Ne meurt pas

salomon_koubatsou

Imaginez un monde ou la mort est taboue. Personne ne peut mourir. Personne n'en a le droit. Impossible, oui, mais pas à imaginer...

-Vivien! Peux-tu descendre chez monsieur Li rapporter l'encyclopédie? J'aurai déjà dû le faire hier, et maintenant je dois rester donner son bain à Zoé.


-Tout de suite, Maman!


Je prends l'énorme livre dans mes bras, sort de l'appartement et dévale les escaliers du palier. J'adore aller chez notre voisin du 1er. Monsieur Li garde toujours une boite ou deux de biscuits au chocolat pour moi quand je fais la navette entre son étage et le nôtre. Depus que Zoé est venue au monde, Maman me confie souvent ce genre de comission à sa place pendant qu'elle s'en occupe. J'adore lui rendre service. Maintenant que j'ai 8 ans, je pense être enfin assez grand pour me rendre utile et l'aider un peu à combler le vide qu'a laissé Papa quand il est parti à l'autre bout du monde pour son travail.


Papa me manque parfois. Je ne sais pas quand je le reverrai. Mais ça n'est qu'un mauvais moment à passer. Quand on sera de nouveau ensemble, ça sera comme si toute cette absence n'avait jamais existé. Comme dit toujours Maman, il faut savoir être patient.


J'arrive sur le palier de monsieur Li. Je tape fièrement trois coups secs à sa porte, me sentant plus adulte, plus grand que jamais.


10 secondes passent et personne ne vient m'ouvrir. Cela suffit à me désarçonner. D'un coup, je redeviens simplement Vivien, timide et mal à l'aise sur le paillasson de ce voisin qui ne se montre pas.


Je frappe à nouveau trois coups secs, plus fort cette fois. Pas de réponse.


Au bout de cinq minutes, alors que je me dis qu'il n'est peut-être pas là, j'enclanche la poignée de porte à tout hasard: c'est ouvert.


Je sais que je ne devrais pas entrer, je devrais retourner chez moi prévenir maman. Mais c'est peut-être l'occasion de prouver que je peux me débrouiller tout seul, queje peux gérer même si il y a des imprévus. Et puis je ne vais pas mentir: je suis beaucoup trop attiré par l'appât du mystère.


Je pénètre dans l'appartement de mon voisin. Après un coup d'oeil dans son séjour pour tenter de le localiser, je me dirige vers sa chambre. Peut-être qu'il fait la sieste.


Il est là, mais il ne dors pas. Il a une corde attachée au cou dont l'extrémité est accrochée au lustre du plafond. Il se balance doucement, les pieds dans le vide. Il a la bouche ouverte et la peau toute bizarre: on dirait qu'elle est bleue. Ses yeux sont ouverts mais on dirait qu'il fait semblant de ne pas me voir. Je tente de signaler ma présence:


-Monsieur Li, je viens vous rapporter l'encyclopédie que Maman vous a emprunté et elle s'excuse de pas l'avoir rapporté hier parce qu'elle s'occupait de Zoé!


Je suis très fier de ma superbe formule de grand mais le silence de mon voisin me casse immédiatement mon aisance. Que lui arrive-t-il?


Il y a une odeur bizarre dans la chambre. On dirait celle des couches de Zoé. Je remarque la tache marron entre les jambes de monsieur Li et j'en reste sans voix. Il s'est chié dessus comme un bébé...?


Je recule de quelques pas, mal à l'aise. Sa peau bleue, son cou encordé, sa tache marron, son regard qui ne me voit pas... J'ai la très désagréable impression d'avoir surpris quelques chose que je n'étais pas censé voir. Complètement gagné par la peur, j'oublie une fois de plus que je suis courageux et j'hurle: "Maman! Maman!"


Mme Porta, la concierge, ne tarde pas à venir voir la source de ce raffut. Son regard se pose sur monsieur Li et elle blémit un instant avant de me tirer hors de la chambre en refermant la porte derrière moi. Là, elle se plante devant moi avec un horrible sourire crispé:


-Mon petit Vivien! Qu'est ce que tu fais à cet étage? Tu ne crois pas que tu devrais retourner voir ta mère et ta soeur?


-Mais... Mais je dois rendre l'encyclopédie...


-Pose-le là, ne t'inquiète pas pour ça! Me lance-t-elle en m'indiquant le buffet du salon. Je m'exécute mais le comportement de monsieur Li me perturbe toujours.


-Pourquoi monsieur Li ne me répondait pas? Et qu'est ce qu'il faisait au bout d'une corde?


-RIEN! Me répond-elle aussitôt avec ce même sourire paniqué. "Tu dois oublier ce que tu as vu, Vivien. Rien n'est arrivé. Sois gentil, retourne avec ta Maman."


Je n'ai pas la force de désobéir. Je me dirige lentement vers les escaliers tout en sentant le regard de madame Porta braqué dans mon dos. Toutes mes pensées se bousculent dans ma tête où je me repasse encore et encore la vision de mon voisin se balançant lentement avec ses yeux vitreux. Que se passe-t-il?


Je suis à mi-chemin de mon étage quand je croise Pépé dans les escaliers qui porte une immense plante dans son bras. Il vient d'emménager ici; la plante est sûrement en route pour son nouveau salon. Il m'ébouriffe les cheveux avec affection et même si la concierge m'a dit d'oublier cela, je me sens incapable de tenir ma langue:


-Monsieur Li se balance au bout d'une corde! Il ne bouge plus du tout et on aurait dit qu'il ne me voyait pas.


L'espace d'une seconde, j'ai l'impression que les yeux de Pépé se sont écarquillés. Mais je n'en suis pas sûr car l'instant d'après, il m'embrasse sur le front avec un petit rire très aigu, m'ébouriffe à nouveau les cheveux et repart d'un pas précipité.


Pourquoi personne ne s'intéresse à ce qui arrive à monsieur Li? Est-ce qu'il faut vraiment le laisser en cochon pendu comme ça?


J'arrive à la maison où Maman a l'air de m'attendre. Elle me fixe, assise sur le fauteuil du salon, le visage aussi grave que ceux des vieilles personnes qui me suivent du regard dans la rue quand je vais à l'école. Je me précipite vers elle:


-Maman! Monsieur Li se balance au bout d'une corde!


-La concierge m'a prévenu qu'elle t'avait croisé chez lui, oui, me répond-elle doucement.


Mais je commence à en avoir assez de toutes ces paroles douces et sucrées. Et puis je me demande comment madame Porta a pu prévenir Maman aussi rapidement.


-Est-ce qu'il va rester comme ça pour toujours? Pourquoi vous ne le décrochez pas?


-Mon chéri, me coupe-t-elle précipitament, il vaut sans doute mieux que tu oublies ce que tu as pu voir. Il ne s'est rien passé en bas, tu es d'accord mon coeur?


C'était presque exactement les mêmes mots que ceux de la concierge. Mais ce qu'on me demande est juste impossible! Je ne peux pas m'obliger à oublier une chose aussi étrange! Je ne vais tout de même pas faire comme si de rien n'était!


Ce soir, Maman m'a envoyé au lit bien plus tôt que d'habitude, presque en même temps que Zoé. Elle fait semblant de rien mais je devine que cette histoire la perturbe. Alors pourquoi ne veut-elle pas que j'en parle? Elle en tout cas, elle ne se prive pas pour en discuter pendant des heures au téléphone avec Pépé. Jusqu'à très très tard. Ses cris transperçaient les murs de ma chambre:


-Mais tu ne te rends pas compte! Comment a-t-il fait ça! Je croyais que ça n'était plus possible! Imagine l'impact que cela va avoir sur Vivien à présent. Il était là, il a tout vu, absolument tout! Li est un taré! Un fou! Comment a-t-il pu... Oui, je le savais très bien qu'on ne pouvait pas... Mais ça n'est pas possible. Ça n'existe pas, Alain! Ça n'existe plus!


Mes oreilles sont pleines de ces horribles paroles que je ne comprend pas. Je passe toute la nuit à cauchemarder de monsieur Li. Ses yeux vides me fixent partout, son corps tout bleu et tout raide me fait peur. Lui qui était auparavant mon voisin préféré, maintenant je le trouve répugnant. Et même, je le déteste. Je le déteste pour me faire aussi peur. Je le déteste pour être aussi détesté de Maman à présent. Je sanglote contre mon oreiller, terrorisé. Je finis par lentement m'endormir.


Le lendemain, la première pensée qui me vient est naturellement celle d'aller voir monsieur Li. Je vais réveiller Maman et lui demande le plus gentiment possible la permission d'aller prendre des nouvelles de notre voisin.


Elle écarquille les yeux en entendant ma demande et ses lèvres commençent à trembler dangereusement. Pendant un moment, j'ai très peur de l'avoir fait pleurer. Mais elle reste stoïque et me demande d'une voix blanche aussi ténue qu'un chuchotement:


-De quel voisin parle-tu, mon chéri?


Incroyable. Elle fait semblant de l'avoir oublié. J'ai très envie de protester mais face à ma mère, ça ne mènera probablement à rien. Et si c'était moi qui avait perdu la boule, après tout? Est-ce que monsieur Li n'existait depuis tout ce temps que dans mes rêves? Mais non! Je me souviens clairement des biscuits qu'il m'offrait, de ses grande main ridées, de l'encyclopédie qu'il nous avait prêté... Et puis c'est presque écrit sur la figure de Maman qu'elle sait parfaitement de qui je parle.


-Maman?


-Oui, Vivien?


-C'est possible d'arrêter de vivre?


Je sais bien la réponse mais en même temps, pour la première fois, j'ai peur de cette réponse.


-Pardon?


-Eh bien, ne plus rien voir ni entendre, ne plus bouger du tout et ne plus penser à rien. Et rester comme ça pour toujours!


Je me retiens d'ajouter le nom de notre voisin.


Maman prend une grande inspiration, la même que quand elle s'apprête à me répéter un truc pour la dixième fois.


-Personne ne peut arrêter de vivre, Vivien. Enlève-toi ces horreurs de la tête une bonne fois pour toute.


-Mais alors qu'est ce que ça veut dire de devenir tout bleu et d'avoir une corde autour du cou?!


-Ce sont des fous, Vivien. Monsieur Li est devenu fou. Il est dangereux pour lui et pour son entourage et c'est pour cette raison que nous devons nous efforcer de ne plus penser à lui.


Elle a dit cette phrase dans un très rapide chuchotement, comme si le contact de ces mots dans sa bouche pouvait la brûler. Elle m'embrasse et s'en va préparer le petit-déjeuner.


Désoeuvré, je m'en vais dans la chambre de Zoé. Ma petite soeur est déjà réveillée dans son petit lit de bébé remplis de peluches. Elle m'accueille à grands cris de joie malgré sa tétine dans la bouche. Je m'affale à côté de la paroi élastique du lit, complètement vide. Elle, elle s'en fout, elle tape contre la paroi, apparement très contente de voir son grand stupide de frère assis dans sa chambre.


J'espère que je ne deviendrai pas fou avant de revoir Papa.

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