Moralité
Thyl Sadow
« Pourrais tu me passer le sel » me lance Philippe comme pour souligner l’incroyable fadeur de mon anecdote. Le regard de ma femme, partagé entre la gène et la lassitude me fait comprendre que le signal a été donné et qu’il est temps de passer à un autre sujet, la diminution du pouvoir d’achat ou la difficulté d’élever des enfants dans le monde d’aujourd’hui, seraient de circonstance. Philippe, dont la soupe est maintenant parfaitement assaisonnée, partage avec Jean qui est assis à ma gauche, la capacité d’avoir des anecdotes à foison. Des véritables parties de rigolades garanties sans gaz hilarant pour le premier, qui est dentiste de son état, et des histoires à dormir debout pour le second qui exerce la profession de veilleur de nuit. Pour vous dire la vérité, avec le métier que je fais, des histoires, j’en ai des tonnes mais elles ne sont pas à proprement parler ce qu’on pourrait appeler des anecdotes, en tout cas pas quand le dossier est en cours et encore, celui-ci peut être classé depuis longtemps, il y a certaines choses qui ne vous quitteront jamais plus. Je pourrais raconter l’histoire de ce boucher qui, après avoir assassiné sa femme, garda son corps pendu au bout d’un crochet pendant plusieurs mois entre différents morceaux de bidoches dans sa chambre froide. Celle de ce jeune homme qui draguait des filles dans des dance-floors avant de les ramener chez lui pour effectuer sur elles des tortures sexuelles avec des appareils de ménagères, ceux la même que les trois femmes autour de cette table utilisent tous les jours sans même se douter de leur potentialité en la matière. Et pour le dessert, le récit de l’autopsie d’un enfant de huit ans dont l’estomac avait été rongé par l’eau de javel que sa sœur avait mis dans son verre de jus d’orange car elle était jalouse, serait du plus bel effet. En deux temps, trois mouvement, je pourrais humidifier le regard de ma femme, faire vomir Philippe dans sa soupe et provoquer une crise de panique chez Jean, je pourrais alors, avec toute la distance qu’exige ce métier au quotidien, demander au beau milieu de ce chaos à Philippe de me passer la salade.
Mais les choses ne se passent pas ainsi, les convenances, la décence, le surmoi, bref tout ce qui fait de moi un homme raisonné et oeuvrant pour le bien commun me feront manger mon sabayon, l’air guilleret et détendu. Si mon verre de cognac est bien rempli, il se pourrait même que je raconte une blague et que je remonte d’un point dans les sondages de popularité de mon couple. Pendant que la femme de Jean parle, je fais du pied à la mienne. Elle lève alors les yeux de son assiette et me fait comprendre que le signal a été donné de passer à autre chose.
Ma femme est pompette, en s’écroulant sur le lit, elle manque de tomber par terre. Ce qui pourrait être une opportunité de sexe dans un couple vieux de vingt ans, ne fait qu’annoncer dans notre cas, au mieux un endormissement rapide, au pire une engueulade. Elle enlève ses vêtements avec une délicatesse aussi relative que celle avec laquelle je m’avance vers elle. Je l’embrasse et ma main se balade sur son corps froid. Je me déshabille et me glisse sous la couverture. Elle se blottit contre moi et juste au moment ou je vais entrer en elle, mon téléphone se met à sonner. Elle l’ignore complètement s’attendant à ce que j’en fasse autant mais des images de crimes envahissent alors mon esprit et je sais que c’est foutu, rien ne se passera ce soir, en tout cas pas dans cette chambre à coucher. Je décroche alors ce putain de téléphone, c’est mon collègue Martin, il me demande de le rejoindre dans une rue du Centre-ville dans une heure, on a découvert un macchabé dans un immeuble insalubre. Je raccroche et me retourne, ma femme s’est déjà endormie. Voila à quoi tient notre couple. Attention, je ne voudrais surtout pas tomber dans le cliché du flic qui délaisse sa femme car il est trop impliqué dans son travail, ce n’est pas ça du tout. Elle s’est simplement rendue compte avec un peu de retard que je n’étais qu’un sale con. Où est ce que j’ai mis mon pantalon ?
Garé où je suis, je peux voir dans la sombre ruelle où m’attend Martin, des gens s’agiter sous la pluie. J’ouvre la boite à gants et cherche mon flingue qui est caché sous un exemplaire du « Comte de Monte Christo » offert par mon père pour noël, mais que je n’ai jamais daigné ouvrir. Quand j’arrive près des fourgons, on est en train d’évacuer des familles d’étrangers du bâtiment. Martin me demande comment ça va et je demande comment ça se présente. Il me propose de faire le tour du propriétaire et en entrant dans la bâtisse, nous croisons une mère portant sa gamine dans les bras, sa main protège les yeux de la petite. Nous grimpons les deux étages jusqu’à l’endroit exact où un corps a été retrouvé. C’est un jeune maghrébin d’une vingtaine d’année, probablement un règlement de comptes dit « Conclusion hâtive numéro 11 ». Les médecins légistes emmènent le corps tandis que d’autres policiers retiennent les familles de l’étage du dessus avant l’évacuation. Martin me dit de le suivre en bas pour interroger les familles. « Je te rejoins dans quelques minutes, que j’lui dit, et il fait une moue signifiant probablement :
« Si l’odeur ne te dérange pas, prend ton temps ». Je monte alors au troisième étage et donne le signal de faire évacuer le reste de l’immeuble. Une fois le pallier vide, je pousse la porte d’une des habitations. Ce n’est qu’une grande pièce sans cloisons. Les murs sont rongés par ce qui semble être des champignons et s’en dégage une odeur familière. Les vitres sont condamnées, pour seule source de lumière pend une ampoule au milieu de la pièce. Sur le sol sont disposés une vingtaine de draps, autrement dit une vingtaine de lits pour une pièce qui doit faire dans les 15 m². Un des draps est rose et bleu avec des motifs d’éléphants, je me penche pour le prendre dans mes mains mais il est infesté de vermine et de cafards. Pendant un moment j’essaye d’imaginer à quoi ressemble la vie quotidienne dans cette pièce. Pendant ce bref instant, il n’y a plus de décence qui tienne, plus de convenance, plus de surmoi, bref plus ce qui fait de moi un homme raisonné. C’est comme si l’ampoule clignotante m’envoyait un signal.
Ce soir là dans la fourgonnette, où s’était entassé la famille du troisième étage, j’ai laissé Martin faire l’interrogatoire et j’ai même pas écouté les réponses. Je me suis contenté de regarder tous ces visages et à défaut de pouvoir examiner les papiers qu’ils n’avaient pas, j’ai tenté de les faire exister dans mon univers. J’ai été envahi par ce sentiment qui vous prend à la gorge et qu’on apprend à réprimer dès qu’on on entre dans la police. J’ai appris à me détacher des morts, jamais vraiment des vivants. Martin les a remerciés et il m’a laissé la place. Pas une seconde, je n’ai pas parlé du meurtre. Je voulais en savoir plus sur le propriétaire de ce véritable trou à rats. Devant leur réticence, j’ai rangé mon insigne dans ma poche, et j’ai dit : « Je m’appelle Gary et je suis dans votre camp ». Ils ont fini par me donner le nom et m’ont demandé de ne pas intervenir de peur d’être expulsés. Je leur ai promis que ça n’arriverait pas, que la police marche main dans la main avec la justice et qu’on peut très bien apprendre à quelqu’un à venir y manger. Je suis rentré chez moi et je me suis remis dans le lit.
Ma femme s’est réveillée et elle s’est glissée sur moi tentant de finir ce qu’on avait commencé. Je l’ai repoussé et j’ai dit : « Désolé chérie, je viens de devenir un cliché ».
Un mois a passé. Ma femme n’a pas emporté grand-chose et devrait me contacter pour qu’on règle les dates de la garde du chien. J’ai traqué et trouvé ce gros porc et je l’ai fait comparaître en justice. Ils ne m’ont pas vraiment mangé dans la main et ce salaud n’a écopé que d’un mois de prison. J’ai merdé, j’ai sacrément merdé. Toute la famille s’est fait expulsée par ma faute. Ce mec sort dans quatre jours et il se pourrait bien que j’aie les « mains sales ». J’ai récemment fait acquisition d’un fusil à pompe. Je mange des nouilles au poulet dans le noir et je tente de légitimer mes plus bas instincts à coups de réflexions lyophilisées. Je sais que ce connard recommencera dès qu’il pourra, ailleurs, avec d’autres visages, sans noms. Ce n’est pas un film policier ou un roman noir dans lequel, le flic peut tuer à tour de bras ceux qu’il considère faire partie de la catégorie des « méchants ». Il n’y a pas la place pour une once de manichéisme dans ce métier. Et j’ai lutté, contre le fatalisme des plus démunis, contre les préjugés des mieux lotis, pour éviter les zones de non lieu, pour donner à chacun sa chance.
Je me suis fait gardien de la paix, je me suis fait gardien de la porte de mes instincts, mais les coups de sonnettes sont devenus invivables. Tout est une question de distance. Mais je ne sais plus si j’ai le nez dans le guidon, ou si je suis trop loin, mais ce qui me turlupine lors de mes nuits blanches pleines de remords dilués au Whisky, c’est à quelle distance ce fils de pute se tiendra du canon quand …
J’ai demandé un congé maladie pour pouvoir mettre en œuvre mon plan. J’ai demandé à Dieu de me montrer la voie mais je n’ai pas eu de réponse. Je me suis dit qu’il devait y avoir un médium pour entendre sa voix. J’ai alors allumé la télévision. C’était Jean-Luc Delarue et il a dit : « Il faut parfois savoir forcer le destin ». Les invités étaient la pour raconter leurs histoires. Le sujet de l’émission était : « Œil pour Œil, dent pour dent ? ». Mais ça je l’ai peut être inventé.
Le salaud se fait désirer, il sort avec une heure de retard. Il regarde le soleil sans savoir que ce sera la dernière fois, il marche vers sa voiture avec une nonchalance qu’il n’aura pas quand sa tête se fracassera contre le sol. Il peut sourire autant qu’il veut, de toutes ses dents, exposer ses gencives avant qu’elles saignent d’un coup de crosse. Tout ce que j’avais réprimé semble ressurgir à cet instant précis et toute cette énergie semble se concentrer dans mon index, celui qui actionnera la détente qui fera gicler sa cervelle contre les murs. Je suis dans un état extrême, c’est presque un orgasme, je me sens enfin libre, je me sens comme le petit garçon qui fait l’école buissonnière, comme le boulanger qui se tape la bouchère du coin. Je suis un justicier dans la ville. Mais je vous l’ai dit, nous ne sommes pas dans un film. Le coup de feu est parti et il est tombé sur le sol, raide mort. Ca a duré une seconde, peut être deux. Puis il y a eu ce silence, un jugement vaporeux sans que l’on sache qui fut le plaignant. Mais on ne se présente pas au tribunal avec un grand trou dans la poitrine.
Dennis était sympa, rien qu’une petite frappe de troisième zone mais il avait un bon fond. Il faut juste être un peu con pour braquer un fast-food se trouvant en face du commissariat. Je n’ai pas eu l’occasion de lui dire au revoir. Il a écrit une lettre à l’administration de la prison en demandant de changer de cellule. Je crois bien qu’il n’ait pas supporté mes histoires et puis de toute façon les siennes, récits de sniffeurs de gaz sous le pont de la gare, ne m’intéressaient guère. Donc j’ai la cellule pour moi tout seul. Ce n’est pas Byzance mais il n’y a pas de vermine, ce qui ne m’empêche pas de vérifier mes parties intimes chaque soir. Martin vient me voir de temps en temps, il pleure, ne comprend pas. Moi je me sens libéré. Bien évidemment, il y a des choses et des gens de l’extérieur qui me manquent mais la perspective de les voir se faire démolir par ce monde hostile, me conforte à l’idée d’être à l’abris, en dehors du monde, sans prises aucunes, sans affects aucuns et le tout sous la croupe d’autres gardiens pour surveiller ma porte. Le mercredi, on a un atelier de marionnettes, on fait des spectacles devant des violeurs, des voleurs, des tueurs, et on essaye de mettre une morale à la fin de l’histoire. J’ai un peu de mal avec ça pour tout vous dire, le manichéisme, tout ça. Les choses sont beaucoup plus compliquées que ça et je ne saurais même pas vous l’expliquer. Je n’ai toujours pas percé le mystère. Je suis enfermé ici pour le reste de mes jours et c’est normal. La justice fonctionne selon des voies tout a fait pénétrables et compréhensibles par tout un chacun. Elle a ses failles comme nous tous et je me suis fait gardien de rectifier le tir, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots.
L’affaire a fait grand bruit et l’avocat m’a dit de plaider la folie, ce que j’ai refusé, j’ai toute ma tête mon bonhomme, c’est le monde qui ne tourne pas rond, que j’lui ai dit.
Les gens tentent toujours de faire revenir tout à la morale, à ce qu’on peut accepter, l’idée que je sois un monstre est certes répandue, mais complètement fausse. Je suis juste un mec qui a tenté d’exercer son boulot et qui a été tenté. Ca peut arriver. J’ai mené l’opération ultime, irréversible, j’ai poussé mon métier jusqu’à sa plus profonde fonction : protéger les plus faibles des plus forts, je suis devenu l’incarnation quelque peu expéditive de la Justice. Le soir, quand je me couche, je regarde le plafond. Quelqu’un a écrit en lettres majuscules : « Nique la Police ». Je devrais avoir le temps de méditer là dessus.