Nathan
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Nathan
Partie I : Le Monde de Hors
I. La bouée
« Ne vas pas trop loin, Nathan.
- Non non, pas plus loin que la bouée, maman ! »
Maman ne l'écoute plus, elle est déjà replongée dans son portable. « Oui, non, ce n'est pas mon problème ce qu'ils ont dit au comité, je…allo ? Allo ? »
La communication passe mal, mais Maman insiste. Elle est venue ici avec Nathan à l'occasion du son neuvième anniversaire. La forêt, les arbres noirs qui grincent sous le vent, Maman n'aime pas trop. Mais ça plaît à Nathan, la forêt de son enfance. Ils venaient là quand il était tout petit. Les buissons d'aubépines, les grosses roches rondes couvertes de lichens blonds, l'odeur des marais, les vieux hôtels, le parc d'attraction sur la falaise… Et puis le lac. L'immense lac. Le Lac aux Objets Perdus, parce que Nathan remontait toujours des objets étranges de ses baignades.
Nathan s'enfonce dans ses eaux noires. Il sent la boue gicler entre ses orteils. L'eau est froide, mais Nathan est si heureux de se baigner. Au loin il voit la bouée, la bouée jaune qui s'agite doucement comme le flotteur d'un pécheur, et Nathan plonge dans l'eau.
« Je te l'ai déjà dit, Karine, il n'est pas question que l'unité d'Armand récupère de nos effectifs… Mais je m'en fous qu'elle veuille se mettre en maladie, elle a cru quoi, qu'elle bossait pour les bonnes œuvres ? Ne va pas trop loin Nathan, et dépêche-toi la nuit tombe… De quoi ? Non je suis avec mon fils là… Oui c'est son anniversaire… Neuf ans… Quoi ? Je t'emmerde Karine, ma vie privée ne te regarde pas. Je te rappelle asap, ciao. »
Maman coupe la conversation et range le téléphone dans sa poche. Non mais de quoi se mèle-t'elle ? Elle n'est que R.U. après tout, c'est dingue ça… Il ne faudrait pas qu'elle oublie grâce à qui elle a pu avoir le poste. Maman soupire, sort une cigarette qu'elle porte à ses lèvres et allume d'un geste sec. La journée est finie, et la nuit s'installe. Le soleil couchant étire les ombres et de longues griffes de sorcières planent sur le lac. Nathan est arrivé à la bouée. Il fait un signe à sa mère. Maman lui sourit, elle fait un signe à Nathan.
Une nappe de brouillard nait de la forêt voisine. Elle affleure de l'orée des arbres et coule sur le lac, comme des cavaliers fantômes, lancés au ralenti.
« C'est bien Nathan, reviens maintenant, j'ai réservé le restaurant pour vingt-heures ! » dit Maman.
Nathan ne l'écoute pas. Il semble fixer quelque chose sous la surface. Il prend son inspiration, plonge… Et ne remonte pas.
« Nathan ? »
Maman s'inquiète, Maman attend…
« Nathan ! »
Nathan ne revient pas. Maman jette sa cigarette et plonge dans les eaux glacées. Elle nage, se dirige vers la bouée, vite, plus vite, son cœur cogne, le souffle court, vite, plus vite, elle arrive à la bouée, là elle plonge sous les eaux, croit apercevoir son fils, Nathan, dans les profondeurs, nage encore plus fort, son cri se noie, nage encore plus loin, tend la main vers l'ombre déjà sans nom qui dérive, disparaît, s'étiole, s'éteint, comme une bougie dans la nuit, aux promesses du matin.
II. Le Marchand de Choses
Maman jaillit des eaux et prend une grande bouffée d'air, comme un cri à l'envers. Elle aura nagé loin, et longtemps, après l'ombre de Nathan. Un moment elle aura cru le toucher, le frôler de la main… Mais rien, plus rien. Elle aura dû rêver…
« Nathan ! »
Son cri meurt dans les ténèbres qui l'entourent. Elle regarde autour d'elle, de parts et d'autres, mais rien, pas de traces de Nathan.
« Nathan ! » son cri résonne, toujours pas de réponse.
Elle observe les lieux. Maman est dans une sorte de grotte, une grotte immense, au sol et au plafond comme entièrement tapissés d'étoiles… Ou de pierres précieuses… Serait-ce la galaxie ? Jusqu'où a-t'elle nagé ?
« Nathan ! crie-t'elle encore une fois.
Cette fois, on lui répond.
- Ça va, ça va, j'arrive, j'arrive…
- Nathan ?
Un tintamarre s'approche dans les ténèbres : bruits de casseroles, chocs et claquements, et même par moment, le cancanement d'un canard. Une étrange créature paraît, dans la pénombre de la grotte aux étoiles. Petite, râblée, elle porte sur le dos tout un attirail, un capharnaüm hétéroclite d'objets de toutes tailles et de toutes formes, qui composent un immense tas, une carapace chaotique et brinquebalante : là une botte, ici une casserole, là un bocal à poisson rouge, un peu plus loin le poisson rouge…
- Hé bien, tu m'as appelé ? demande le nouvel arrivant.
La créature est jaune, intégralement jaune, et voutée. En plus de sa carapace à objets, elle porte de vieilles nippes sales et déchirées. Au bout de son long nez étroit, plat et haut comme un aileron, est accrochée une lampe à huile qui éclaire un visage citron et des petits yeux noirs et chassieux. Étrangement, la créature ressemble à une bouée.
- Alors, insiste-t'elle en se penchant vers Maman. Je suis là, me voilà ! Ce n'est pas très poli d'appeler les gens et de le fixer avec un air aussi ahuri. Mais qu'importe : que penses-tu de mon nouveau nom, femme de la mare ?
- Mais… mais…. Mais… bégaie Maman, au comble de la surprise.
- Méh, méh, méh, imite la créature en agitant son long nez. Serais-tu un poisson mouton ?
Maman s'extirpe de l'eau, son costard noir et blanc dégouline.
- Mais, tu n'es pas Nathan ! dit Maman après s'être remis de sa surprise.
- Et comment ! Je viens d'acheter ce nom, pas plus tard qu'il n'y a pas longtemps !
Maman pointe du doigt l'étrange personnage et avance vers lui menaçante, dégoutante d'eau et marchant dans le ciel.
- Non ! Tu n'es pas Nathan ! Je vais t'appeler… La Bouée ! Où est mon fils ! Dis le moi !
- La Bouée, mais ? Du calme, du calme ! Peut-être me suis-je trompé n'est-ce-pas, dit la créature, maintenant tout sourire. Peut-être portons-nous le même nom ton fils et moi, hein ? Tout simplement…
- Quoi ! Tu viens de me dire que tu avais acheté ce nom et… Et ça alors ! dit Maman en pointant un morceau de tissu qui pend dans le capharnaüm du marchand, qu'est-ce que c'est ?
- Un mouchoir, balbutie La créature.
- Le slip de bain de mon fils ! hurle Maman en empoignant la créature par la lampe à huile. Ose-me dire encore une fois que tu ne l'as pas vu, monstre, et j'arrache cette lampe de ton nez, La Bouée !
- Aïe aïe aïe ! Ch'est bon ch'est bon, calme toich, che vais tout te raconter… C'est arrivé tout à l'heure, tu l'as raté de peu… dit la créature en se massant le nez. J'étais là, ici, dans la grotte du bout du monde à attendre que des nouveaux objets sortent de la mare des possibles. Je suis marchand de choses, vois-tu, j'avais déjà récupéré quelques belles trouvailles quand soudain, je l'ai vu sortir, un petit monstre, haut comme trois pommes, tout nu et tout mouillé ! Il m'a regardé de ses yeux ronds, et il m'a dit : C'est toi ? Toi qui ? je lui ai dit. Toi qui m'a appelé, mon p… Mais il n'a pas fini sa phrase, puis il a reprit. Je cherche quelque chose… Alors moi, grand moi, je lui ai dit : Ça tombe bien, je suis un marchand de choses, et tout peut se négocier… Mais, je ne cherche pas n'importe quoi, m'a-t'il dit, je cherche une information…
La créature s'approche de Maman, son visage brille dans les ténèbres.
- Une information ? Que cherchait-il ? interroge Maman.
- Je cherche, m'a dit l'enfant, Papa !
À ces mots, Maman lâche le nez de la créature. La créature recule aussitôt et d'un éternuement, éteint sa lumière. Plongée dans les ténèbres, Maman ne voit plus rien.
- Son père ! L'imb… Et que lui as-tu dit ?
- Ha ha ha ha, pour ces informations, je lui ai pris son nom, et son slip de bain pour faire bonne affaire, et je lui ai parlé des Princes, dit la voix moqueuse, en s'éloignant dans les ténèbres.
- Les Princes ?
- Oui ! Il y a quatre Princes qui règnent sur le Monde de Hors ! Le Prince du Nord, le Prince du Sud, le Prince de l'Est et le Prince de l'Ouest !
« Original… » pense Maman. La créature continue.
- Les Quatre Cardinaux ! Et chacun des Princes cherche un fils, vois-tu ? Ils cherchent un infant, un dauphin ! Hahahaha, vers qui l'Enfant Sans Nom est partit, lequel d'entre eux a pu l'adopter ? Bien malin qui pourrait le deviner, ‘Maman', hahaha ! Et bien malin plus encore celui qui pourrait le récupérer, maintenant qu'il n'a plus de nom !
- Je le récupérerai, je récupérerai mon fils et je lui rendrai son nom, tu m'entends !
- Hahaha, mais oui, mais oui… Trouve déjà un moyen de sortir de cette grotte nous en reparlerons alors… si tu survis, ‘Maman' ! Hahaha ! Retourne donc dans ta flaque, laisse donc ton fils en ce monde, ce sera plus simple ! Hahahaha ! Adieu !
Et la lumière s'éteint, laissant Maman dans les ténèbres.
III. La Grotte
Maman tâtonne, à l'aveugle dans les ténèbres. Elle réfléchit. Les Quatre Princes ? Le Monde de Hors ? Comment a-t'elle atterri ici ? En suivant Nathan dans le lac mais… Son père… La Bouée s'est bien moqué d'elle ! Maman fronce les sourcils, elle doit retrouver Nathan, c'est tout ce qui compte. Et lui rendre son nom. Elle ne doit pas abandonner, pas maintenant ! Elle ne renoncera jamais ! Une lumière s'allume alors, dans les ténèbres, très loin, là-bas devant elle. Maman sert les poings et va vers la lumière.
IV. Le Monde de Hors
La grotte débouche sur un vaste plateau, au sommet d'une montagne pelée. Au nord, à l'est, à l'ouest et au sud se dressent quatre châteaux, quatre immenses bâtisses se confondant avec l'horizon.
- Les châteaux cardinaux, murmure Maman juste avant de se prendre un projectile en pleine figure.
- Aïe !
- Voleuse ! Fieffée voleuse ! entend-elle hurler alors qu'une petite créature, guère plus grosse qu'un chien, lui fonce dessus, toutes griffes et crocs dehors. D'une main, Maman l'arrête et la maintient à bonne distance. La bête est une sorte de boule de plumes roses, avec une grande bouche pleine de dents effilées, aiguisées comme des rasoirs, et d'immenses oreilles de chauve-souris dont elle se sert comme ailes pour voleter à quelques mètres du sol.
- Rend-les moi ! Rend-les moi ! Ca fait une semaine que je les avais réservés ! continue d'hurler la créature, crachant et bavant.
- Du calme, de quoi parles-tu ? Je n'ai rien volé !
- Tu mens, c'est le marchand de chose qui m'a dit que tu les lui avais achetés ! Rends les moi !
- Te rendre quoi ? Je ne sais même pas de quoi tu parles !
- Mes yeux, foi de Bartab ! Mes yeux ! C'est pourtant évident, non ? Je suis aveugle !
- Aveugle ? Tu as pourtant bien réussi à me toucher avec ce noyau de pèche, dit Maman en poussant du pied le projectile.
- J'ai une très bonne ouïe, dit la créature en agitant ses oreilles. Et j'aime beaucoup les pèches… Mais là n'est pas la question : rend-les moi !
Maman soupire.
- Écoute, le marchand de choses s'est joué de toi : je ne lui ai rien acheté, et encore moins des yeux… A vrai dire, ce serait même plutôt lui qui m'a volé quelque chose… dit Maman d'une voix triste en reposant la créature qui entre temps s'est calmée. Mon fils, Nathan, le marchand de choses lui a prit son nom et en échange lui a donné une chose qu'il voulait savoir. Il est partit maintenant, chez l'un des Princes Cardinaux, mais j'ignore lequel…
- Les Princes Cardinaux ? C'est une mauvaise chose, ils sont vils, et cruels ! J'ai peur pour ton fils s'il est parti chez l'un d'eux !
- Ne l'aurais tu pas vu, enfin, je veux, dire entendu, lorsque tu venais ici ?
- Non… Mais… J'ai entendu passer des chevaux…
- Des chevaux ?
- Oui, trois ou quatre cavaliers, qui filaient vers le Nord, à bride abattue !
- Le Nord… Ça ne peut être qu'eux ! dit maman d'un air revêche en se levant, portant son regard vers le septentrion. J'y vais de ce pas !
- Attends, attends ! dit la créature en s'élançant à sa poursuite. Et moi, et mes yeux ? Je t'ai aidée, tu dois m'aider, c'est la règle !
- Ha, très bien, dit Maman en s'arrêtant. Elle fouille dans ses poches, en sort un tube de rouge à lèvres, se penche vers la bête et lui en badigeonne le visage. Voilà ! Tu es content ?
- Mes… Mes yeux ? Je vois… Je vois ! C'est un miracle ! Un miracle ! dit la créature en sautant sur place, décollant légèrement avec ses oreilles surdimensionnées. Laisse-moi t'embrasser, ma sauv… Oh ma Reine, rajoute-t'elle d'un air de dégoût après s'être tourné vers Maman.
- Quoi ? Que se passe-t'il ?
- Tu es encore plus moche que ce que j'avais imaginé.
- Ha, tais-toi donc…, dit Maman en reprenant la route.
- Nan mais si si, vraiment, insiste la créature en la suivant, se déplaçant par rebonds et battant l'air de ses oreilles grisâtres. Tout le monde est-il aussi moche de là d'où tu viens ?
- Ne me fais pas regretter de t'avoir sauvé…
- Tu-es-laide !
V. La Route du Nord
Quittant la montagne, Maman et la créature empruntaient une route tortueuse, fin lacet de terre grise qui serpentait quelques dizaines de centimètres au-dessus de marais noirs, puants et fumants comme le brouet sinistre d'une marmite de sorcière.
- On les appelle les Marais de la Marmite, bougonna la créature à grande bouche.
- J'en étais sûre, dit Maman en retroussant les narines.
- La légende raconte que c'est Yababa, Sorcière et Première Femme qui, lorsqu'elle créait la race des hommes, a renversé ici sa marmite et ses premiers essais, créant ainsi les terres du marais et les monstres qui l'habitent… dit la créature en désignant au loin ce qui semblait être un groupe d'hommes montés sur des échasses. Mais ça fait bien longtemps que je ne suis pas venu… Depuis que le Prince a pris ses fonctions en fait.
- Ces ‘princes', qui sont-ils ?
- Des monstres, les premiers maris de Yababa.
La créature se retourna vers Maman et la considéra quelques instants.
- D'ailleurs, tu lui ressembles un peu, tu es aussi moche qu'elle ! Tu devrais te grimer…
- Et pourquoi donc ? dit Maman, inquiète, fouillant des yeux les Marais.
- Parce-que tu ferais peur à un monstre des marais, avec une tête pareille !
Maman voulu répondre, considérant la créature rose aux immenses oreilles, à la bouche noire et aux yeux louchants dessinés au rouge à lèvre, mais se contenta finalement de soupirer. La bête devait avoir raison, après tout c'était son monde, et pas celui de Maman.
- Très bien, que dis-tu de ça ?
Elle se pencha vers les marais, récupéra un peu de boue noire et blanche, et s'en appliqua une bonne couche sur le visage. En se relevant, elle toisa la créature.
- Alors ?
- C'est mieux… Tu serais presque… Acceptable…
Le masque de Maman la faisait ressembler à une sorte de démon noir et blanc.
- Alors en route !
Le chemin continuait en serpentant au-dessus de la boue. Plus la journée passait, plus Maman et la créature s'enfonçaient à travers les marais. L'odeur était de plus en plus insupportable et de grosses mouches bleues, à l'œil rouge et unique, volaient lourdement autour d'elles, comme des vautours de mauvaises augures.
- Au fait, quel est ton nom ? demanda Maman pour rompre le silence alors qu'ils passaient une forêt d'arbres métalliques et rouillés.
- Bartab, répondit Bartab.
- C'est un drôle de nom…
- Et le tien ?
Maman considéra un épouvantail couvert de fientes sur le bas-côté.
- Maman, dit-elle. Son nom avait toujours été Maman.
- C'est marrant parce que là d'où je viens ça veut cac…
- Et à quoi ressemble ce premier Prince ? dit Maman sans lui laisser le temps de finir sa phrase.
- Je n'en sais rien, mais nous le verrons bien assez tôt : nous arrivons à son village.
Maman et Bartab sortirent de la forêt rouillée. Loin devant eux, se dressaient au centre du marais noir les contours d'un immense bâtiment, une structure métallique aux larges panneaux de verres délabrés qui, toute de guingois, s'enfonçait dans les marais. Un logo multicolore et électrique mourrait à sa surface.
- C'est une banque ? hasarda Maman. La banque dans les marais !
- Hum ? Oh, appelle-ça comme tu veux mais ce sont les terres du prince du nord : tiens regarde, il a même écrit son nom sur ce panneau blanc, à l'entrée !
- Le Prince Directeur Général Ehn Pluzun des Marais Korpo, lu Maman avec difficulté. Tour : Village Grouyo (maizon des homployés), Centre : Keur du Réakteur (palé), Entrepriz Princière.
- Hum… Peut-être est-ce là que ton fils s'est rendu…
- A été emmené !
- Oui, oui, comme tu veux… Dans tous les cas tu vas devoir te rendre au palais pour interroger le Prince, et sans invitation, je te souhaite bien du courage… Bon, bah moi, je vais t'attendre en passant le temps au bar du coin, siiii je le trouve… dit la créature en fouillant la zone du regard. Bonne chance Maman !
La créature s'en alla en sautillant, Maman, de son côté, pénétra dans le village. C'était un ensemble triste, fait de bric et broc, aux murs de tôles ondulées rouillés avachis les uns contre les autres. Un véritable taudis, une excroissance étrange et métallique poussée sur le dos liquide des marais. Plusieurs être peuplaient ces lieux. Gris, voûtés, aux longs membres comme des araignées, ils se déplaçaient à toute vitesse sur leurs quatre pattes agiles et démesurées, entrant et sortant des bâtiments, toujours une pile de documents sous le coude et l'air très, très occupés. Régulièrement, ils consultaient d'immenses horloges qu'ils portaient au coup. Leurs aiguilles indiquaient toutes une heure différente, et celles-ci ne paraissaient jamais convenir aux habitants. Maman s'approcha de l'un d'eux qui sortait d'un trou dans le sol et s'était arrêté quelques instants devant une machine à café déglinguée. Ce doit être un homployé, se dit Maman se remémorant le panneau à l'entrée du village. Allons le voir…
- Excusez-moi, s'il vous plaît, je cherche à me rendre sur l'île du Prince, savez-vous comment je pourrai y aller ?
- Haaaan, l'île du Prince Ehn Pluzun ? Personne ne peut y aller, personne ! dit l'homployé en se retournant vers Maman. Il semblait assez jeune, de grandes lunettes lui mangeaient la moitié du visage.
- Personne ?
- Personne ! A moins de provoquer… Une Réunion… !
- Une réunion ? à ces mots, plusieurs autres homployés s'attroupèrent autour de Maman et de la machine à café. Rien de plus simple, j'en faisais plein dans mon ancienne vie, avant !
- Des réunions ? de nombreuses voix se mirent à s'élever du petit attroupement. Des Réunions, tu sais faire des Réunions ?
- Eh bien oui… Il suffit de réunir plusieurs personnes, de se mettre d'accord et… D'ailleurs nous sommes quasiment en train d'en faire une en ce moment…
- En ce moment ? Nous faisons une réunion en ce moment ? interrogea l'homployé à lunettes.
- Eh bien oui, en quelque sorte…
Ils étaient une trentaine maintenant, attroupés autour de Maman, chuchotant et murmurant.
- Qu'est-ce-qu'elle dit ? De quoi ?
- Apparemment on fait une Réunion…
- Une Réunion ? Nous faire une Réunion ?
- Ça ne ressemble pas aux illustrations que j'ai pu voir dans la Convention Collective !
- C'est impossible, seul le Prince peut faire et convoquer aux Réunions, c'est pour ça que c'est un Ehn Pluzun !
- Les Erüs peuvent aussi…
- Oui oui, les Erüs…
- Et les Délégués Impersonnels aussi !
- Oh, ceux-là…
Le premier homployé, celui à lunettes, secoua la tête.
- Non, étrangère, c'est impossible, tu vois bien que même nous n'arrivons pas à faire de Réunion… Tu n'arriveras pas à te rendre au Bureau du Prince, à part si tu y es appelée. Mais peut-être que si tu restes avec nous et travaille assez longtemps…
- Il n'en est pas question ! cria Maman. J'irai sur l'île du Prince quoiqu'il en coûte, dussé-je nager cette mer de boue pour m'y rendre… En attendant, je vais devoir trouver comment… dit Maman soudain abattue.
Machinalement, elle sortit son badge de chef, qu'elle avait toujours sur elle et le passa contre le détecteur de la machine à café. Celle-ci trembla, toussa et cracha un petit gobelet en plastique, dans lequel se mit à goûter un café noir aux relents de plastique.
Maman allait le porter à ses lèvres quand elle se rendit compte qu'un grand silence régnait sur la place du village. Entourée d'une quarantaine de créatures aux longs membres et en costards, tous l'observaient les yeux ronds, et la bouche bée.
- Eh bien, quoi ? interrogea Maman en soufflant sur son café.
- La… la pauzkafé… Tu as réussi à faire Pleurer la Pauzkafé !
- La ‘pause-café' ? De quoi parlez-vous ?
En se retournant vers la machine, Maman put voir qu'on y avait peint de grands yeux, des seins et une sorte de couronne divine où était inscrit ‘Pauzkafé la Grande'
- Tu as réussi à la faire parler, elle t'a bénie de ces dons ! Ça veut dire que tu es toi aussi… Une Ehn Pluzun ?
- Eh bien c'est-à-dire que…
- Oulà, on dirait que tu t'es fait des copains, dit Bartab en s'approchant.
- Bartab ! Aide moi, qu'est-ce-que je dois faire !
- Ah bah ça je sais pas, c'est à toi de gérer ta nouvelle célébrité… Mais tu devrais peut-être leur donner ce qu'ils demandent, non ? Je faisais comme ça avec mes ex-femmes…
- La Pauzkafé, la Pauzkafé ! continuent d'hurler les homployés. Fait pleuvoir la Pauzkafé, ô Grande Ehn Pluzun !
- Bon très bien, très bien, voilà… dit Maman en activant la machine, distribuant çà et là des cafés aux homployés ravis.
- Hé bien, je suis impressionné ! dit Bartab. Tu débarques à peine dans le Monde de Hors et te voilà déjà une superstar ! Tu es vraiment dégourdie !
- Ha, aide-moi un peu plutôt que de faire des remarques inutiles !
- Et pourquoi ça ?
- Parce que tu me dois la vue ! Et que je te le demande très gentiment !
- Très bien très bien…
Et les voilà tous les deux à distribuer des cafés aux homployés très excités, quand quelques instants plus tard, une sirène retentit à l'horizon.
L'alarme semble provenir du château du Prince, et en effet des portes s'y ouvrent et ce qui semble être un étrange véhicule tracté en jaillit et se dirige vers la côte et le village.
- Qu'est-ce-que c'est ? interroge Bartaba.
- Peut-être notre porte de sortie, répond Maman légèrement essoufflée.
Le véhicule gagne la côte rapidement, à son approche, les homployés se retournent tous.
- Un Erü, un Erü !
- Un Erü ? interroge Maman.
- Une promotion, une promotion !
- Une promotion ?
Le véhicule s'approche de la côte, il s'agit d'une sorte d'esquif, tiré par une dizaine de créatures invisibles, disparaissant dans la vase des marais, dont le seul contact avec la surface sont les tubes fins de longs tubas qui remontent jusqu'à la surface. L'esquif est un gigantesque bateau fait de classeurs de bureau ouverts, sur lequel se trouve un homployé à lunette debout, ainsi que deux homployés, eux, ployés, et bien plus musclés que les autres. L'homployé à lunette se met à parler.
- Chers homployés en pause non réglementaire ! dit-il d'une voix puissante. Pour avoir effectué dans le cadre de votre travail une pause non réglementaire et abusé de la machine à pauzkafé sans avoir reçu de jetons-prière préalable, vous serez récompensés !
- La Récompense ! murmurent les homployés.
- La récompense ? Quelle récompense ? demande discrètement Bartab.
- Tais-toi, et observe ! lui souffle Maman.
- Ouvrez-tous votre badge, et prenez la petite pastille qui s'y trouve, vous l'avez bien méritée : mangez-là, voici votre Retraite !
- La Retraite, ha, la Retraite ! crient de joie les homployés en avalant la petite pastille et se mettant aussitôt à fondre en flaques grisâtres, qui se répand au sol avant de rejoindre le marais où elles se mélangent avec le reste de la boue.
- Yeuk ! dit Maman.
- C'est donc ça, la Retraite ? s'interroge Bartab. J'imaginai ça moins démonstratif…
En quelques instants, tous les homployés ont disparu et ils ne restent plus que Maman, Bartab, l'étrange convoi et son Erü qui pointe un doigt impérieux sur nos deux visiteurs.
- Quant à toi, étrangère qui a le pouvoir de réveiller la Machine à Pauzkafé bien que tu ne sois pas un Erü, tu vas nous suivre : le Prince Directeur Général veut te voir !
VI. Le Prince Directeur Général
Le vaisseau classeur fend les eaux boueuses. Accoudée au bastingage, Maman regarde les marais d'un air dégouté.
- Je n'arrive pas à croire que toute cette boue soit des homployés en retraite, dit-elle. C'est scandaleux.
- Hé ! Ne leur en voulez pas, ils ont travaillé toute leur vie pour ça ! Notre tour viendra à nous aussi, n'ayez crainte… dit le Erü en s'approchant, caressant son badge.
- Mais les marais sont immenses ! À force d'envoyer tous vos homployés en Retraite il ne restera personne pour faire tourner votre entreprise !
- Ne vous inquiétez pas, il y aura toujours des homployés… Ah, nous arrivons ! Le Prince va vous recevoir, suivez-moi.
Le Erü, talonné par Maman et Bartaba, s'engage à travers les couloirs du palais de la mer de boue. L'endroit est un immense amas de papier, de classeurs et de fournitures de bureau, empilés à la va-vite, à moitié rongés par la boue et battus par les vents. Il y règne une activité fébrile où plusieurs Erü, accompagnés d'homployés dociles, récupère la boue du marais qu'ils pressent dans d'immenses machines les transformant en feuilles de papier, à petits ou grands carreaux suivant le niveau de l'homployé. Les feuilles de papiers sont acheminées vers les étages supérieurs sur de grands chariots poussés par des homployés rampants au sol.
- Des homrampants, leur apprend le Erü suivant leur regard. C'est l'échelle la plus basse de notre entreprise, sans compter les homlarvés. Viennent ensuite les homployés, puis les homdebouts, comme moi, les homvolants et enfin le Prince Directeur Général. Il y a également les homlibres, mais ils ont quasiment tous disparus, perdus dans les allées du Marché de l'Emploi.
- Charmant, remarque Maman.
Ils finissent par arriver au sommet de la structure, là où toutes les feuilles de papiers sont acheminées à une sorte d'immense ver, au tronc et à la tête d'un beau jeune homme, bien proportionné et au visage grave. Observant l'horizon, le beau jeune homme prend des notes sur les feuilles de papier qu'on lui amène, les observe un court moment, puis généralement les roule en boule et les ingère d'un air distrait. De temps en temps, il donne naissance à homployé qui rejoint en se tortillant la masse de ses congénères. Son regard las se pose sur l'Erü et ses visiteurs.
- Oui ? Que me vaut le déplaisir de votre visite ?
- Grand Prince Directeur Général, cette société anonyme a pénétré notre domaine et… commence le Erü.
- Prince Directeur Général, ou quel que soit ton nom ! Je suis ici pour chercher mon fils ! Je l'ai suivi jusqu'ici, jusqu'au monde de hors et je sais qu'il a été enlevé et vendu par le Marchand de Choses ! Je sais aussi que des cavaliers l'ont emmené par la route du Nord, et la route du nord mène à ton domaine… Or je sais que les Princes cherchent un dauphin, aussi je t'ordonne de me rendre mon fils : car je connais son nom, et il ne sera pas ton héritier !
Maman se calme, sa respiration s'est faite haletante. Le prince, colossal vers blanc, se penche vers elle.
- Ainsi c'est toi, l'humaine qui a suivi l'infant sur nos domaines… Intéressant. Le prince se redresse, voit son visage qui se déforme et, dans d'humides convulsions, donne naissance à un nouvel homployé. Mais, dit-il alors que le Erü lui tapote le visage luisant de sueur, je n'y suis pour rien dans la disparition de ta progéniture : vois-tu, je ne suis nullement intéressé pour remplir le rôle de père, j'enfante déjà bien assez et cette entreprise est éreintante à faire tourner. Non, s'il y a bien quelqu'un que tu devrais aller voir, c'est mon frère, le Prince du Sud. Il vit seul avec son art incomplet, rongé par l'amour et la solitude. S'il y a bien quelqu'un qui voudrait un infant, c'est lui…
- Vraiment ?
- Vraiment.
- Et qu'est-ce-qui me prouve que tu ne mens pas ? Et les chevaux qui depuis le puits aux mondes sont venus ici ?
- Ah, ça ? le Prince Directeur Général fait un geste et trois individus sortent de derrière son trône, une mouche énorme et noire, avec un cache œil, un vieux chien, à qui il manque une oreille, et un lombric, plein de cicatrices. Des mercenaires… Je les avais envoyés au puits du bout du monde pour me récupérer un objet bien spécifique, qui devait arriver précisément… et bien au moment où il est arrivé en fait.
- Et quel était cet objet ? demande Maman, soupçonneuse.
- Ceci, dit le Prince en produisant un rectangle de plastique sombre.
- Mon téléphone portable ! Je le reconnais ! Je l'avais rangé dans ma poche avant de plonger dans l'eau ! Bah, ça n'a plus d'importance, vous pouvez le garder… De toute façon, il doit être mort maintenant…
- Avec cet appareil, poursuit le Prince qui ne l'écoute déjà plus, je vais pouvoir encore plus efficacement géré mon royaume ! Quant à toi, petite créature étrange d'hors du monde de hors, pars, il est temps. Poursuis ta quête ! Erü ? Je suis dans un bon jour ! Fourni une navette à cette… chose, qu'elle la mène où bon lui semble, moi je vais rester, comprendre les subtilités de cette merveille d'un autre monde… dit le Prince en se penchant vers le portable.
- Veuillez créer un compte pour terminer votre inscription, lui renvoie l'appareil.
- Hein ? Il marche encore ? Cette saleté a la vie dure !
- Maman, on ferait mieux d'y aller, avant le Prince ne change d'avis, lui chuchote Bartab.
- Madame, dit un Erü en approchant. Si vous voulez bien me suivre, il est dix-sept heures trente, la navette va partir.
Et tous quatre de se diriger vers une nacelle montée sur un immense échassier chitineux des marais, qui a tôt fait de mettre cap au sud où se couche le troisième soleil du monde de hors.
Partie 2. Le Prince du Sud.
I. Le Prince du Sud
- Pouah pouah pouaaaah ! C'est dégueulasse ! dit Bartab en crachant la barre de céréales que Maman vient de lui donner.
- Hé ! De rien surtout ! De toutes façons je n'ai que ça sur moi, et tu as dit que tu avais faim, alors… Pourquoi la navette nous a déposé aussi loin, d'ailleurs, demande Maman en regardant autour d'eux.
Ils se trouvent sur une vaste plaine d'herbe rase et jaune. Dans le ciel les deux soleils se sont couchés et la lune bouffie, au-dessus du Monde de Hors, projette ses ombres jaunes et ocre sur le monde.
- Parce qu'il était dix-huit heures, et qu'elle avait fini son service, tu sais comment sont les homployés ! Mais qu'importe : elle nous aura déjà fait faire beaucoup de route, nous pouvons la remercier les terres du Prince du Sud ne sont juste là, au-delà de ces plaines gibbeuses qui nous devancent. En attendant, la nuit tombe et nous devrions trouver refuge pour ne pas nourrir le quiet ou le mangefin ! Cette auberge, là-bas, en lisière de forêt ! Je vois des lumières qui luisent parmi les branches et de la fumée qui s'échappe de sa cheminée, allons-y !
Maman et Bartab rejoignirent l'auberge d'un bon pas. Poussant la porte du Demi-Lune, comme indiquait la pancarte, ils pénétrèrent le bâtiment. Une lumière tamisée régnait à l'intérieur et de nombreuses conversations cessèrent à leur entrée. Une trentaine de paires d'yeux se braquèrent sur eux et, mal à l'aise, Maman rejoint le comptoir.
- Psst, hé, tu as vu tout ces gens Maman ? lui demanda Bartab en lui labourant les côtes. Hein, t'as vu leurs tronches ?
- La ferme, Bartab, ce n'est pas le moment… murmura Maman entre ses dents, décochant de grands sourires aux autochtones. Ces derniers disparaissaient dans la pénombre et leurs visages, comme tout leur corps, paraissaient rongés par les ténèbres du bâtiment.
Les conversations, à présent, s'étaient toutes tues et un silence de mauvais augure régnait sur les lieux…
- Salut l'ami ! dit Maman d'une voix forte à l'aubergiste. Mon compagnon et moi venons de loin et avons fort soif, dit-elle sans trop savoir pourquoi elle se mettait à parler en employant ce langage, sers nous donc un verre de ta meilleure… L'aubergiste se tourna vers elle. De ta meilleure… continua Maman.
- De ma meilleure quoich ? lui demanda l'homme à qui il manquait la moitié basse du visage et dont la langue, dégoutante de salive, fouettait l'air comme la queue tranchée d'un lézard.
- De ta meilleure blangue, lière, biangue… Bière… Coupée… Tranchée… Salive… Langue…
- Euh, Maman… Ça va ? s'inquiéta Bartab.
- Oui oui, ça va, dit Maman, je crois juste que je vais…
- Ch'est ma gueule que tu regardes comme ça ? demanda le mutilé, bavant et crachant force salive sur le comptoir et dans les consommations.
C'en fut trop pour Maman qui, prise d'un haut le cœur, vomit abondamment sur dans le crachoir déjà rempli.
- Oh bon sang mais vous êtes dégueulasses ! hurle Bartab, scandalisé. Tous autant que vous êtes ! C'est le carnaval des crados et des mutilés ici !
- Désolé… dit Maman en s'essuyant la bouche.
- Ils se foutent de nos tronches les gars ! hurle le barman. Chopez-les !
Entourant Maman et Bartab, les clients du Demi-Lune se rapprochent, pénètrent dans la lumière… et dévoilant leur visage mutilés, leurs corps estropiés comme si, méthodiquement et chirurgicalement, ils avaient été disséqués par un biologiste fou !
- Ew ! siffle Bartab. Vous êtes vraiment tous…
- Bartab, c'est pas le moment ! Court !
Attrapant Bartab, Maman évite une poigne griffue qui siffle vers elle, roule derrière le comptoir, esquive la poêle à frire du tavernier qui résonne contre le sol, passe dans l'arrière-boutique et là…
- Bartab !
- Quoi ! Ils nous poursuivent ! Continue, continue !
- La taverne ! Elle n'est pas non plus… finie !
- De quoi ?
Tranchée en deux, le dos de la caverne donne sur de basses collines, et un arrière-pays vallonné encore illuminé par le soleil couchant. Une chute d'une dizaine de mètres mène directement vers une rivière aux eaux calmes.
- On s'en fout, reprend Bartab alors qu'ustensiles de cuisines et divers projectiles sifflent à leurs oreilles, saute !
Maman prend une grande inspiration… Et la surface sale de l'eau lui explose au visage. Nageant à toute vitesse en suivant le courant, tout le service de cuisine de l'auberge les suit dans le lit de la rivière. Rapidement, ils ont tôt fait de mettre une bonne distance entre eux et l'auberge, laissant loin derrière eux les cris et vociférations de leurs poursuivants.
- Nous les avons semés, Bartab ! Tu entends mon vieux ! Bartab ? Bartab !
- Je suis là, je suis là, pas la peine de crier, lui répond Bartab.
Se retournant, Maman voit Bartab qui, entrainé par le courant à quelques mètres d'elle en amont, se retrouve… au sec. La rivière, juste entre eux, s'arrête brutalement, en une ligne nette, et elle aussi, chirurgicale.
- Qu'est-ce-que c'est que ce délire ? s'interroge Maman en sortant de l'eau comme on passerait une porte. Comment l'eau fait pour ne pas… couler ?
- Broarf on est sur les terres du Prince, il les modèle suivant son bon désir ! D'ailleurs on ferait mieux de continuer notre route, avant que nos nouveaux amis à moitié finis nous tombent dessus. Continuons vers le Sud, nous finirons bien par trouver le Prince…
Suivant le lit maintenant vide de la rivière, les deux vagabonds finissent par atteindre un bosquet où sur les branches d'un grand arbre ils passent le reste de la nuit. Au petit matin, ils se rendent comptent qu'ils ont dormi sur un arbre lui aussi tranché en deux, et que le bosquet, bien que complet, compte plus de la moitié de ses arbres intégralement gris, et sans couleurs.
Reprenant leur route ils croisent un (demi) corps de ferme où quelques (moitié de) paysans s'activent aux corvées du matin. Inquiets de ne pas réitérer la mauvaise rencontre de la veille, Maman et Bartab choisissent de ne pas se montrer et volent, ou empruntent pour reprendre les mots de Bartab, quelques demis-vêtements, moitiés de légumes, et quart de fromages et de pain qu'ils ont trouvé sans surveillance près d'un demi-tonneau.
- Quel étrange pays, dit Maman un peu plus tard, juchée sur une large tête de pierre à moitié enfouie dans le sol.
Mordant dans une miche de pain blanc, elle porte une moitié de salopette, une chemise sans manche aux carreaux moutarde et un chapeau de paille aux bords absents. Les cheveux relevés, ces derniers jours passés au soleil et au grand air ont redoré son teint, et donné, somme toute, une bien meilleure mine à l'ensemble de sa personne.
- Hum, lui répond Bartab absorbé par la contemplation d'une fleur à qui il manque un pétale sur deux.
- Que connais-tu du Prince du Sud ?
- J'ai entendu dire qu'il était lunatique, un genre d'artiste maudit ou tu vois le tableau. Bartab se retourne et, d'un grand coup de langue, recoiffe les mèches rebelles de ses cheveux roses en une belle et luisante banane de rockstar. Ce serait quand même assez terrible.
- De quoi ?
- Que tu retrouves ton fils ! Avec le Prince. Tu m'as dit qu'il cherchait son père, c'est ça ?
- Je ne t'ai jamais dit une chose pareille !
- Tu dois être une mère bien terrible pour qu'il te fuit pour aller chercher son père ! Le mien me battait en permanence, je l'ai tué en lui faisant tomber une pierre dessus mais cet enfoiré ma crevé les yeux !
- Quelle horreur !
- Je ne te fais pas dire, y'avait du sang partout et…
- Vous cherchez le… les interrompt une voix.
- Hein ! Quoi ? Qui a parlé ?
- C'est… répond la tête de pierre où ils s'étaient assis.
Maman saute au bas de la statue.
- Evidemment, j'aurai dû me douter que quel que soit l'endroit où l'on pose ses fesses, dans ce monde, quelque chose d'étrange apparaît !
- Ou alors tes fesses ont des pouvoirs magiques ! remarque Bartab.
- Tu as déjà envisagé une carrière de ballon de foot ?
- J'ignore de quoi tu parles mais je vais répondre par la négative : non merci.
- Ha ha ha, vous êtes… rugit la tête.
Le colosse de pierre enseveli fait trembler le sol en parlant.
- Désolé de nous être assis sur vous, monsieur, dit Maman avec une petite révérence. Nous ignorions que…
- Il n'y a aucun problème, vous ne pouviez pas…
- Hum, très bien. Si vous le prenez comme ça… Je suis Maman, et voici Bartab.
- Enchanté. Je me nomme Demi-…
- Demi- ?
- Non, Demi-…
- Demi quoi ? reprit Bartab. Demi-portion, demi-calibre, demi-légume ?
- Demi-mot, répond la tête. Je suis le guide touri…
- Intéressant, dit Bartab avec un sourire moqueur. Alors Maman, que penses-tu de Demi-mot, notre nouveau meilleur ami le guide touri ?
Maman ignore sa remarque et se retourne vers la statue.
- Dis-moi, Demi-mot, nous cherchons le Prince de ce pays, saurais-tu où le trouver ?
- Le Prince ? demanda Demi-mots. Bien sûr, rien de plus facile, il est sur la…
- La ?...
- La colline ? La lune ? La plage ? La maison ?
- La b… commença Bartab avant que Maman ne lui mette la main sur la bouche pour qu'il ne puisse finir sa phrase.
- Non, reprit Demi-mot. Le Prince est sur la…
- Ha j'en ai marre ! dit Bartab en se libérant. Maman sois-gentille agrippe moi fort et frappe moi la tête contre ce caillou jusqu'à ce que les giclements de mon sang et ma cervelle l'incommodent et qu'il daigne nous parler normalement !
- La proposition est alléchante mais j'ai une meilleure idée ! Demi-mot ! Dis-nous où est le Prince et quelle est la spécialité culinaire du Pays du Sud.
- Mais je vous l'ai déjà dit, s'énerve Demi-mot. Le Prince est sur la colline sous la lune, et la spécialité culinaire locale est la tarte aux…
- Merci ! dit Maman tout sourire. Allons trouver cette colline sous la lune maintenant ! Adieu, Demi-mot ! Puisse ta vie être pleine de suspension ! dit Maman en partant. Bartab, vient !
- La tarte aux quoi ?
- Bartab ?
- La tarte aux quoi nom de nom de nom de nom !
- Bartab !
II. La Colline sous la Lune
- Je n'ai pas aimé ce personnage.
- Tu n'aimes pas grand monde, Bartab, dit Maman en écartant le rideau de lierre suspendu à une demi-arche de pierre.
- C'est bien le problème… Et où crois-tu que nous trouvions cette colline sous la lune ? Cet endroit est plein de collines !
- C'est peut-être celle là-bas ? dit Maman innocemment en désignant une colline à l'horizon, littéralement écrasée sous la lune.
La face ronde de la lune s'est approchée de la terre jusqu'à l'embrasser, posant ses lèvres d'albâtres sur le dos rond d'une colline.
- C'est donc là qu'elle était tout le temps… Je pensais qu'elle avait disparu… La lune… dit Bartab à voix basse.
Ils s'approchèrent. Sous la lune se trouvait les vestiges d'un château, et à son pied, un homme à la longue robe blanche qui pleurait, seul, face à un chevalet à la toile à moitié peinte. Tout était baigné dans la lueur sélénite de l'astre écrasé.
- C'est le Prince, murmura Bartab.
- J'avais compris, dit Maman en s'approchant. Prince, pardonnez-nous de vous déranger mais nous venons de loin pour vous rencontrer, nous aimerions vous poser une question… Auriez-vous vu mon enfant ?
- Bouh hou hou hou ! pleurait le Prince, sans répondre.
- Prince ? Prince !
- Bouh hou hou hoooou !
- Laisse tomber, dit Bartab. Il ne te répondra pas il est bien trop occupé à chouiner! Fichu artiste !
- Pourtant il doit bien répondre à ma question !
- Hum… Essaie les chatouilles, peut-être ?
Maman fit le tour du Prince et de son attirail et, calmement, observa la scène. La robe du Prince était pleine de tâches de peinture. La lune s'était écrasée sur le château. Sur le tableau à moitié fini, un château, une princesse et un ciel nocturne vide se trouvaient représenter. Le Prince y était également, en armure étincelante de chevalier, une cithare à la main. Le tableau était très détaillé, peint avec un souci du détail, et un réalisme minutieux. Sur un tabouret près de la toile, reposaient palette et pinceau.
- Bien, dit Maman en se frottant le menton. On dirait bien que le Prince peignait une toile ici.
- Oh mon Dieu, va moins vite, trop de révélations ! s'exclama Bartab en levant les yeux au ciel.
- Et on dirait… Qu'il s'apprêtait à représenter la lune… Du coup, si je ne m'abuse…
Maman attrapa le pinceau, recula, le tint à bout de bras et visa la lune.
- Qu'est-ce-que tu fais ? interrogea Bartab.
Tirant la langue et fermant un œil, Maman fit glisser son pouce le long du manche du pinceau… et la lune changea de taille ! Devenant toute petite lorsque Maman levait son pouce, et de nouveau énorme lorsque Maman le baissait !
- Elle faisait quelle taille votre lune, en gros ?
- Eh bien… Vas-y rapetisse… Rapetisse… Rapetisse… Top ! Quelque chose comme ça ! dit Bartab en contemplant la lune, de nouveau dans le ciel, et de nouveau à la bonne taille.
- Et voilà ! dit Maman en rangeant le pinceau.
- Waow ! Comment as-tu fait ça ?
- Et bien, le Prince est un artiste, manifestement. Il semble avoir peint tout son pays, enfin du moins commencé à le peindre, si on en croit tous les gens qu'on a croisés il ne les a jamais finis !
- Comme tous les artistes !
- Aussi le jour où il a voulu peindre une vraie scène, à savoir la Princesse et son palais, il s'est servi de son pinceau mais a oublié qu'il était magique ! Et en voulant prendre la taille de la lune, il l'a…
- Princesse ! interrompit le Prince sorti de sa mélancolie. Ô Princesse, par tous les dieux qu'ai-je fait de vous ? se lamenta-t'il en courant vers le palais.
Au milieu des ruines de ce dernier, écrasée par la lune, la Princesse était plate. Devenue très grande et fine, la princesse était somme toute, en deux dimensions.
- Im-bé, dit la princesse devenue incapable de prononcer des mots de plus de deux syllabes en une fois. Cile ! conclut'elle.
- Oh, mon amour, comme je vous pleure, comme je me plains, comme je suis malheureux. Bouhouhou ! sanglotait, encore, le prince.
- Bon ! Une bonne chose de faite ! dit Bartab en sautant sur place. Et ton enfant, le vois-tu ?
- Non, dit Maman en regardant dans les décombres. Mais je doute que Nathan soit venu ici, ce Prince était bien trop accaparé par ses créations pour vouloir un enfant ! Partons, allons voir les princes de l'est et de l'ouest.
- Attendez ! dit le Prince du Sud alors qu'ils s'en allaient. Il les rejoint en courant, tirant derrière lui la Princesse qui flottait tel un cerf-volant. Vous m'avez aidé, dit-il en soufflant. Vous avez sauvé mon amour, laissez-moi vous aider en retour, que cherchez-vous ?
- Mon fils ! dit Maman en mettant les poings sur les hanches. Je l'ai perdu et le marchand de choses l'a vendu à l'un de vous ! Ce n'était ni le prince du nord, trop occupé par son entreprise, ni toi, prince du sud, trop occupé par ton art ! Alors ce doit être le Prince de l'est ou de l'ouest, je pars maintenant les voir.
- Attends, lui dit le Prince, leurs royaumes sont loin, laisse-moi t'aider en retour. Tu auras besoin d'une monture ! Attends quelques instants…
Puisant dans la peinture avec son pinceau, le prince traça quelques coups rapides et délicats en l'air et, d'une encre noire et blanche, fit naitre un cheval pour Maman.
- Voilà. Tu l'appelleras comme tu veux, il te servira et te sera fidèle : il te suffira de dire son nom, et il apparaîtra. Prends aussi ce pinceau : tu sais déjà le manier et je n'ai plus besoin de peindre, maintenant que j'ai retrouvé mon aimée ! Bonne route Maman, je te souhaite bonne chance dans ta quête !
- Merci Prince, heureuse et longue vie à toi et à ta princesse ! dit Maman en sautant sur le cheval. En route, Bartab !
- Sa-lut ! dit la Princesse. Bon voy-
Et Maman parti vers l'ouest.
- age ! termina la Princesse.
Partie III. Les Derniers Cardinaux
I. La route de l'ouest
- Ton cheval va trop vite pour moi, Maman ! remarqua Bartab, essoufflé, qui trottait à côté de Maman dans un décor montagneux et enneigé.
- Attends un instant…
Avisant une fourmi qui trottait sur la feuille d'une plante, Maman sorti son pinceau, visa l'animal et, faisant glisser son pouce, lui fit atteindre une taille suffisamment correcte pour que Bartab puisse y monter. Nourrissant l'insecte avec des morceaux de barres énergétiques que Bartab avait si catégoriquement refusé, ils eurent tôt fait d'amener la fourmi à les suivre et tous quatre reprirent la route de l'ouest.
Un froid mordant ne tarda pas à recouvrir leur chemin. Une brume épaisse, descendue en cascadant des sommets, nappa le paysage et rendit l'horizon brumeux et cotonneux, gaufrant les montagnes, des sommets aux précipices. Cà et là, quelques sapins noirs perçaient la brume.
- Et ces Princes du Levant et du Couchant, demanda Maman en rompant le silence, les connais-tu ?
- Les Princes Siamois ? Oui je les connais. Les Derniers Cardinaux…
- Siamois ?
- Oui, les Princes de l'Est et de l'Ouest ne font qu'un. Continue à l'est, et tu finiras à l'ouest, et l'inverse est vrai aussi. C'est pour cela que ces deux princes ne font qu'un.
- Cela est vrai pour le Nord et le Sud également, pourtant ces deux premiers princes étaient distincts !
- C'est vrai ! Étrange, je n'avais jamais pensé à ça comme ça, maintenant que tu le dis…
- Le monde de hors est décidément bien peu logique, remarqua Maman en secouant la tête.
- Que veux-tu, c'est ainsi ! Mais regarde, là-bas : nous arrivons en vu de la cité des Bords du Monde, la ville des Princes Siamois !
En effet, un peu plus loin devant eux, au-détour du chemin alors qu'ils atteignaient un col, s'étendait une vaste plaine gelée et couverte de neige. Cette plaine allait en s'amincissant et était d'autres plaines mais chacune avec un biome différents. Là s'étendait une plaine aride et sèche, là une jungle, ici une forêt boisée, là un océan… Et en bordure de cette multitude de plaines se dressait une immense cité, toute de tours, de mâts, de voilures et de nervures, de trains et de tramways, de dirigeables, de montgolfières et d'arc-en-ciel. Et cette cité était la cité des Bord du Monde, car après elle s'étendait le ciel, les étoiles, et l'espace qui n'a pas de fin.
II. La cité des Bords du Monde
- C'est ici qu'est mon fils, j'en suis sûre ! dit Maman en marchant vivement dans les rues recouvertes de neige de la ville.
La ville était immense, Babylone des fins des temps, bruyante et industrielle. Sa partie ouest comprenaient de nombreuses portes, menant à d'innombrables murs qui s'élevaient bien hauts, délimitant les diverses couches de la cité, le tout relié par un réseau labyrinthique de tramways. L'est, était un amas d'habitations, petites et troglodytes, construites les unes contre les autres en un amas urbain rappelant une ruche. Toutes ces maisons s'appuyaient et montaient à l'assaut des immenses murs d'un barrage, gardant la nuit, l'espace et la mer d'étoiles hors de la ville. Souvent des vagues stellaires frappaient la digue, et leur écume astrale déferlait sur la ville, amenant avec eux moult objets étranges, miracles et horreurs d'outre-espace.
- Qu'ont tous ces gens à me regarder ?
Depuis son entrée dans la ville, nombre de ses habitants suivaient Maman des yeux, s'échangeant coups de coudes et messes basses à son approche.
- Je ne sais pas, ils n'ont peut-être jamais vu d'humaine telle que toi auparavant !
- Sottises, nous nous ressemblons presque, s'il y a bien un personnage étrange ici, c'est toi ! dit Maman en s'approchant une gargote qui servait des bols de nourriture aux ouvriers d'une usine.
Elle commanda à manger et, sans cesser de la dévisager, la gamine qui tenait l'échoppe leur servit, toute tremblante, deux bols plein à ras-bord. Voulant payer, Maman fouilla ses poches mais la gamine lui fit signe d'arrêter en secouant les bras. Maman la remercia et la gamine lui fit un grand sourire craintif, juste avant de s'enfuir en courant.
- Drôles de manières, dit Maman en s'éloignant.
- Au moins, nous avons eu à manger gratuitement ! Asseyons-nous là-bas, dit Bartab en se léchant les babines.
Ils rejoignirent un coin reculé de la cour, toujours suivis du regard insistant des ouvriers. Au-dessus d'eux, le ciel était gris et lourd, la neige tombait, et le fond de l'air sentait le métal chaud et les odeurs d'usine suées par les machines. Maman et Bartab plongèrent le nez dans leurs bols. C'était des bols de lait, avec des céréales, des petites boules de blés soufflé, parfumées au chocolat. Maman leva les sourcils, c'était le goûter préféré de Nathan, après l'école…
- La vie ne semble pas si dure ici… dit Maman, faisant signe à une jeune mère au loin, qui l'observait enfant sur le dos.
- Ne crois pas le contenu de ton bol, le gens ne sont pas si heureux. Ils viennent ici car les Cardinaux promettent du travail. C'est incompréhensible, avant l'arrivée des Princes personne n'avait de travail et ils étaient heureux, maintenant… c'est l'inverse ! Il y a quelque chose qui cloche là-dedans…
- J'y retourne immédiatement ! compléta Maman.
- Où ça ?
- Non c'est une … chanson. De la terre, là d'où je viens.
- Ok…
Nouveau silence.
- Tiens, c'est peut-être pour ça que tu les intrigues tant, regarde…
Maman suivit le regard de Bartab. Au-dessus d'eux se trouvait une immense affiche, placardée sur le mur de l'usine. On y voyait une femme musculeuse, seins nus, portant sous un bras une gerbe de blé, dans l'autre un marteau et un enfant, probablement le sien, emmailloté sur son dos. Derrière, une usine, des champs de blés, un soleil radieux et une armée populaire marchant au pas et portant des grands bols de céréales. Maman reniffla et jeta un coup d'œil vers les usines. Ces dernières semblaient, effectivement, produire des céréales parfumées au chocolat. Sur l'affiche était écrit : Maman, pour des Goûters qui Chantent.
- Et alors ? demanda Maman.
- Et alors ? Bah tu lui ressembles carrément ! Je veux dire, toi, et elle, c'est kiff-kiff !
- Tu plaisantes je ne suis pas aussi… impressionnante !
- Si, je te jure ! Cette peau brune, ces pommettes hautes, ces muscles saillants et ces abjectes excroissances mammaires que tu trimballes de partout sont exactement les mêmes. Ce doit être un problème bien connu pour qu'il l'affiche comme ça… Bah, pourquoi tu rougis ? T'as chaud ? C'est la soupe ?
- Pour rien…
- En tout cas, j'ignorai que tu étais une icône de la Cité, Maman ! Tu devrais…
Une explosion, une cacophonie mécanique et le rugissement de moteurs interrompit Bartab, sitôt suivis des pétarades d'un feu d'artifices et de fusées éclairantes. Quelques secondes plus tard les sirènes des usines se mirent à hurler.
- Que se passe-t'il ? demanda Maman en arrêtant un ouvrier qui s'élançait avec les autres vers les origines du bruit.
- Un discours ! Un défilé ! dit l'homme au comble de l'excitation. Les Princes ont quelque chose à nous annoncer !
III. Le Discours
La foule s'était assemblée sur le parvis d'une église immense, aux cheminées industrielles crachant des nuages violets d'encens. Devant eux, des automates délimitaient une ligne de sécurité où, une centaine de mètres plus loin, atterrit un vaisseau tout de verre et de cuivre, une barge mécanique flottant sur de larges moteurs silencieux, émettant une lueur bleutée.
Et sur cette barge se trouvaient les Princes, et avec eux se trouvait Nathan.
Le Prince était un individu immense, androgyne et filiforme, mante religieuse faite homme aux traits beaux, paisibles et graciles. Il portait une ample robe transparente d'un tissu léger, comme fait d'ailes d'insectes jaunes et verts. Derrière lui se tenait une ombre, l'ombre d'un homme, qui ne quittait jamais le dos du Prince et avait les yeux rouges et luisants comme des braises. Devant lui, entre ses mains le Prince tenait Nathan. Ce dernier était habillé en marin, l'air très sage, les mains croisées et l'œil éteint.
« Nathan ! » hurla Maman, mais son cri fut étouffé par la foule. Elle allait s'élancer en avant mais tout son corps s'immobilisa : elle ne pouvait plus bouger ! Du coin de l'œil, elle vit Bartab agiter les lèvres, marmonnant.
- Pas si vite, Maman, dit ce dernier, où crois-tu aller comme ça ?
- Bartab, espèce de traître, tu…
- Tu veux te faire plomber par les automatons ? Tu n'aurais pas fait dix mètres qu'ils t'auraient transformé en merguez ! Reste ici, et attends…
- Très bien, mais arrête ton sort !
- Hmmmm non, pas tant que tu ne seras pas calmée !
- Je suis calme !
- …dément en palpitant l'énorme veine à ton cou ! Laisse-moi juge de cet état, veux-tu ?
- Citoyens !
Au sommet de la barge, le Prince avait commencé son discours. Le silence se fit dans la foule.
- Nous sommes réunis aujourd'hui – il avait une voix claire, distincte et agréable. Une voix que l'on écoutait, une voix que l'on croyait – car c'est un jour de fête. Enfin, mon frère et moi avons un Fils.
Nathan s'avança d'un pas, la foule applaudit, Maman serra les dents, le Prince leva les bras.
- Vous savez tous comme cela fait longtemps que nous attendons cet heureux événement. Hélas ! Mère Nature ayant été fort injuste, nous avons été privés de ce plaisir… Il a fallu attendre le temps idéal, il a fallu attendre le bon moment. Le bon alignement d'astres, la bonne marée à puits aux mondes pour que l'Infant nous arrive… La bonne mère indigne pour qu'Il nous rejoigne enfin… Car tu n'es pas de ce monde, Infant ? D'où viens-tu ?
Le Prince se pencha vers Nathan et lui caressa le menton. Maman trembla.
- Je viens de la Terre, dit Nathan d'une petite voix.
- Et que cherches-tu, doux Enfant Terrien ?
- Un Papa…
La foule applaudit.
- Et tu nous as trouvé !
Applaudissements plus nourris.
- Mais… Pourquoi voulais-tu tant quitter la Terre, notre Infant ?
- Parce que…
- Parce que ?
- Parce que…
Les yeux de Maman se mouillèrent de larmes.
- Parce que… Parce que depuis que Papa n'est plus là Maman est partie aussi ! Nathan éclata en sanglots. Depuis qu'il est parti, continua-t'il, Maman ne s'occupe plus de moi ! Depuis qu'il est parti Maman est toujours dans son travail, elle rentre tard, elle est au téléphone, elle est occupée, elle m'oublie, elle s'enferme dans la salle de bain et pleure toute la nuit quand elle croit que je dors, depuis qu'il est parti, Maman… Maman aussi…
La foule frémit.
- Quelle mère… le Prince en secoue la tête en se relevant. Quelle mère indigne, n'est-ce-pas, mes amis ? Quelle mère abandonne ainsi ses enfants ?
- C'est pour ça que je voulais retrouver Pa…
Le Prince écarte Nathan et passe devant lui.
- Mais nous sommes là, nous sommes là Infant, et nous allons tout, reprendre, à zéro !
- Nathan !
Le cri a déchiré la foule, résonnant comme un coup de tonnerre. Le Prince s'arrête, baisse les yeux ; Bartab tourne la tête, vérifie son sort…
Maman s'est libérée.
Fendant la foule, elle court vers le cordon de sécurité, un automate puis deux l'arrêtent, elle les repousse, trois, quatre lui sautent dessus : plaquée au sol, elle ne peut plus avancer.
- Nathan !
Nathan baisse les yeux. Il voit la femme, il croit la reconnaitre, mais son nom, son nom lui paraît si loin…
- Pathétique, dit le Prince en s'avançant, et comment comptes-tu rejoindre ma barge volante de là où tu es, hein, petit criquet ? Comment comptes-tu…
Maman repousse les automates, peu à peu, les robots lâchent prise, le peuple se donne des coups de coudes, ils la reconnaissent, c'est elle, la femme sur les affiches, la Révolution ?
- Oh là là là, j'aime pas du tout ça, mon vieux Bartab, il est temps de tirer ta révérence ! Et Bartab prend la fuite, à tire d'ailes.
- Maitrisez-la, qu'est-ce-que vous attendez, maitrisez-la, incapables ! Et vous aussi, Peuple ! Protégez votre Prince !
- Qui est cette femme ? Je la connais… murmure l'Infant.
- Ne regarde pas Infant ! Peuple, automates ! Arrêtez-la !
Mais le Peuple ne bouge pas, des bras se lèvent, on murmure son nom : Révolution. Les automates sautent, s'agglutinent, bientôt Maman disparaît sous un tas de bras, de jambes, de corps mécaniques. Le tas ne bouge plus, Maman est maitrisée.
- Et voilà, dit le Prince dans un ricanement, le calme est revenu ! Gloire à l'automation, gloire à l'Infant, et gloire à moi, gloire au Pr…
Le tas d'automates vole en pièces disparates, et Maman en surgit. Montée sur le corps d'un garde dont les réacteurs pulsent et crachent un feu jaune, elle fonce, elle vole vers la barge, deux sabres d'infanterie au clair, la pupille écarquillée, la rage aux lèvres. Le Prince n'a le temps de faire qu'un geste, un seul geste, que Maman est sur lui, et que les deux sabres lui transpercent la poitrine, jaillissant du dos du Prince en une gerbe de sang jaune qui se déploient comme des ailes.
- Jamais… dit-il en s'écroulant.
Maman ne répond pas, son œil est noir. Nathan s'avance de quelques pas.
- Ma… Maman ?
- Nathan !
Maman tend la main alors que le Prince s'effondre. Le Prince s'effondre, mais son ombre, son ombre aux yeux rouges reste debout. Elle reste debout et se saisit de Nathan, alors qu'à la mort du Prince, autour rompent et lâchent les barrages de la ville et des bords du monde.
IV. La Fin
Les barrages lâchent et rompent. À la mort du Prince, la ville a perdu sa tangibilité, son emprise sur la réalité, et peu à peu tout disparaît. La barge touche le sol avec fracas, Maman se relève dans les décombres, l'eau lui frappe déjà les mollets.
- Ma…man…
Devant elle, l'ombre tient Nathan. Il est faible, ses paupières papillonnent, sa peau fait l'effet de celle d'un noyé, blanche, diaphane, horriblement pâle. L'ombre le tient toujours.
- Maman ! hurle une voix derrière elle. Debout sur un camion renversé par les eaux, Bartab lui fait des grands signes et lui montre une trouée lumineuse dans le ciel sans étoiles. Là-haut ! dit-il. Tu as tué un Prince, une brèche s'est ouverte ! C'est le seul moyen de rentrer chez vous !
- Et comment on y monte ? lui hurle Maman pour couvrir le grondement des eaux.
Bartab lui montre les barrages qui sautent.
- La mer d'étoiles ! Nages-y ! Salut Maman, sympa le voyage ! Merci pour les yeux, merci pour le nom, et à bient…
Mais une gerbe d'eau l'emporte et ses adieux avec lui. Maman se retourne vers l'ombre. L'eau stellaire lui atteint la poitrine, de petites étoiles scintillent, comme du plancton. L'ombre tient toujours Nathan. Le corps du petit garçon est mou, ses paupières tremblent, il est endormi. L'ombre tient toujours Nathan, et l'ombre ne dit rien. Les yeux rouges du quatrième Prince fixent Maman.
- Rends le moi, Philippe, dit Maman en s'approchant. C'est terminé.
L'ombre ne dit rien. Les yeux rouges du quatrième Prince fixent Maman, tremblant à peine alors qu'elle s'approche.
- J'aurais voulu que ça dure plus longtemps, nous deux, j'aurais voulu que tu ne… Mais non, c'est terminé.
- …
- Tu as pu le voir un peu, et j'ai pu te revoir aussi, mais ce n'est pas comme ça que je l'aurais voulu… Toi non plus, j'imagine.
L'ombre ne dit rien, et serre un peu plus Nathan entre ses bras. Maman se met sur la pointe des pieds, aspire une dernière goulée d'air, et l'eau la recouvre complètement. Elle flotte entre deux eaux, environnée d'étoiles, de comètes, de satellites. L'ombre tient toujours Nathan, mais moins fermement. L'ombre s'approche de la joue de l'enfant, y dépose un baiser, et laisse partir Nathan.
« Adieu. » entend Maman. « Je vous aime… »
Maman attrape Nathan serre son fils entre ses bras, regarde une dernière fois l'ombre, puis nage vers la lumière.
Les barrages ont complètement cédés, la ville disparaît dans la nuit. Et l'ombre plonge doucement vers d'autres ténèbres.
Epilogue
Maman pose Nathan sur le rivage et tousse abondamment, crachant une grande quantité d'eau. Le corps de l'enfant est froid, ses paupières fermées et ses lèvres entr'ouvertes. Maman se jette sur lui.
- Nathan, Nathan tu vas bien ? répond moi !
Nathan serre quelque chose entre ses bras, Maman lui fait des massages cardiaque, du bouche à bouche… Le corps de Nathan est agité de soubresauts, l'enfant a un haut le cœur, vomit une grande quantité d'eau et revient à lui en toussant. Maman le prend entre ses bras, le serre très fort, ses yeux sont mouillés de larmes, mais elle rit aux éclats.
- Nathan ! Oh, Nathan, Nathan, Nathan, mon trésor… Ne me cause plus d'aussi grandes frayeurs mon petit, mon tout petit…
- Maman…
- Oui mon amour ?
- T'as vu, j'ai nagé profond hein ?
- Oui mon amour, oui, extrêmement profond !
- Regarde ce que j'ai trouvé au fond de l'eau !
- Qu'est-ce-que c'est ?
- C'est pour toi !
Nathan lui tend une peluche rose et détrempée. C'est une boule de poils sale, avec une grande bouche, et des sortes d'ailes de chauve-souris en guise d'oreilles.
- Elle est un peu moche, bougonne Nathan.
- Non mon amour, c'est un cadeau que tu es allé chercher très loin pour moi : ces choses-là sont toujours très jolies !
Nathan sourit.
- Malheureusement il lui manque les yeux…C'est dommage hein ?
- Attends, Maman va arranger ça !
Maman fouille dans sa poche, sort le tube de rouge à lèvres, et dessine deux grands yeux rouges sur la peluche essorée.
- Et voilà !
- Pas mal… Maintenant elle est parfaite ! Tu l'aimes bien ?
- Oui, je l'aime beaucoup, je suis sûr qu'on sera de très bons amis… Mais c'est toi que j'aime le plus ma grande saucisse ! Viens, rentrons à la voiture, n'attrapons pas froid !
- Je t'aime, Maman.
- Moi aussi, trésor, moi aussi.
Ils arrivent à la voiture, se sèchent avec une grande serviette, mettent le contact et allument le chauffage. Nathan trouve des gâteaux, les partagent avec Maman, et tout deux quittent la forêt, la radio crachotant une vieille musique, sous les arbres noirs immobiles sous la lune.