Naxos Appolonas (4)

laura-lanthrax

Je devais faire une rencontre extraordinaire cette nuit là, Barbara, « Barbara fauteuil roulant », comme tout le monde semblait l'appeler. Comme annoncé par Salamanque, elle était très belle mais son handicap la forçait à la retenue, elle ne bougeait presque pas, se contentant de cligner des yeux et buvant verre après verre, ne se déplaçant que pour demander la parole en claquant des mains et chaque fois le silence s'imposait comme par magie, il s'agissait d'une tradition ici semblait-il, ce qu'elle avait à dire m'était incompréhensible car prononcé dans un grec accentué, ces interruptions étaient très courtes et semblaient satisfaire tout le monde, faire la joie de tout le monde, puis les conversations reprenaient, puis a nouveau le silence s'imposait pour la laisser parler. Délicia avait décidé de danser sur la musique de KS qui passait en boucle maintenant, le moment précis que Barbara avait choisi pour m'aborder, qui est cette fille ?, vous l'aimez ?, vous la trouvez belle ?, vous avez déjà couchée avec elle ?, me dit-elle en un français parfait. Je croyais que…, ne cherchez pas à comprendre me dit-elle, répondez à Barbara, et oui à tout lui répondis-je, c'est interdit ?, vous êtes belle vous aussi, je vous aime, mais vous ne coucherez pas avec moi n'est-ce pas ? peut-être répondis-je encore, cette nuit peut-être, alors faisons le tout de suite si vous le voulez bien, comme ça nous n'en parlerons plus, nous serons comme de vieux amis, nous n'aurons plus besoin de parler pour nous comprendre, vous comprenez pourquoi je ne parle à personne ici ou seulement à tout le monde lors de mes interventions pittoresques, oui j'ai couché avec tout le monde ici, c'est notre secret, et je coucherais aussi avec elle, avec votre Salamanque c'est déjà fait, nous avons parler du duc de Naxos cette nuit là, un vénitien, car Venise fut ici, a Naxos, il y a des siècles, je suis vénitienne moi aussi, je suis la duchesse de Naxos Appolonas, ou plutôt on me nomme ainsi, je n'en ai que le nom bien évidemment, mais je ne rougis pas de cette appellation, je suis arrivé ici il y a maintenant des siècles moi aussi, j'ai échoué ici après l'accident dans cette montagne maudite, vous connaissez le parcours puisque vous venez d'arriver, je suis sûre que cette fille vous a fait le coup du vertige, de la peur mal au ventre, de la gifle à l'arrivée, du silence mutique bien étudié, elle est comme les autres finalement, elle était comme moi, sauf pour la chute, dans les ravins de Naxos, l'accident qui tue inattendu, je ne vous en veux pas, ne vous excusez pas, mais je suis restée là, coincée ici, impossible de partir après ça, impossible de faire le chemin inverse, dans l'autre sens, j'ai changé de nom, Barbara comme les barbares, duchesse de Naxos car vénitienne.

Un bref intermède pour annoncer l'arrivée du buffet et nous avons repris notre conversation amusée, j'ai dit je vais fumer une cigarette dehors, je vous laisse ou je vous emmène ?, suivez moi au bout du monde, duchesse de Naxos, je ne peux pas , j'ai mes invités, vous comprenez je dois être là, je veux dire, physiquement là, mon fauteuil, moi, mes interventions, mon rituel, ils y sont habitués et ne tolèrent pas la disparition, je suis la dernière à partir, je suis chez moi, mais je suis la dernière à partir car je ne dors pas là, je pars moi aussi, je regagne mes appartements, au petit matin, vous verrez bien si l'idée vous en vient, de m'accompagner, de laisser cette Délicia dans les bras d'un autre, mieux fait pour elle, vous n'êtes pas pour elle, vous le savez déjà, n'insistez pas, rompez tout de suite, laissez-la, accompagnez moi, restez avec moi, ici pour toujours, je vous le demande, les autres l'ont fait, pourquoi pas vous, je mettais fin rapidement à ce discours délirant et lui montrait mon paquet de tabac a moitié vide, et me dirigeais vers l'extérieur, je sors, je vais fumer, je reviens, je sors….

A peine avais-je descendu l'étage qui me séparait de Barbara, que l'appel de la rue me rendait à la vie perdue jusque là, cette fille, cette fille quitte là ou bien tu t'en voudras pour le restant de tes jours, c'est une araignée, une mante, une anguille qui finira par t'étouffer, j'allumai presque machinalement une cigarette, aspirait rapidement une bouffée et recrachait le tout dans l'espoir de me détendre un peu, je détestais ce genre de soirée, je détestais cette vanité fantomatique et vaporeuse, oui un écran de fumée, qui disparaissait le matin même, comme par méchantement, je détestais toute cette histoire, tous ces gens froids comme des poissons, j'en voulais définitivement à Salamanque pour m'avoir aspiré jusqu'ici, je ne désirais plus qu'une chose repartir d'ici, définitivement, Délicia dans mes valises.

Je parcourais les rues sombres comme un fantôme moi aussi, sans savoir où j'allais, tournant à droite puis à gauche, partir, absolument d'ici, ne jamais ressembler à ça, j'avais besoin de prendre l'air en pleine poitrine, je respirais plus fort, cela s'entendait, un sentiment absolument inconnu de moi jusqu'à présent imposait sa chape sur mon corps incontrôlable, des tremblements, un message dans ma tête, la colère, je me mettais à courir jusqu'à la mer, je m'allongeais sur le sable, respirant toujours le plus fort possible, pour couvrir le clapotis des vagues, me débarrasser de moi, il y a des choses impossible à vivre, avais-je trop bû ?, il y a des gens impossible à souffrir, le dégoût d'une personne, physique et absolu, au point de vouloir disparaître, je repensai à notre voyage jusqu'à Naxos, la musique, dans ma tête, PJ H bien présente, hurlant de plus en plus fort, le concert du siècle, là ici à Naxos, la panique absente tout à coup, pour de bon, le calme des vagues, la chaleur du sable, la fraicheur du vent, et les pas qui s'approchent, très lentement, jusqu'à moi, je ne bouge même pas, j'entends un corps s'allonger près du mien, elle me prends la main, je t'ai cherché un peu partout, j'ai vite su où tu étais, nous devions venir ici finir la nuit, je n'en pouvais plus moi aussi, je crois que finalement je partirais bientôt, mais auparavant j'ai un secret à te dire.

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