Monologue

etreinte

Tous castrés sous la canicule jusqu'au plus profond des hivers. T'as chaud ? Moi j'ai froid. T'as froid ? Je suis là. File-moi ma veste, la couverture, puis assieds-toi, je te sers un verre. T'inquiètes, tu dors sur place. Des chambres d'ennemis j'en ai plein. Des cellules aussi froides et meurtries que le coeur des veuves dans l'après-guerre. Prends des glaçons, ils sont dans le bac là-bas, le truc en forme de globe. Mais si, tu sais, cet objet céleste parasité par des gens comme toi, et comme moi aussi. Tous dans le même panier, ou plutôt dans le même cercueil en bois incinéré par nos combustions spontanées. Voilà, installe-toi. Tu veux une clope ? Ah tu ne fumes pas...
Ça doit être dur de s'intégrer quand on ne fume pas. Moi non plus je ne fumais pas à l'époque, mais j'ai vite arrêté. Aujourd'hui les poumons sains ont l'air con, tu trouveras plus facilement des gens dérangés par l'air que par la fumée. C'est vrai, être en bonne santé, c'est dépassé, limite ringard. La preuve : nous sommes des omnivores qui avons traversé des millénaires d'évolution pour arriver dans une époque où nous sommes obligés de nous rappeler qu'on doit aussi bouffer des fruits et des légumes, parfois. Et pas qu'en morceaux dans ton yaourt chimique ou en ingrédient dans ton mojito. Ça ne compte pas ça.
De toute façon, la destruction n'est-ce pas la meilleure façon de vivre chaque jour comme si c'était le dernier ?
Enfin, rien ne sert de s'éterniser encore sur un débat sans fin. Quand je commence à parler je ne m'arrête plus, tu me connais. Mais je t'avoue que ça m'avait manqué. J'en ai marre de ne rencontrer que des murs déguisés en Hommes, qui ne comprennent rien de ce qu'on leur dit mais répercutent tout de même les échos de ce qu'ils entendent.
C'est le parfum des nouveaux jours qui sillonne la plaine et creuse en hécatombe l'amour sous le soleil, parfois je me dis que ça vaut la peine, qu'il reste du temps même si on saigne. Tu sais la vie est loin d'être belle, nous ne sommes pas tous des hirondelles, certains ont juste brûlé leurs ailes à trop appréhender le ciel. C'est défendu d'être bien portant, essaie de nager dans le bonheur quand, suspendus au bout d'une corde, tes torts t'entraînent au fond des océans. Comme des poussières bien dérisoires à la merci des éléments, c'était hier, ce sera ce soir qu'éclateront nos différents.
Quoi ? Merde, excuse moi, je ne me rends même plus compte que je parle en rime. Je sais que c'est désuet et un peu lourd parfois.
La poésie est morte tu sais. C'est du suicide commercial pour n'importe quel éditeur, ce qui est normal, ce n'est plus sexy. C'est comme une courtisane perdue à notre époque qui n'aurait jamais accepté les mœurs, qui pense encore qu'en découvrant une cheville elle parviendrait à faire bander. Bientôt lire et écrire sera une option, quelque chose que nos futurs ne se souviendront rien qu'en images, et si l'une d'elles vaut milles mots je me demande parfois ce que je fous avec mon stylo.
J'écris sur des feuilles mortes la vie, celle que j'aurais aimé connaître. Sur les volantes, des idées qui s'écrasent six pieds sous terre et sur les feuilles vierges se perdent les histoires inassouvies de nos hymens ensanglantés. Ça ne rime à rien, tu me diras.
La poésie ne rime plus à rien, je le conçois.
On ne lit plus que les ordres, les directives, les prix sur les étiquettes, quatre-vingt quinze cents la baguette c'est quand même moins cher en levrette. Et puis il y a internet et ses réseaux, en citation sur les photos les plus grands sujets de philo. Juste pour la consistance, la subsistance, substance de nos absences. Tu sais ma petite t'auras l'air conne avec ta belle phrase en anglais tatouée sur le dos.
"Never a failure, always a lesson", moi je dis que c'est beau, t'expliqueras comment à tes marmots ou à ce mec bien et même grave beau que t'auras rencontré au boulot lorsqu'au sommet de ses idéaux il n'avait d'yeux que pour sa Twingo et quand ton corps autrefois beau, et peint comme le plus beau des tableaux, ne ressemblera très bientôt qu'à rien sauf aux grottes de Lascaux ?
Je m'emporte encore. Tu dois me prendre pour un vieux sénile qui profite encore de son droit de vote pour aboyer aux résultats du second tour.
Je n'ai rien contre les tatouages en plus, j'en ai même toujours voulu un. Mais je l'ai jamais fait, j'attendais trop l'idée parfaite et j'ai peur d'être déçu, berné encore par la perception erronée d'une perfection conditionnelle. Éternellement satisfait d'être un insatisfait, que veux-tu. Mais je me console autrement. J'ai d'autres types de tatouages, tracés moi-même sur mes bras à l'encre sombre de mon sang, des cicatrices chargées d'histoires mutilées par nos abandons. Des histoires interdites, à taire, tu sais de quoi je parle. C'est stupide, pathétique, ça fait peine et même pitié mais on n'y peut rien, après tout c'est juste Humain.
Je sais que t'es pas d'accord. T'es pas d'accord parce que toi, tu crois encore en l'être humain alors que moi je n'y crois plus. Je me souviens aux attentats, j'entendais partout les mêmes réactions d'incompréhension. "Comment peut-on faire une chose pareille, c'est inhumain ! "
Ils se trompent, la guerre est dans nos gènes depuis nos premiers pas, ainsi que ses contradictions, comme l'amour et la haine, la joie et la peine. À les écouter, nous devrions tous êtres par définition solidaires, bienveillants, à l'écoute... Conneries. Aussi longtemps que nous partagerons la même Terre, on trouvera toujours une bonne raison pour poignarder en souriant celui que l'on appelle autrui. Pour violer celles que nous appelons elles. Pour exploiter celui que nous appelons moi.
T'es toujours pas d'accord. Tu me demandes ce que je fais, moi, de mieux que ça, au lieu de toujours critiquer. Tu dis que tu ne me supportes pas.
Moi non plus je ne me supporte pas, ça t'importe peu mais sache-le. Il devrait pouvoir être légal de divorcer de soi-même, partir loin de moi pour tout recommencer, avec toi peut-être si celui qu'on appelle "je" se trouve chanceux. Trop d'années que je partage ce lit avec moi-même, trop d'incompréhensions qui n'attendent qu'une direction pour se taire. Tu avais l'air d'être ma solution jusqu'à ce que tu comprennes que je n'étais pas la tienne, et en silence je continuerai de maudire et regretter en même temps la personne qu'on appelle "toi".

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