n’a pas de synonyme. Parlez-lui de cette voiture équipée d’un système recyclant l’énergie dégagée par les roues au moment du freinage… Et demandez-lui si, pour aller plus vite, il faudrait qu’elle freine plus souvent. Discutez avec mon père et vous entendrez un murmure pudique, c’est l’amour qui se diffuse, soigneusement camouflé sous des mots anodins ou des idées parfois sibyllines.

Comme tout bon Shadock, mon père avait, quand j’étais petit, un puits qu’il creusait et pompait pour trouver… du pétrole. Il n’avait pas besoin d’idées, il en avait plein la tête ! Souvent, il revêtait un bleu de travail taillé pour lui et pour lui seul, pour lui éviter le ridicule, avant de disparaître au milieu du jardin. Je l’entendais gratter la terre un long moment, parfois toute la journée et je le voyais remonter bredouille. Au début, je n’avais pas le droit de m’approcher du grand trou… Et puis, au fur et à mesure, j’ai eu la permission d’attendre au bord que mon père revienne. Le trou m’a un temps fasciné, appelant une foule d’interrogations qu’il me pressait de poser à son créateur. Un jour, après une vertigineuse séance de questions au bord du gouffre, mon père pris une longue inspiration et m’a dit : « Il y a du pétrole là-dedans, j’en suis sûr. Pour toi ce n’est qu’un grand vide, pour moi il est plein d’espoir… Mais je n’ai plus besoin d’y aller, j’y ai trouvé ce que je cherchais. Aujourd’hui, tu es assez grand pour me remplacer mais souviens-toi d’une chose, il faut y croire. J’ai l’air de ne pas être sérieux, j’ai l’air d’un Shadock absurde. Mais il faut y croire, tu verras.» Je n’ai pas compris tout de suite que mon père me faisait un superbe cadeau.

Alors, j’ai creusé. Dans le noir, j’ai creusé avec toute la détermination que je pouvais. J’ai creusé longtemps, j’ai creusé tellement qu’aucun adjectif ne pourrait donner la dimension de l’ennui dans lequel je me suis retrouvé. J’ai gratté la terre, sans réfléchir plus loin que le bout de mes mains et je me suis réfugié dans mes pensées pour ne pas voir le temps passer. J’ai fouillé encore jusqu’à faire le tour de mes idées et recommencer à me sonder. Et plus j’étouffais au fond de ce trou, plus je m’enrichissais de mes inspirations. Plus je ne trouvais rien dans cet antre, moins je me sentais vide. J’étais tellement plus riche en remontant ! Je racontais à mon enfant tout ce que j’avais imaginé pour améliorer le monde. Je lui expliquais comme la vie est belle quand on y pense. Je l’embrassais de mes mots et j’économisais mes maigres bras épuisés par le travail.

Évidemment, je n’ai jamais cru qu’il y avait du pétrole au fond de ce trou. Il y avait seulement moi, mis à nu, à creuser mon jardin secret pour dégoter les trésors destinés à nourrir mes proches. Je trouvais la lumière en cherchant l’or noir. Année après année, je replongeai dans les profondeurs mystérieuses d’un carré de verdure caché au milieu d’une ville anonyme. Mon fils s’approchait de plus en plus et je savais qu’il fallait encore le protéger, encore le faire attendre, parce qu’il n’était pas prêt à se sonder sans se perdre. Je le voyais s’agiter au bord du précipice, trop proche de l’abîme à mon goût, alors je remontais. Et quand je réapparaissais à l’air libre, il avait toujours une question en tête.

« Papa, si on vide un seau de sable à travers un entonnoir, ça fait un tas, n’est-ce pas ?» me dit-il un jour.

Cette question ne me parut pas d’un grand intérêt. Il lui a fallu deux heures pour comprendre cela, me dis-je, il n’est pas encore prêt à descendre. Mais avant que je lui réponde, il continua sa réflexion.

« Si on recommence l’expérience avec le même sable, on obtient un autre tas semblable au premier. »

Je restai dubitatif devant ce qui me paraissait d’une évidence enfantine.

Il poursuivit : «… Pourtant, dans le second tas, chaque grain de sable occupe une place différente. Les deux tas sont apparemment identiques mais les éléments qui les constituent sont dans un ordre tout à fait différent. Dans la vie, c’est pareil, enchaîna-t-il. Tous les jours, il y a des bouchons au même endroit sur l’autoroute, mais ce ne sont jamais les mêmes voitures dans le même ordre. Chaque personne respecte sa logique pour éviter de tomber dans le bouchon et cela ne change rien ! Le bouchon se forme. Une addition de hasards donne naissance à une certitude. Cela signifie que parfois, pour arriver à un résultat prévisible, il vaut mieux laisser faire le hasard.»

Ce jour-là, j’ai donné le puits à mon fils :

« Creuse, mon enfant, creuse au hasard, tu peux être sûr de trouver. »

Et je l’ai vu partir de bon matin pour chercher comme son père et son grand-père avant lui, le pétrole de la famille.

J’ai rejoint mon père sur le banc, près de la cheminée. Faute de pétrole, on se chauffait au bois. En m’asseyant, j’ai regardé mes bras maigres, mes jambes trop longues et trop fines. Je me suis aperçu que moi aussi je ressemblais à un Shadock. Et j’en ai été heureux.

Entre Shadocks, nous nous comprenions. Nous avons passé des heures à discuter, chacun dépeignant avec enthousiasme sa vision du monde pour mieux s’éblouir de celle de l’autre. Sur notre humble banc, étroit et brut, usé par le glissement des fessiers agités, poli par les tissus des pantalons, nous avons retrouvé le plaisir des discussions d’autan, oubliant parfois d’entretenir le feu. Durant des semaines entières, nous n’avons cessé de dialoguer savoureusement, délaissant mon fils et ses idées neuves. Pendant des mois, nous avons vécu dans cette autarcie sans même entendre la révolution qui criait à notre porte. Et puis un jour, nous avons levé les yeux et nous avons vu que du puits jaillissait le pétrole !

Mon fils avait trouvé l’or noir. Comment ? En croyant à ce que son grand-père lui avait dit, en creusant sans se poser de question, en cherchant à se donner les moyens d’atteindre son objectif au lieu de passer son temps à flâner au pays de la libre-pensée. Le pétrole jaillissait en grands jets sombres qui souillaient le jardin d’une marée noire. Et mon fils dansait comme un oiseau englué qui veut s’envoler… À la différence que lui était heureux et chantait de bonheur. « Tu nous a fait un pragmatique », a dit mon père sur un ton de reproche mêlé de déception.

Le mouvement s’est accéléré. Chaque jour, un nouvel équipement venait renforcer le travail d’une machine neuve mais déjà obsolète : le Rétrolaser, l’Opto-fisseur, le Cornofulgure… Nous étions dépassés par ces inventions. Mon fils était devenu un Goldorak. De ses poings fulgurants, il perçait la terre de ses ancêtres, multipliant les sources de richesse. Le rendement devenait le maître mot et les mots n’étaient plus maîtres du rendement. Il fallait vendre avant de comprendre et s’enrichir sans réfléchir.

Les deux vieux sur le banc près de la cheminée ont été déplacés dans une annexe de la filiale.

Au calme.

Seuls dans un hangar.

Loin de la chaleur réconfortante du feu, notre certitude immuable de l’absence de pétrole dans le jardin s’écroulait devant une nouvelle réalité. Le monde, tel que nous l’avions conçu et tel que nous l’avions reçu, venait de disparaître et toutes les valeurs que nous avions défendues durant notre vie se voyaient remises en cause. Pour la première fois, cette impression étrange que nous avions pu nous tromper balayait notre suffisance envers les générations nouvelles. Deux vieux cons, voilà ! Assis sur des chaises inconfortables dans un hangar sombre et froid, mis au banc de la société.

J’ai vu mon père se lever de sa petite chaise d’atelier, prendre quelques outils, chercher un endroit proche du centre du bâtiment vide et commencer à creuser. Au bout d’une heure, il est revenu s’asseoir près de moi pour me chuchoter quelques mots essoufflés : « C’est pas si mal d’être un Shadock». Et puis il est reparti forer. Je me suis levé, j’ai pris des outils et j’ai commencé à explorer un autre coin. A la fin de la journée, nous nous sommes retrouvés autour de la table :

« J’espère qu’on ne va pas trouver de pétrole cette fois, je tiens trop aux idées. » « Ne creusons pas trop vite ».

Deux jours se sont écoulés, presque en silence. Nous cherchions à retrouver ce qui nous semblait être le meilleur des mondes, plus proche de Voltaire que d’Aldous Huxley. Nous étions déterminés. Cette fois, c’est moi qui suis remonté le premier.

« Et si nous redonnions du temps aux loisirs ? »

« Je dirais plutôt qu’il faut travailler plus encore pour trouver la bonne idée », répondit mon père un peu essoufflé.

« Je ne parle pas de nos loisirs, à toi et à moi, mais du temps accordé par mon fils à ses employés. Il faudrait moins de temps de travail et plus de temps pour penser… Pour que la rêverie devienne loi et l’imagination foi. » Je m’emballai en poursuivant : « Il faut passion garder, oublier les fondements archaïques d’une société où la cadence est folle. J’ai fait un rêve, celui que tout le monde puisse rêver librement… »

« Et comment faire passer cette bonne idée ? »

« Euh… »

Nous échangeâmes un long silence.

« Creusons un peu, veux-tu ? » proposais-je enfin.

Au fond de mon trou, je n’osais remonter sans une merveilleuse solution ; implacable, incontestable, machiavélique… Mais l’idée fit son chemin dans les multiples tuyaux du cerveau de mon père, et c’est lui qui vint me chercher.

« Je vais fêter mon anniversaire », proposa-t-il.

« Ah bon, quand ? »

« Vendredi prochain, dans l’après-midi et je vais inviter tout le monde. »

« Pendant les heures de travail ? »

« Oui, mon petit-fils ne peut pas me refuser cela. »

Il ne le refusa pas, offrant à tous ses employés une semaine de trente-cinq heures pour pouvoir se rendre le vendredi après-midi à l’anniversaire du doyen. L’entreprise était florissante et mon fils généreux.

Victoire supplémentaire et inattendue, chaque invité -outre le plaisir de travailler moins cette semaine là- passa ses soirées libres à se creuser la tête pour trouver un cadeau.

Chaque idée plut à mon père qui félicita ses invités pour leur imagination.

« Mes amis, quelle joie de vous voir tous ici réunis. Merci, merci beaucoup d’avoir eu de si belles idées. Vous êtes vraiment formidables. Chacun de vos présents est un lien fort entre vous et moi, que vous avez tissé de votre imagination fertile. Vous avez pensé à moi ces derniers temps, en voici les preuves matérielles. J’avais peur d’être oublié, vous m’entourez de votre chaleureuse affection… Cette journée est la plus belle depuis bien des années et j’espère qu’elle n’est pas la dernière… Alors il me vient une idée. Et si nous passions nos vendredis après-midi ensemble ? Et si le vendredi après-midi était réservé à ce que nous avons de plus cher : les autres ? Et si le vendredi devenait la journée la plus importante, la journée de l’amitié, de l’échange, du dialogue, de ce hangar si vide sans vous ?»

Devant l’enthousiasme de la foule, mon fils n’eut d’autre choix que de s’incliner. Il n’avait pas eu d’idée de cadeau -trop de travail sans doute- aussi ce fut sa manière d’honorer l’anniversaire de son grand-père. Il accepta en précisant tout de même qu’il demanderait à chacun un effort pour augmenter les cadences pendant les heures ouvrées.

Durant la semaine qui suivit, mon père et moi avons travaillé comme jamais pour mettre en place notre projet. Reboucher tous les trous que nous avions fait, équiper le hangar d’outils et de combinaisons pour toutes les tailles. Vendredi matin, tout était enfin prêt et nous pûmes accueillir nos visiteurs. Le principe était simple : on venait creuser en famille et trouver toutes sortes d’objets plus ou moins utiles. Chaque découverte ouvrait l’imagination, venait éveiller de nouvelles idées et puis la rêverie reprenait son cours et l’on se remettait à forer, heureux de laisser ses pensées s’évader jusqu’à trouver un nouvel objet. Semaine après semaine, l’espace clos et sombre qui nous avait été alloué devint un véritable parc d’attractions dédié à la rêverie et à l’imagination. Petit à petit, l’écho des trente-cinq heures résonnait plus fort sur la tôle ondulée du hangar désaffecté, dans une communion de rires d’enfants et de bruits d’outils.

J’eus la certitude du succès de notre sublime idée en écoutant les conversations et les revendications. Ici, un quidam s’insurgeait contre les retombées économiques des trente-cinq heures mais se réjouissait également à l’idée de retrouver son ami le vendredi. Là, une mère de famille, heureuse de partager ce moment de détente avec ses enfants, regrettait -pour la forme auprès d’une collègue croisée par hasard- de ne pas avoir assez de temps pour mener à bien sa mission professionnelle.

Et puis là encore, un homme souriant avançait qu’il fallait réinventer la société des loisirs, redécouvrir le sens de la consommation réfléchie, recentrer le temps libre sur les échanges et la famille, redonner une place modeste à l’argent pour équilibrer les besoins et surtout le gâchis… Cet homme, c’était mon père, visionnaire solitaire un peu rêveur.

Dans un premier temps, nous n’étions ouvert que le vendredi. Tout le reste de la semaine, nous rebouchions les trous en cachant des objets de façon aléatoire de sorte que, en creusant une heure ou deux, chacun pouvait trouver quelque petit trésor… Mais surtout pas de pétrole !  L’attraction avait vraiment beaucoup d’habitués et nous étions obligés de travailler deux fois plus la semaine pour reboucher les trous. Après quelques temps, et pour faire face à la demande grandissante, nous avons également ouvert nos portes le samedi puis le dimanche. Quand nous avons eu suffisamment de clients, nous avons embauché quelques jeunes bras pour nous seconder. Des emplois « bouche trou ».

Double paradoxe, nos employés vivaient grâce au temps chômé de leurs compatriotes et ils revenaient parfois le week-end pour se détendre en creusant… se donnant ainsi, à eux-mêmes, une charge de travail supplémentaire. Un Shadock moyen y aurait perdu sa logique, mais mon père, lui, jubilait !

Nous avons ainsi édifié un nouvel empire, lui et moi : celui des loisirs et des belles idées… et puis hier, il a eu une nouvelle illumination.

« Pourquoi ne pas construire des trous qui montent vers le ciel ? Des cheminées en somme, pour élever nos esprits ! Des tubes autour de notre hangar, de toutes les couleurs, pour tous les goûts, pour des pensées dans tous les sens ! Chacun pourrait s’y aventurer au gré de ses envies. Construisons des tuyaux autour de ces vilains murs de tôle et entreposons les plus belles pensées du monde à l’intérieur. Vous ne trouvez pas cette idée formidable ? »

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