Murs & Maison

Jeremy Neou

Contribution au concours "Le logement parfait"

Murs & Maison


Mère-grand


“Quatre murs et un toit.

- C'est tout ?

- C'est tout ce qu'il faut.”


Est-ce que pour ma grand-mère ses photos, son immense table, toutes ses chaises alors qu'elle vit seule et cette énorme armoire qui aurait pu contenir le monde de Narnia  et pour lequel j'ai sacrifié mon dos n'ont aucune importance ? Quatre murs et un toit. Il est vrai que malgré les déménagements, la maison de ma grand-mère n'a jamais changé, comme si elle l'emportait partout, avec ses meubles et l'odeur de lavande.


Sa cuisine non plus. Toujours la même, sans lave-vaisselle, et trop petite. Sans doute pour le meilleur : elle aurait décidé d'y installer son lit. Même si elle est l'usine d'un plaisir gustatif éternel, je hais cette petite boîte qui enferme ma grand-mère la moitié du temps des repas. Jamais au grand jamais, ma cuisine ne sera séparée de la salle à manger. Jamais. Quoiqu'en vivant dans un studio, c'est moi qui finirait par installer mon lit dans la même pièce que mon frigidaire. Me sentirai-je chez moi en réalisant le fantasme logistique de ma grand-mère ? Comment fait-elle pour transformer ses habitats en foyer ? Est-ce que comme pour ses lasagnes il y a une chose qu'elle ne me dit pas ?


Ma maison


C'est moi ou carré ça ne s'écrit pas comme ça ? Exposition sud, ça veut dire que le soleil ne se lève plus à l'est ? Ça sert à quoi une cheminée condamnée ? Je n'ai pas de problème avec le vis-à-vis, mais est-ce que ce type fume sur sa terrasse jour et nuit ? Et perpétuellement nu ? La douce pente que je sens c'est pour que l'eau de la serpillère s'écoule jusqu'au balcon ?


Quatre murs et un toit, ça y est. J'adore le nom sur ma sonnette, l'isolation sonore des fenêtres, la cage d'escalier silencieuse et l'arrêt de bus juste devant l'entrée. Et surtout j'adore mon évier difficile à régler, la fenêtre que moi seul sait ouvrir, la cale que j'ai mis sous le pied de ma table basse et mon unique tabouret. Le placard dans le couloir, la commode dans ma chambre, le coffre en bois : je les place à cinq pas d'écart, pour qu'à tout moment je puisse saisir une couette. Le canapé, centre névralgique absolu, se trouve précisément à six secondes du frigidaire, distance minimale pour ne pas l'entendre quand je regarde la télé. J'ai viré la table à manger : trop grande, je préfère ma table basse, plus pratique, surtout maintenant qu'elle a une cale. J'ai viré le lustre aussi : il prend la poussière et je n'allume jamais la lumière. J'ai laissé les murs blancs : tant pis pour le côté hopital. D'ailleurs, je nettoie tout à la javel, et tout est toujours propre. Je garde les volets fermés pour ne pas me sentir observé dans mon cocon, entre mes quatre murs et mon toit.


Les autres


Depuis quand le silence me gêne ? Pourquoi je ne rentre jamais dormir chez moi ? Je ne sors plus mes couettes, je ne saute plus par dessus mon canapé, je ne fais plus le ménage. Mes amis n'habitent pas très loin. Chez eux, c'est aussi quatre murs et un toit, comme chez moi. Sauf que je n'ai pas de cadres, qu'un seul tabouret, un canapé sans coussin, pas de tasses à café. Ce n'est pas un appartement de célibataire, c'est celui d'un solitaire. Comme ma grand-mère pourtant. Non rien à voir. Je repense à sa grande table, ses dizaines de chaises, au monde de Narnia, à sa cuisine, ses repas et à l'odeur quand elle ouvre la porte.


Je change tout. La grande table fête son retour. J'ai trouvé sept chaises dépareillées, mais sept chaises quand même. Le canapé se situe près de la table pour pouvoir discuter. Le placard dans le couloir, la commode dans ma chambre, le coffre en bois : je les dispose pour que n'importe qui puisse prendre une couette. J'ai mis des grandes affiches sur les murs blancs : ce n'était pas vraiment un problème, mais c'est plus joli. Ça ne sent plus la javel partout, mais un mélange entre l'air de la mer et ce produit pour le sol à la lavande. J'ai montré à tout le monde comment ouvrir la fenêtre, mais je reste le seul à savoir faire marcher l'évier, pour que personne ne puisse toucher à ma vaisselle. J'en ai plus qu'avant. J'ai plus de visiteurs aussi, qui restent parfois dormir pour ne pas rentrer chez eux. Et à présent j'adore me faire réveiller par la lumière qui rentre par l'exposition plein sud, le son de ma sonnette, aller chercher les gens à l'arrêt de bus en bas de chez moi, croiser mes voisins dans l'escalier, et l'odeur que je retrouve en ouvrant ma porte. Quatre murs et un toit. Et tout ce qui fait que c'est chez moi.

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