L'anonyme

Alexandre Painset

L'amour est, chez ceux qui ne possèdent pas de nom, un maigre et illusoire réconfort qui n'a de cesse d'aller et venir, fauchant tout sur son passage, et y semant parfois d'autres graines un peu plus vertes.


Voici la courte histoire d'un homme. Il n'est pas différent de vous, il n'est pas différent de moi ; il est si commun qu'il ne servirait à rien de le décrire, ni même de donner son nom. Peut-être est-ce Marc, ou alors Clément ? Aucune importance. C'est justement parce qu'il n'est rien qu'il faut que nous parlions de lui. L'Histoire n'a retenu que les grands, ceux qui ont dédié leurs vies entières à des œuvres grandioses, les Alexandre le grand, Napoléon et autres Victor Hugo. Mais cette même Histoire a pleinement oublié l'immense majorité de ceux qui la composent : les anonymes. Eux n'ont pas le choix d'un pays à envahir, des lois qui feront le Code Civil, ou bien de la cause qu'ils défendront dans leurs prochains livres. Ils se contentent de choses simples, d'un quotidien routinier, de quelques projets d'avenir, et puis parfois d'un peu d'amour. Et cet anonyme-là n'est pas différent des autres. Il se contente de vivre au jour le jour, cherchant seulement à comprendre quelle est sa place dans ce monde qui refuse obstinément de lui fournir des réponses ; peut-être sait-il au fond qu'il n'y a pas sa place. Alors il laisse son esprit se perdre dans les charmes des femmes, et rêver qu'un jour il lui arrivera le miracle dont parlent les livres… Il pensait, comme à son habitude, que la prochaine histoire serait la bonne. Il fréquentait une jeune femme depuis quelque temps, et il la trouvait vraiment spéciale. En réalité, elle ne l'était pas du tout, mais comme chaque homme qui a une femme en tête, il pensait avoir fait la rencontre unique et parfaite, celle qui révolutionnerait sa routine, et qui lui fournirait les réponses à ses questions existentielles. Ce soir-là, il la savait de sortie. Il se décida à lui faire la surprise d'aller la chercher à la sortie de son bar préféré, sachant qu'elle en sortirait à une heure bien précise, devant prendre son service matinal à la boulangerie qui l'employait ; le pauvre ne pouvait pas savoir qu'il aurait mieux fait de rester chez lui…


Tout a duré le temps d'une cigarette. La lune était pleine, il était environ quatre heures, autrement dit l'heure à laquelle les fêtards sont déjà rentrés, mais les travailleurs ne sont pas encore réveillés. La pluie tombait si fort qu'on aurait pu croire qu'elle essayait de laver la ville des péchés commis durant la nuit avant que ne se lève le soleil. L'anonyme était arrivé devant la guinguette. Elle était de celles qui ne ferment qu'une fois le jour levé, où l'on n'écoute que du jazz joué par un groupe décrépi, et où l'on préfère fumer, boire et discuter dans des alcôves sombres plutôt que de danser. Il la savait à l'intérieur, ils avaient discuté de ce qu'elle comptait faire durant la soirée le matin-même. L'air était glacé et humide, mais il se fit violence et décida de rester à l'attendre ; elle finirait bien par sortir de toute façon. Il s'est donc abrité sous un perron en face de l'établissement, a sorti ses cigarettes, en a coincé une entre ses lèvres, et l'a allumée d'un coup de Zippo précis et habile, témoignant d'une longue expérience. L'attente ne fut pas longue, car deux ou trois bouffées de sa cigarette plus tard, il l'entendit sortir. Il n'y avait aucun doute sur le fait que ce fut elle : personne d'autre n'a ce rire clair et envoûtant, quoique légèrement voilé par une voix cassée à coup de cris et de tabac. Bien que l'averse redoublait chaque seconde d'intensité, il sortit de son abri pour aller à sa rencontre. Seul son chapeau empêchait encore la cigarette de s'éteindre. Il souriait à l'idée de la serrer dans ses bras par surprise quand elle sortirait, mais il se figea avant même d'avoir traversé la moitié de la rue : elle était au bras d'un autre. C'était si inattendu et impensable qu'il crut halluciner ; mais non, c'était bien elle. Il prit le temps de réfléchir en fumant une autre bouffée de sa cigarette. Que pouvait-il faire ? Aller la voir le mettrait dans l'embarras ; elle n'avait pas envie de le voir dans un moment où elle semblait si occupée, et lui ne saurait pas faire semblant qu'il était indifférent à la situation, ou même qu'il était là par hasard. La question avait beau tourner dans sa tête, il n'arrivait pas à s'avouer qu'il devait renoncer. Il lui aurait fallu trouver une idée ingénieuse pour retourner la situation, mais cette dernière ne lui vint pas. La rage et l'impuissance commencèrent de monter en lui. Il est vrai qu'ils n'avaient jamais abordé la question d'une potentielle relation entre eux, mais il pensait être assez intéressant pour qu'elle ne vit pas quelqu'un d'autre. Ne pouvant rien faire d'autre, il fit demi-tour et retourna s'abriter sous son perron. La mort dans l'âme, et plus triste qu'aucun homme ne l'avait jamais été avant lui, il les regarda s'éloigner en finissant sa cigarette. Une fois le filtre atteint et les amoureux disparus, il écrasa son mégot et prit la route de chez lui sans se soucier de la pluie qui ruisselait sur le bord de son chapeau détrempé.


Le lendemain matin, il ne se réveilla pas. La matinée était trop douce, trop ensoleillée ; trop parfaite pour ceux qui aiment la vie, en résumé. Son corps semblait le savoir, alors il ne lui infligea pas la peine d'assister à tant de sourires et de joie, et le laissa plutôt dormir jusqu'à l'arrivée des premiers nuages. Quand le moment fut venu, le réveil se révéla un peu difficile à dompter. Pour dire la vérité, ses réveils l'étaient tous un peu, mais c'était d'autant plus exact quand il broyait du noir. Pendant un moment, il lui sembla que verser du cognac plutôt que du café dans sa tasse était une bonne idée s'il voulait se débarrasser de sa migraine ; puis il vint à penser que mélanger les deux serait encore mieux. Finalement, il ne se versa rien du tout et sortit plutôt respirer l'air frais quoique vicié de Paris. Il lui était impossible de se sortir cette fille de la tête. Il pensait tellement à elle qu'il oublia de réfléchir à sa destination, et se laissa guider au hasard des rues de la capitale par son inconscient. Ses pensées vagabondèrent pendant un moment entre la courbure de ses hanches et les douces rondeurs de sa poitrine, puis il se remémora son sourire et ses longs discours politiques... Quand il reprit ses esprits après avoir bien failli se faire écraser par un autobus, il réalisa qu'il avait dû marcher pendant longtemps. C'était le crépuscule, et la vue qui s'offrait à ses yeux était à couper le souffle. Perché sur les hauteurs des buttes Chaumont, il lui semblait voir le ciel prendre feu. Le soleil paraissait fondre paresseusement sur la ligne d'horizon, et les nuages avaient oublié d'honorer les Parisiens de leur présence. Au lieu de s'émerveiller devant cette vue qui aurait dû lui faire retrouver un semblant de sourire, il devint plus pessimiste que jamais. À ses yeux, admirer un si joli panorama ne pouvait prendre sens que si celle qui occupait ses pensées depuis maintenant quelques jours était présente ; voilà encore un vilain défaut de l'amour. Ce qu'il ne pouvait pas savoir, c'est qu'au même instant, sur le balcon d'un petit appartement du VIème arrondissement, cette même femme fumait sa cigarette, pensant exactement la même chose que lui. Il se contenta donc de remettre son écharpe en place, et de reprendre sa marche au hasard des rues de Paris.


Sa promenade fut interrompue par un vieux camarade de droit qui l'interpella après avoir failli le heurter, et qui se mit en tête de rattraper le temps perdu en l'accompagnant dans ses déambulations. On aurait dit que cet ancien copain venait de trouver une occupation après des heures d'ennui solitaire. L'anonyme avait beau tout mettre en œuvre pour essayer de retrouver sa tranquillité, l'autre ne lâchait pas sa prise et balayait toutes les excuses avec sophisme, feignant de ne pas comprendre qu'il était un brin emmerdant. Sentant que la rhétorique n'était pas aussi développée chez lui que chez l'ancien camarade, l'anonyme n'osa même pas décliner la proposition qui venait de lui être faite de passer le début de soirée ensemble, et se retrouva à boire un Gin Tonic près du jardin du Luxembourg avec ce garçon aussi bavard qu'inintéressant. Il finit par se dire que cette rencontre n'était pas si malheureuse car le garçon n'attendait jamais de réponse, ce qui lui laissait tout le loisir de réfléchir, sans pour autant se sentir esseulé. L'autre laissait couler par sa bouche un flot ininterrompu de réflexions et de remarques dont il ne semblait pas avoir lui-même conscience. On aurait cru qu'il était prisonnier de son propre esprit, et qu'il essayait vainement de reprendre le contrôle sur sa bouche. Il était surement de ceux qui repensent à tout ce qu'ils ont pu dire une fois qu'ils sont seuls, et qui ne comprennent qu'à retardement qu'ils auraient pu (ou même qu'ils auraient du) moins parler, ou alors tout au moins discuter d'un autre sujet. Ses gestes inutiles et ses balbutiements devaient être amusants, puisqu'il devint vite le centre d'intérêt des gens assis aux tables voisines. Il n'était même plus question de s'en aller tant la scène ravissait l'anonyme ; les situations comiques et décalées le faisaient rire comme un enfant fatigué. Il éprouvait de la pitié, voire même un début d'empathie pour ce camarade retrouvé qui était le centre de l'attention sans même le savoir, mais il s'amusait tellement face au grotesque de la scène qu'il ne dit rien et laissa les évènements se dérouler. Aussi, s'il décida de poursuivre la soirée en compagnie de ce copain, ce ne fut pas par obligation ou par pitié, mais bel et bien par envie. Il nota d'ailleurs l'étonnement dans le regard de son compagnon quand il proposa de lui-même d'aller dîner ensemble au bistrot le soir-même. Celui-ci semblait s'être préparé à essuyer un adieu sec et définitif après avoir tant parlé pour dire si peu ; c'était là la preuve qu'il n'était pas si idiot qu'il le laissait paraître, et qu'il ne réfléchissait pas seulement après coup, mais qu'il avait simplement besoin d'une oreille pour faire exister ses pensées.


Cet élan de sympathie semblait avoir créé un lien profond entre les deux hommes. Ils parlèrent peu au restaurant, sans même s'infliger les banalités sur la qualité du lieu ou la cuisson de la viande qui sont monnaie courante chez les jeunes trentenaires. Les mots étaient dépassés, le besoin de s'épancher du vieux copain était satisfait, et l'amitié était vraiment née. La question de passer la nuit à écumer Paris ensemble ne se posa même pas ; se séparer si tôt n'était pas envisageable. L'un d'eux, on ne sait plus bien lequel, avait été invité à une fête où se trouveraient un peu de monde, de l'alcool, et de la bonne musique : aussi s'y rendirent-ils une fois le repas terminé. Les générations s'y côtoyaient, et il était amusant d'observer les différents groupes et leurs comportements respectifs. Les femmes et les filles y faisaient bande à part, et c'était d'ailleurs ces deux groupes-ci qui étaient les plus intéressants. On les différenciait par un critère simple : les femmes voulaient laisser penser qu'elles essayaient de faire bonne figure auprès des filles, alors qu'en réalité elles essayaient de plaire aux hommes, là où les filles voulaient laisser penser qu'elles essayaient de plaire aux hommes, alors qu'elles essayaient en réalité de faire bonne figure auprès des femmes. Et là est toute l'ironie des fêtes : on n'y est jamais soi-même, et ce alors que l'on prétend y aller pour pouvoir enfin dévoiler son vrai visage en toute quiétude. Mais ces choses ne semblaient intéresser que l'anonyme, car la fête était plutôt bonne : l'homme assis derrière le piano prenait sa tâche à cœur, le gin avait bon goût, et les gens qui dansaient avaient suffisamment de bases pour ne pas paraître ridicules. Il y avait bien longtemps que cet homme, qui se croyait le plus triste du monde, n'avait pas arrêté de penser à sa misérable condition et à tous ses malheurs ; c'était maintenant chose faite. Il virevoltait entre les convives, tout à fait enivré par la foule, la musique, et surtout l'alcool. Il fumait cigarette sur cigarette, rendant à lui seul l'air de la pièce irrespirable. Cette cigarette qu'il avait fumé la veille sous la pluie, il l'avait oubliée, et il n'y repensait même pas à chaque nouvelle cigarette qu'il s'allumait. Il n'avait d'ailleurs plus rien en tête. Il était complètement vide, et se contentait de se laisser porter par l'instant. Quand la fête commença à se faire plus calme, il se mit à chercher son camarade, mais il finit par apprendre de la bouche de l'un des derniers convives encore présents que celui-ci était reparti en bonne compagnie. Il était déçu car il n'avait pas pris les coordonnées de celui qui aurait pu devenir un bon ami. Peut-être même ce garçon était-il délibérément parti sans lui laisser de coordonnées, et que c'était lui qui avait été ennuyeux ? Il décida donc de rentrer, un peu déçu. Mais cette déception fut de courte durée, car il se rendit vite compte sur le chemin qui devait le mener jusqu'à chez lui que la solitude revenue le rendait amplement plus paisible que la compagnie de ce garçon.


Arrivé chez lui, il fut pris d'une envie absolument furieuse de se doucher, à laquelle il succomba. Il leva la tête sous le pommeau, et se força à ouvrir les yeux malgré les grosses gouttes qui martelaient ses paupières, fin rempart entre le monde et ses pupilles. Quand il réussit à tenir suffisamment longtemps pour pouvoir y voir quelque chose, il crut découvrir un secret bien gardé : l'eau de pluie et l'eau qui coule d'une douche ont la même vocation. Elles ne lavent pas seulement la couche de crasse qui apparait en surface, sur un trottoir ou sur un corps transpirant, non, elles lavent aussi l'âme des objets et des gens. La pluie de fin de soirée sert bel et bien à laver les rues des mégots et des canettes vides, mais elle purifie surtout l'âme d'une ville souillée par les passions tristes des hommes. La douche est comme la pluie, elle lave le corps, mais elle offre surtout à l'âme un  nouveau baptême, véritable image biblique de Saint-Jean le Baptiste, et permet à un homme de sortir différent de sa salle de bain. C'est plus ou moins fidèlement le rapport de ce qui lui avait traversé l'esprit durant sa toilette. Maintenant allongé dans ses draps, les cheveux encore légèrement humides sur l'oreiller et portant un caleçon pour toute tenue, il se sentait vraiment fatigué et avait déjà presque oublié tout ce qui l'avait tracassé ces derniers temps. Il se laissa bercer par le lointain bruit de la circulation que laissait entrer la fenêtre restée entrouverte, et s'endormit sans même prendre conscience de son bonheur revenu.

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