mortel
julien2lorme
mortel
épisode premier – deux mois
écrit par julien delorme
CARTON
pauvres rois pharaons, pauvre Napoléon
pauvres grands disparus gisant au Panthéon
pauvres cendres de conséquence
vous envierez un peu l'éternel estivant
qui fait du pédalo sur la vague en rêvant
qui passe sa mort en vacances
Georges Brassens, in Supplique pour être enterré sur la plage de Sète
La caméra ouvre sur un plan fixe d'un homme la quarantaine, assis derrière son bureau. Face à lui, on voit en partie de dos, un autre homme. Le bureau est classique, ni moderne-froid, ni trop vieillot. L'homme de dos parle. C'est Paul. Il parle à son médecin et meilleur ami, François. François ne quitte pas Paul des yeux.
FRANÇOIS
Deux mois Paul. Deux mois, et tu es mort.
PAUL
T'es qu'un con. Un sale con même, mais tu le sais ça. De toute façon, je ne vois même pas ce que je fous là.
FRANÇOIS
Oui, mais un con qui est aussi ton meilleur ami, et peut-être plus important en ce moment, ton médecin
FRANÇOIS
Tu vas faire quoi ?
PAUL
Me bourrer la gueule, aller aux putes, rentrer chez moi, me coucher, mentir à ma femme, et me réveiller demain comme si de rien n'était.
FRANÇOIS
Et pour Mathilde ?
PAUL
Quoi Mathilde ? Je te l'ai dit : c'était inclus dans le « mentir à ma femme », je n'ai qu'une femme François, je te le jure, je n'ai jamais mis enceinte une de ces danseuses, je te le jure sur ta tête tiens, comme ça t'es niqué.
FRANÇOIS
Ta femme a le droit de savoir Paul.
PAUL
Tu veux dire que ta sœur a le droit de savoir. Nuance.
FRANÇOIS
Non, je veux dire que ta femme a le droit de savoir.
PAUL
Bon donc ok pour ce soir, je dirai à Mathilde que tu es une fois de plus tombé amoureux d'une de tes patientes, qu'une fois de plus tu t'es cassé le nez et qu'une fois de plus je te ramasse à la petite cuillère dans un bar à hôtesses. Alibi parfait. Je t'appelle.
En finissant sa réplique, Paul se lève, la caméra le suit vers la sortie du bureau. Paul sourit.
Écran noir.
PANCARTE
mortel– épisode premier – deux mois
GÉNÉRIQUE – Five per cent for nothing, Yes
Les portes d'un ascenseur s'ouvrent. On découvre Paul qui en sort et on le suit. Il entre dans des bureaux, on voit Chloé. Chloé est l'assistante de Paul. Puis la caméra en suivant Paul s'arrête devant Chloé. Paul se tourne et découvre un jeune homme, la vingtaine, assis sur le canapé noir, face à Chloé. Le vingtenaire se tient là, les coudes sur les genoux, les cheveux jusqu'aux épaules et une barbe de plusieurs semaines, un fute en velours noir, et une chemise blanche large et légère, probablement en lin, Paul s'avance vers lui et ne le quitte pas des yeux. Il s'adresse à Chloé tout en regardant le vingtenaire.
PAUL
Des messages ?
CHLOÉ
Le Juge Prémont veut que vous le rappeliez, il aimerait une faveur pour sa fille.
PAUL
Vous lui avez bien spécifié que je ne touche pas aux mineures j'espère.
CHLOÉ
Je ne pense pas qu'il ait ce genre de faveurs en tête Paul.
PAUL
Tant mieux, tant mieux. Rien d'autre ?
CHLOÉ (montrant d'un signe du menton le jeune homme)
Et il y a lui, dont je vous ai parlé au téléphone.
PAUL
Et lui a un nom ?
CHLOÉ
Jimmy.
PAUL
Sérieusement ?
CHLOÉ
Je n'lui ai pas demandé ses papiers.
PAUL
Vous n'en savez donc pas plus sur son âge ?
CHLOÉ
Non. Pourquoi ?
PAUL
Parce que je ne touche pas aux mineurs je vous l'ai dit.
CHLOÉ
Quand je vous ai dit tout à l'heure qu'il devait avoir dans la trentaine il a fait la gueule. Donc je dirais la vingtaine.
PAUL
Vous lui avez bien spécifié que vous ne touchiez qu'aux mineurs Chloé ?
Chloé fait la moue en regardant Paul.
PAUL
Il ressemble à Jim Morrison comme vous ressemblez à Edith Cresson, Chloé, et c'est un compliment. Pour vous j'entends. La barbe et la chevelure ne trompent personne Clément. Clément lui va bien, non ?
CHLOÉ
Clément lui va très bien.
JIMMY
C'est Jimmy.
PAUL
Ok, Clément, si vous voulez bien me suivre dans mon bureau, dans l'antre des affaires.
Paul précède le vingtenaire et s'assied. Le vingtenaire lui reste debout. À faire le tour de son regard flottant des étagères, photos, livres, bibelots, du bureau de Paul.
PAUL
Que puis-je faire pour vous Clément ?
JIMMY
Jimmy, c'est Jimmy, mec.
PAUL
Je crois fortement aux vertus du vouvoiement Clément, et très peu à celles du tutoiement. Et puis ce truc de Jimmy là ? Sérieusement ? Vous n'êtes pas Jim Morrison, alors on arrête le cinoche là, et vous me dites ce que vous venez foutre chez un avocat d'affaires.
JIMMY
Vous êtes tout le temps comme ça ?
PAUL
Je ne suis pas comme ça. C'est vous qui l'êtes. Comme ça. Vous l'êtes à cent pour cent comme ça, bordel, regardez-vous dans une glace, enregistrez vous et écoutez vous, c'est du délire, c'est…
Le téléphone sonne, Paul s'arrête mais ne décroche pas.
PAUL
JIMMY
Le téléphone sonne.
PAUL
Je sais.Vous venez d'être sauvé d'un flot d'injures par un putain de truc en plastique. Ça c'est cool, non ?
Paul décroche en mettant le haut-parleur.
VOIX AU TÉLÉPHONE
C'est François. Écoute, pour ce soir, je ne sais pas si c'est une bonne idée, tu as peut-être envie de te retrouver avec Mathilde, je ne sais pas…
PAUL
À ce soir. Je passe te prendre.
Paul raccroche, le regard rivé sur Clément/Jimmy.
PAUL
Vous venez d'échapper à un flot d'injures sans nom, et j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, je viens de l'oublier. La mauvaise, c'est que je vous emmène avec moi, ce soir, on se fait une sortie entre couilles avec mon ami, quand je dis mon ami, je ne veux pas dire mon partenaire, je veux dire mon ami, Jimbo, donc rangez votre érection, et vous avez la chance inouïe de nous accompagner. Je paie. On décolle dans trente minutes. Je dois mater un porno sur internet qu'un confrère du pénal m'a recommandé. Je vous suggère d'aller taper la discute à Chloé en m'attendant. Elle est charmante, éduquée, adore les westerns et Zola, a un tic assez joli : elle joue avec une de ses boucles entre son majeure et son index, ne chiale pas devant une blague de cul, n'a jamais couché avec moi, et n'en a pas envie, ce qui n'est pas loin de faire d'elle la femme idéale. Ah oui et le petit extra : elle est très terre à terre, ce que n'importe quel médecin s'empresserait de vous prescrire.
Écran noir.
Clément/Jimmy et Paul sont assis contre la voiture de Paul. François sort de chez lui et avance vers Paul et Jimmy.
PAUL
On prend ta voiture. Je n'ai que deux places (ce qui est faux)
FRANÇOIS
Je n'avais pas compris ton « je passe te prendre » comme ça. C'est qui ?
PAUL
François, Clément. Clément, François.
JIMMY
Moi c'est Jim.
FRANÇOIS
Salut Jim.
PAUL
Pourquoi tu l'appelles Jim. Je t'ai dit Clément.
Écran noir.
Paul, François et Jimmy sont à une table dans un jazz bar, petit et enfumé. Paul se lève et se dirige vers le bar.
JIMMY
Pourquoi il est comme ça ?
FRANÇOIS
Comme quoi ?
JIMMY
Aigri. Ou amer. Ou juste con, je ne sais pas trop.
FRANÇOIS
Il va mourir.
JIMMY
Sérieux ?
FRANÇOIS
Je suis médecin. Donc oui, sérieux.
JIMMY
Vous aussi vous êtes amer ?
FRANÇOIS
Non. Juste chiant.
JIMMY
FRANÇOIS
Tu fais quoi avec lui ?
JIMMY
Du business.
FRANÇOIS
De quoi ?
JIMMY
D'émotions.
FRANÇOIS
Encore une connerie de ce genre et je t'appelle Clément, t'es prévenu.
Paul arrive avec trois shots de whisky et trois demis de bière. Il s'assied et dispose les verres devant chacun.
PAUL
Alors les filles, vous faites connaissance ?
FRANÇOIS
On peut fumer ici ?
PAUL
Ce n'est pas un bar. C'est la beauté de ce lieu. C'est un appartement privé.
Paul prend le shot devant lui et le lâche dans la bière.
JIMMY
Un appart où on vend à boire.
PAUL
Non, ils ne vendent pas, ils offrent. En revanche ils n'offrent qu'aux abonnés de leur revue Jazz and Scotch. Pas mal non ?
Silence. Paul se tourne vers le band composé d'un contrebassiste, d'un pianiste et un batteur.
JIMMY
Vous allez crever donc ?
PAUL (à François)
Il te parle à toi je pense.
FRANÇOIS
Oui. D'ici deux mois environ.
JIMMY
Et donc on fête ça ?
FRANÇOIS
Apparemment. Tu as appelé Mathilde ?
PAUL
Oui. Elle espère que tu te remettras vite du râteau que ta patiente t'a mis.
JIMMY
Ah ah. Vous vous êtes pris une veste ?! Excellent.
FRANÇOIS ET PAUL
Ta gueule.
FRANÇOIS
Tu vas faire quoi ?
PAUL
FRANÇOIS
Paul ?
PAUL
François ?
FRANÇOIS
Tu vas faire quoi ?
PAUL
Organiser une énorme fête.
FRANÇOIS
Énorme, vraiment ?
PAUL
Tu me connais.
FRANÇOIS
Justement. Ça sent le pétard mouillé là.
PAUL
Je m'y engage.
FRANÇOIS
Vraiment ?
PAUL
Vraiment.
FRANÇOIS
Je veux des tigres à ta fête.
PAUL
Des tigres ?
FRANÇOIS
Des tigres. Et tu sais quoi ? Avec les tigres, je veux les Stones. Je veux des centaines de gens, un traiteur, un feu d'artifice. Tu parles d'une fête énorme ? Je veux la fête du siècle.
PAUl
On ne dit pas je veux.
FRANÇOIS
Oui mais là je veux.
PAUL
Qu'est-ce que t'en as à faire de cette fête, tu détestes les fêtes.
FRANÇOIS
Celle-là je vais l'aimer je sens.
PAUL
Merci pour moi.
FRANÇOIS
C'est ton problème.
PAUL
T'es mon médecin je te rappelle.
FRANÇOIS
Oui et si je n'ai pas la fête que j'espère, ton médecin ne dira rien à ta femme, mais ton beauf' lui, il le dira.
JIMMY
C'est pas vous son beauf' ?
FRANÇOIS
Si Clément. C'est moi.
PAUL
FRANÇOIS
C'est le jeu mon vieux.
PAUL
Ma mort est un jeu pour toi ?
FRANÇOIS
Tu vas me faire pleurer.
PAUL
Ne lui dis pas.
FRANÇOIS
Fais moi une fête de fou.
JIMMY
Et elle est pour quand cette fête ?
PAUL
Dans deux mois.
JIMMY
Pas ce soir ?
PAUL
Non, Jimmy. Pas ce soir. Dans deux mois. (Paul regarde François qui fait un geste de la main pour dire à peu près. Puis Paul se retourne vers Jimmy). Deux mois environ.
Écran noir.
GÉNÉRIQUE – Everybody Knows, Leonard Cohen