La séparation
Elsa Phoebe
Nous naissons du corps de notre mère. Ca vous semble évident ? Tentez de l'écrire, ça fait tout drôle. Visualisez cette phrase, ces mots, cette idée selon laquelle vous êtes le produit des battements du cœur de votre mère; de ses sécrétions, de son énergie, de sa capacité à rester en vie tout au long de votre gestation. Incroyable, n'est-ce pas ?
Je suis donc arrivée dans ce monde comme vous, par un enchainement d'accidents et de hasards. A la différence, peut-être, que c'est de la même façon que j'ai été conçue. Parfois, la vie ne tient qu'à un cycle mal calculé ou à une capote qui craque. La décision de me garder émana d'une éducation morale, sociale et religieuse. Cette ‘éthique', résultat de plusieurs millénaires d'Histoire humaine, était alors ancrée dans l'esprit de mes parents comme on graverai des initiales sur un tronc d'arbre : avec violence et grossièreté.
Je suis née en étouffant. J'avais le cordon ombilical si serré autour du cou que l'on a dû infliger une césarienne à ma mère afin de m'extirper de sa matrice. Oui, on a dû détruire mon cocon afin de m'en faire sortir. Dès que je vis la lame du scalpel pénétrer ma maison, je compris qu'on allait m'en déloger et qu'il n'y aurait plus aucun espoir pour moi d'y retourner. Forcée sous la contrainte, je n'ai pas eu d'autre choix que d'obtempérer.
Le 2 décembre 1992 à 13h30 (heure du dessin animé sur Antenne 2 que mon frère et mes deux sœurs étaient en train de louper), je n'étais pas prête à prendre ma première respiration.
Un kilo huit cent grammes de cellules pour tenir mon âme au chaud, c'est tout ce que j'avais réussi à me mettre sur le dos en sept longs mois de gestation. La mort planait au-dessus de ma tête avant même que je ne puisse découvrir la vie séparée de ma créatrice.
Zéro heure et une minute, que se passe t'il ? Je quitte ma caverne chaude, adipeuse et confortable pour être éjectée dans un monde froid, sec et effrayant. Je passe du néant à l'enfer du réel en moins d'une minute. Bientôt, ma mère m'attrape et m'imbibe d'amour tandis que je la souille de liquide amniotique.
Pourquoi a t'on été séparé ? Toi, tu ne perds rien pour attendre. Oui, serre moi contre ton coeur. Je t'aime… Je t'aime… Laisse moi grandir et je vais te détester. Je vais te haïr de m'avoir infligé la punition divine, celle d'avoir été mis au monde. Tu m'entends, maman? Tu m'entends ? Voilà ce que veulent dire mes cris. Tu m'as donné la vie, dorénavant tu ne vivras qu'à travers moi. Je vais te rendre misérable.
Soudain, tout va très vite, je suis retirée des bras de ma mère pour être enroulée dans un drap qui gratte. C'est inconfortable et je voudrais protester mais je n'y parviens pas puisqu'une infirmière m'attrape et m'entube. Littéralement. Je suis trop maigre et j'étouffe, il faut me brancher à une demi-douzaine de machines pour que je reste en vie. Ca fait mal. Je veux ma maman. J'ai peur. Je suis enfermée dans une cage en plastique transparente où des ‘tic tic tic tic' à rythme réguliers m'assourdissent. Maman... Maman...Maman...
La couveuse, j'y reste soixante jours. C'est le délai qu'il aura fallut pour qu'on m'estime apte à la vie sans goutte-à-goutte. Au terme de cette attente faramineuse, je retrouve les bras frêles de ma mère. Elle a quarante et un ans, et son corps, meurtri par une quatrième grossesse, ne ressemble plus à rien. Il est difforme, tordu, on croirait que Nicky de Saint-Phalle a tout donné sous ecstasy. Cette triste œuvre d'art, c'est moi qui l'ai signé. Plus tard, j'apprendrai à la connaître et je m'en voudrais de lui avoir causé tant de peines. Mais là, tout ce qui m'importe c'est qu'elle réalise que ma chaussette est tombée et que mes petits doigts de pied sont glacés. Nous sommes au mois de Février 1993 et même l'hôpital américain de Neuilly-sur-Seine fait des économies sur le chauffage.