Mystery Train
Jean Denis Crouhy
Depuis combien de temps je mène cette vie ? Des années sûrement… J’ai l’impression que cette vie-là a duré plus longtemps que la précédente mais je me trompe peut-être, sans doute l’effet de la répétition... Toutes mes journées se ressemblent à présent et seul le temps qu’il fait les distingue vraiment. Aujourd’hui, je me laisse porter par les saisons : l’hiver, à cause du froid qui m’empêche de faire la manche, je descends dans le sud et l’été je remonte vers les grandes villes pour gagner plus d’argent. Entre ces deux saisons, rien. Juste des gares et des trains ; toujours.
De toute façon, il y a tout ce qu’il faut pour vivre autour d’une gare, pas la peine de chercher plus loin. Et puis, si ça ne tenait qu’à moi, je ne descendrais même pas du train : la vue du paysage qui défile me suffit. Enlevez le « boy » de « cow-boy » et il ne reste plus que la vache qui regarde le paysage. Je suis la vache dans le train, le vieux cow-boy solitaire qui regarde tourner le monde…
Le monde, je l’ai quitté en 1977 et depuis, je n’ai jamais eu envie d’y retourner. Tout le monde me croit mort et c’est très bien comme ça. Je fais ce que j’ai toujours rêvé de faire : la route. Si je n’avais pas rencontré Sam à dix-huit ans, je serais peut-être devenu routier et ma vie n’aurait connu que le bitume sans passer par la case musique. Mais, grâce à Sam, j‘ai pu réaliser mon premier rêve d’enfance. Et, maintenant que j’ai eu la musique et la route, je peux mourir en paix ; amen.
Souvent l’envie m’a pris de faire marche arrière et de revenir à mon ancienne vie mais je ne l’ai jamais fait. De toute façon, aujourd’hui ce n’est plus possible…
Au début c’est le Colonel Parker qui avait eu cette idée. Parker était la seule personne en qui j’avais confiance dans le métier. Je l’ai appelé à trois heures du matin et je lui ai dit que je voulais en finir, que je n’en pouvais plus de tout ce cirque. Ma vie avait pris une sale direction et je ne contrôlais plus rien. Il m’a alors proposé ce plan absurde et j’ai tout de suite accepté.
Parker s’est occupé de tous les préparatifs et je suis parti en Europe sur un coup de tête. Son plan était simple : j’avais de faux papiers, un compte en banque plein à craquer et je pouvais faire la route comme je l’entendais. Personne ne devait être au courant. Si je craquais, je pourrais toujours revenir sous une autre identité. De toute façon, personne ne croirait à mon retour. J’étais mort et enterré.
Au bout d’un an, Parker comprit tout le bénéfice qu’il pouvait tirer de ma mort et me coupa les vivres aussi sec. Je me retrouvai seul au Danemark sans un rond. Pour un ancien roi trahi par ce qui ressemblait le plus à un frère, échouer dans ce royaume, ça avait quelque chose de comique ; mais sur le coup, je n’eus pas tellement envie de rire. Pour m’en sortir, j’ai dû racheter une vieille folk avec le peu de fric qu’il me restait et faire ce que j’avais toujours su faire : jouer et chanter.
J’aurais pu en vouloir au Colonel après ce coup foireux mais non. Sans lui et son plan absurde, je n’aurais jamais parcouru l’Europe, l’Inde, l’Asie et même un bout de Russie. Sans lui, rien de tout ça et une mort bien réelle à la place…
J’aurais aussi aimé aller en Afrique mais tant pis… Le Japon aussi ça m’aurait plu… Je suis sûr que j’aurais pu me refaire une petite fortune là-bas en tant que sosie de moi-même mais j’ai fait demi-tour… Sans doute la peur de retrouver tout ce que j’avais abandonné aux États-Unis…
Avec le temps, mes faux permis de conduire sont devenus périmés et j’ai dû m’en séparer la mort dans l’âme parce que conduire ça avait toujours été mon truc... Depuis ma première virée avec le pick-up de mon père, j’avais toujours aimé ça. Mais là, sans permis et sans papiers, impossible… j’étais paumé... J’ai essayé de voyager en stop mais j’ai vite abandonné : je ne supportais pas les conneries des conducteurs qui me prenaient avec eux, dès qu’on parlait musique, je descendais immédiatement… J’ai finalement opté pour le train qui est devenu comme une maison. Un refuge où toutes vos emmerdes restent dehors le temps d’un trajet entre deux gares.
Enfin, c’est ce que je pensais jusqu’à ce jour où mon passé est monté dans le train sans prévenir. Ce jour-là, Carl s’est assis en face de moi. Il m’a salué mais ne m’a pas reconnu, enfin je crois… Il faut dire que depuis que je fais la route, j’ai pas mal changé aussi. J’ai perdu quinze kilos et mon visage est maintenant recouvert par une belle barbe de rabbin… à croire que mon deuxième prénom aura joué un rôle sur ma destinée… Aaron, le rabbin errant traversant le désert... Aaron qui s’exprimait mieux que son frère… J’ai toujours mieux chanté les chansons de Carl que lui… J’aurais aimé l’embrasser et le prendre dans mes bras pour aller boire un coup comme autrefois mais je n’ai rien fait, je suis resté paralysé, extatique.
Carl m’a dévisagé un instant mais il n’a pas semblé réagir. Il a jeté un œil sur mon étui de guitare - et moi sur le sien - mais nous n’avons rien échangé. J’avais trop peur d’être trahi par ma voix et lui ne voulait sans doute pas se faire emmerder par un fan vieillissant ni se retrouver nez à nez avec un fantôme...
Après deux heures de silence encombrant et d’hésitations, j’ai fini par descendre du train un peu avant la frontière suisse. Pas la peine de continuer, la manche ne rapporte rien là-bas... Quant à Carl, j’imagine qu’il a continué vers Montreux, pour le festival…
Ce soir-là, je n’ai pas continué mon chemin. Cette rencontre m’avait foutu un cafard du diable et je me suis posé dans un bistrot près de la gare. Je ne me rappelle plus du nom mais je pourrais parier qu’il s’agissait d’un « Café de la gare » ou d’un « Café central ». Les Français adorent appeler leurs bars comme ça quand ils s’installent près d’une gare.
Quand j’étais plus jeune près de la gare de Memphis il n’y avait rien. Et quand j’étais plus jeune, Carl, Jerry, Johnny et moi faisions la route à travers le Sud. C’était le bon temps, nous jouions tous les soirs sans penser au lendemain et nous faisions trembler l’Amérique puritaine. Les femmes nous tombaient dans les bras pour nous remercier et le monde nous appartenait.
Aujourd’hui, plus rien ne m’appartient et j’ai tiré un trait sur les femmes… J’imagine que Jerry, lui, n’a jamais abandonné… Malgré ses soixante-dix balais, je suis sûr qu’il doit encore prendre du bon temps…
Ce soir, je joue sur le parvis de la gare de Lyon Part-Dieu. Je suis là depuis une heure mais personne ne s’arrête… Je vois mon reflet sur la vitre en plexiglas d’une affiche publicitaire… Mon reflet me fatigue, il ne me renvoie pas l’image que j’ai de moi quand je joue… Je ne vois qu’un vieux rockeur barbu et ringard qui fait la manche… one for the money, two for the show… je n’ai plus ce déhanché qui a fait mon succès… Three to get ready, now go cat go... tant pis, je tape furieusement le tempo avec mes vieilles santiags… Well you can knock me down… Je chante plus fort mais rien n’y fait, tout le monde passe sans me regarder... You can burn my house… Je continue encore un peu puis je m’arrête, exténué. Ma musique ne plaît plus, elle est dépassée, démodée, comme moi…
Demain je reprendrai le train et je dormirai près d’une gare quelconque. Demain j’oublierai que le rock est mort avec moi en 1977.