Ectoplasmes - Partie 1/4

punkyre

Nell, 15 ans, en vacances forcées chez sa grand-mère, est loin d'imaginer le secret que cette dernière comptait emporter dans la tombe, ni combien il la changera.

Prologue

Sept ans après la publication du premier chapitre, j'ai décidé de publier l'ensemble du roman. Il contient 20 chapitres et sera divisé en 4 parties sur WeLoveWords.

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Chapitre 1


La voiture s'enfonçait toujours un peu plus dans la forêt. Il n'y avait plus âme qui vive depuis des kilomètres et pire, la nuit tombait. Tout ça parce que Louisa ne supportait pas la voiture et qu'il fallait s'arrêter tous les dix kilomètres pour qu'elle vomisse le contenu inexistant de son estomac. Nous avions deux heures de retard sur l'arrivée prévue. Ces deux heures que j'aurais dû avoir, elles étaient mon exutoire, après cette journée de voiture et le calvaire qui nous attendait pour deux semaines. A peine arrivés, il allait falloir passer à table, puis décharger la voiture et aller se coucher. Bonjour les vacances. Mes copines étaient toutes en train de faire la fête à cette heure-ci, ou en route pour des vacances de rêve. Moi, j'allais chez ma grand-mère, au fin fond du bout du monde, dans une maison qui puait le renfermé.

« Ça fait longtemps qu'on est pas allé voir votre grand-mère » avait dit mon père. Bien sûr, mais pourquoi y aller deux longues semaines ? Encore, s'il y avait des choses à faire… Louisa s'en fichait, elle avait pris au moins dix bouquins à l'eau de rose. On n'allait jamais la voir, le nez dans ses livres, dans sa chambre ou sur le petit bout de terrasse plein de mousse. Et puis elle aimait bien ma sœur, contrairement à moi. Cette fichue Jocelyne la sorcière. Pas un jour sans une réflexion, sans une réprimande. A croire que j'étais la monstrueuse, impolie et abrutie petite-fille. Le vilain petit canard.

―      Nell, arrête de souffler maintenant, gronda ma mère, et Louisa, arrête de lire, tu vas t'abîmer les yeux.

―      Tu vas surtout vomir pour la quarantième fois, dis-je en me pinçant le nez.

Ma sœur leva les yeux au ciel avant de se replonger dans sa lecture. Soit disant qu'elle avait le mal des transports, et que c'était pas du tout dû à la lecture. N'importe quoi. Tout le monde savait que lire en voiture accentuait le mal des transports… D'un autre côté, ça arrangeait mes parents : quand elle ne lisait pas, elle parlait tellement que ça rendait fou.

―      On arrive bientôt ? demandais-je avec l'espoir de pouvoir profiter un peu de l'air de la campagne avant l'heure fatidique du diner.

Mon  père ne se donna même pas la peine de me répondre. Il souffla bruyamment, pour me faire comprendre que poser la question toutes les dix minutes n'allait pas nous faire arriver plus vite. Il n'avait pas tort et je me résignai. Les pires vacances de ma vie s'annonçaient, et je le savais avant même de poser le pied dans la verdure ennuyeuse du jardin de ma grand-mère.

*

Le lendemain matin, je me jetai dehors dès les premiers rayons du soleil. La veille avait été affreuse. Je n'eus même pas le temps d'oublier l'odeur de vomi de l'habitacle que nous étions déjà dans la salle à manger vieillotte pour manger un ragoût douteux. Après le dîner, hop, direction les draps lavés un siècle auparavant, au milieu des toiles d'araignées, et surtout, dans le même lit que ma sœur, qui ronflait comme un petit cochon. Et pas un bruit surtout ! La chambre de la sorcière était collée à la nôtre. Couchée à l'heure des poules, elle surveillait le moindre bruit.

Cette sortie matinale était comme une libération de prison. Une fois dehors, j'avais une heure à tuer avant le petit déjeuner. Pour éviter de crier, mon père avait pris l'habitude de souffler dans un cor, me donnant l'impression d'être une proie à la merci de la chasse qu'on ouvrait. Je devais être présente dans les cinq minutes sous peine de me faire tirer les oreilles par ma sorcière de grand-mère. Mon père trouvait ça presque normal, c'était sa mère, après tout. Et ma propre mère ne disait rien et estimait que ça ne me faisait pas de mal, « un peu plus d'autorité ». Et pendant ce temps, ma sœur se marrait, forte de son statut d'ainée et de petite fille modèle.

 

Je trainai des pieds ainsi pendant plusieurs jours, avec le même emploi du temps : réveil à l'aube, observation du soleil qui se levait jusqu'au petit déjeuner, matinée à regarder l'herbe pousser, déjeuner, après-midi à grimper dans les arbres, courir autour de la maison ou détruire la fourmilière du coin, souper, puis au lit. Je ne m'éloignais presque jamais. Depuis toute petite, quand ma grand-mère me racontait des histoires, c'était pour me parler des serpents, sangliers, et même loups qui traînaient dans le coin. Et bien sûr, ma sœur se faisait un plaisir de confirmer tout ce qu'elle inventait. Mes dix ans passés, je me doutais bien qu'il n'y avait pas de monstre caché dans les arbres à l'orée du jardin, mais il y avait quelque chose en moi qui m'interdisait tout de même d'y aller, comme si la vieille sorcière n'avait pas tout à fait tort. Pourtant, cette année de mes quinze ans, j'en eus par-dessus la tête d'obéir à ces injonctions.

 

Le samedi, après une semaine entière à pester contre la vie qu'on me faisait mener, une bonne nouvelle vint donner une tournure inattendue aux « vacances ». Mes parents réussirent à convaincre ma grand-mère qu'une sortie en ville n'était pas une mauvaise idée, que ça allait être « sympa », et « dépaysant ». Difficile de la tirer hors de sa maison, cette vieille bique ! Ils partirent en début d'après-midi, et ma sœur et moi eûmes le droit à un sermon en bonne et due forme. « Interdit de sortir de la maison, sinon vous aurez affaire à moi ! » gronda la grand-mère avec les yeux écarquillés. Un sourire en coin, mon père l'accompagna à la voiture et nous salua avant de dire « On vous ramène un petit quelque chose si vous êtes sages, donc Louisa, je compte sur toi pour surveiller ta sœur ». Je vis pétiller les yeux de ma sœur comme deux pièces de cristal, et je sus que mon après-midi allait être un véritable calvaire.

Je pris sur moi pour échafauder un plan aussi rapide qu'efficace. Convaincre ma sœur de sortir était peine perdue. Elle rêvait déjà du cadeau promis. En même temps, elle n'aimait que lire, lire, lire et étudier… Mes parents n'avaient qu'à lui ramener le dernier livre cul-cul à la mode et ils la rendraient heureuse. De mon côté, c'était la croix et la bannière pour me trouver quelque chose. J'avais souvent droit à un truc à manger, comme s'ils comptaient m'engraisser pour que ma sœur puisse me montrer du doigt : « en plus d'être bête comme un âne, tu deviens grosse comme une vache ! »

Après trente minutes à écouter ma sœur parler de son dernier livre de vampires, je lui proposai un thé. Elle accepta volontiers cet élan de bonté de ma part, et continua à me raconter les scènes les plus palpitantes de son bouquin. Tout en lançant des « oh », « ah bon », « c'est vrai ? » depuis la cuisine, je fis chauffer l'eau et ouvris doucement le tiroir à médicaments. Une vraie mine d'or pour suicidaire. Ma grand-mère prenait au moins dix comprimés par repas, comme des bonbons multicolores. Je trouvai rapidement les somnifères et en sorti un. Alors que je refermai le tiroir, ma sœur entra dans la cuisine.

―      Qu'est ce que tu fais ?

―      Je cherche le thé, en fait.

―      Pff, si tu t'éclipsais pas comme une voleuse à chaque fin de repas, tu saurais qu'il est là, me dit-elle en me montrant un placard.

Elle resta silencieuse quelques secondes, avant de me jeter « menthe » à la figure, et de reprendre son monologue.

 

Il ne fallut qu'une petite demi-heure pour qu'elle se sente assez fatiguée pour aller faire une sieste. Je lui promis de ne pas sortir et de rester dans la maison. Pour lui montrer ma bonne volonté, je débarrassai les tasses. Quand je revins dans le salon, ma gardienne dormait à poings fermés sur le canapé. J'espérai ne pas avoir trop forcé la dose, tout en n'ayant que peu de remords au vu de ce que me faisait vivre ma sœur à longueur de temps.

 

Je profitai à peine de l'odeur de l'été, de la fraîcheur du sous-bois ou des chants des oiseaux tant cette liberté soudaine me saisissait toute entière. Cette petite escapade dans les bois avait un parfum d'aventure. J'étais Indiana et rien ne pouvait m'arrêter. Pourtant, après une dizaine de minutes, je me rendis compte que la forêt qui entourait la maison était aussi ennuyeuse que l'herbe mal entretenue du jardin. Je m'étais déjà beaucoup éloignée, en prenant soin de marquer mon chemin sur les arbres à l'aide d'un petit couteau, mais la forêt était la même, encore et encore. Je pris alors le temps de regarder autour de moi. Tout était calme et paisible, et l'air de la nature m'apparut comme bien plus sain que celui de la ville. Je découvris quelques champignons mais ne me risquai pas à les toucher. J'avais beau être casse-cou, je n'étais pas non plus inconsciente.

A peine une heure plus tard, je regrettais d'avoir drogué ma sœur pour cette escapade en forêt, loin d'être aussi intéressante que dans mon imagination. Je décidai de rentrer. Le nez collé à mes chaussures, devenues noires de terre, je sursautai au passage d'une chose étrange dans mon champ de vision. Je m'éloignai de quelques pas et levai le nez. Une sorte de voile blanchâtre était pendu à une branche deux mètres au dessus du sol. Semblable à une écharpe, la chose se mouvait très étrangement. Il n'y avait pas de vent, et pourtant elle se balançait lentement, et semblait parfois se soulever. Je me risquai à toucher la matière et je fus surprise par sa finesse. Il n'y avait pas d'équivalence en termes de sensations. Ce n'était pas du tissu, ni de la peau. C'était si fin que j'eus du mal à en estimer la douceur. Je tirai un peu dessus et la matière se détacha de la branche sans résistance. Elle se mit à chuter dans une lenteur irréelle. Je ne fus saisi par l'étrangeté de la situation que tardivement, et je sentis la peur m'envahir lentement. Je reculai de quelques pas et repris le chemin de la maison. Jetant un œil en arrière je vis la chose flotter à un mètre cinquante du sol, à l'horizontal, et cette vue suffit à me faire déguerpir.

 

Je peinais à réveiller ma sœur lorsque j'entendis la voiture de mes parents. Louisa se releva difficilement, mais je ne pris pas le temps de me moquer de ses yeux crottés comme j'en avais l'habitude. Je courus dans ma chambre enlever mes chaussures et vérifier l'état de mes vêtements. Tout était parfait, pas même une brindille dans les cheveux. Mes mains étaient un peu sales mais ça ne détonait pas avec mon état habituel.

J'entrai dans le salon. Louisa expliqua sa sieste tandis que mon père prenait le manteau de ma grand-mère.

―      Vous rentrez tôt, dis-je.

―      Ta grand-mère ne se sentait pas très bien, expliqua ma mère.

Quand la concernée se retourna vers moi, je vis ses yeux s'agrandir, puis se noircir peu à peu pour devenir deux billes de colère. Je l'avais déjà vue énervée, et étais habituée à sa haine de vieille femme, mais cette fois, c'était différent. Elle s'avança, un doigt pointé vers moi.

―      Tu es allée dans la forêt… chuchota-t-elle.

―      Jocelyne ? demanda ma mère.

―      Elle est allée dans la forêt !

Elle m'attrapa par le bras et me tira vers la porte d'entrée.

―      C'est faux ! m'exclamai-je.

―      Ne mens pas !

Mes parents nous suivirent dehors et regardèrent sans comprendre ma grand-mère frotter mes vêtements, comme pour en retirer de la poussière invisible. Me saisissant par les épaules, elle me secoua un grand coup, avant de me dire entre les dents :

―      Je t'avais dit de ne pas y aller ! Je ne veux plus jamais te voir, tu entends ?! Plus jamais !

Mon père desserra ses mains de mes bras et l'attira vers la maison. Poussant un soupir, je compris que ma mère la prenait pour une folle. Pourtant, j'étais persuadée du contraire. Ces yeux, qui m'avaient figée sur place, avaient vu quelque chose. Une chose que les autres ne pouvaient pas voir. Pour ma grand-mère, j'avais commis une faute plus grave que toute autre. Je baissai les yeux, honteuse tout à coup d'avoir désobéi. Quand je vis quelque chose flotter à hauteur de mes genoux, je sentis tout d'abord mon cœur se serrer. Cette même matière, laiteuse et plus fine que de la soie, se mouvait pour finir à hauteur de mes yeux. J'attrapai le tissu entre deux doigts et frissonnai à son contact. Sur le seuil de la porte, ma grand-mère me fixait, le visage déformé par la surprise et une détresse qui saisit mon âme. Elle poussa un cri de douleur et perdit l'équilibre en portant sa main à son bras gauche. Mon père la retint et ordonna à ma mère d'appeler les pompiers. Je ne sus que quelques heures plus tard que ma grand-mère avait été victime d'une crise cardiaque, mais une seconde me suffit pour comprendre qu'elle avait vu la même chose que moi, et que c'était tout, sauf normal.


Chapitre 2


Les sonneries retentissaient sûrement dans le vide, comme toujours lorsqu'elle voyait mon numéro s'afficher. J'entendis le bip habituel, et ne sus plus quoi dire.

―      Salut…

Mes craintes s'étaient envolées au fil des années. C'était comme parler à quelqu'un d'autre. Je m'étais forgée une image nouvelle, oubliant celle qui m'avait fait peur si longtemps. Pourtant, je n'y arrivais pas cette fois-ci. Il y avait trop d'enjeux. Elle devait forcément avoir des réponses.

Plusieurs secondes s'étaient écoulées, peut-être une minute entière même. Je n'avais toujours rien dit. Je raccrochai. A quoi bon ? Cela faisait des années qu'elle évitait tous mes appels et nous interdisait formellement de venir la voir. A l'obtention de mon permis, j'avais pourtant essayé d'y aller à l'improviste. Résultat : elle s'était enfermée chez elle toute la journée sans donner signe de vie. Je finis par repartir, de peur qu'elle se laisse mourir ou ne m'attaque comme un loup acculé.

Je regardai le bocal trônant sur ma table de nuit. Je devais lui trouver une cachette. Idiote comme elle était, Louisa aurait bien été capable de le jeter sans me poser la question. Son contenu était trop important pour finir à la poubelle. Compacté ainsi dans son bocal, le fin tissu ne bougeait presque plus, comme endormi. L'idée de le garder ainsi durant des semaines me fit frémir. Je saisis de nouveau le téléphone et attendis le bip avant de lancer, sans préavis :

―      Rouquinou est mort. Tu ne t'en souviens peut-être pas ? L'espèce de gros chat moche que Papa avait offert à Louisa. Tu disais qu'il était aussi bête qu'elle était intelligente.

Vieille comme elle était, peut-être qu'elle n'allait pas comprendre où je voulais en venir. Elle savait bien que je n'étais pas du genre sentimentale, et que je ne l'appelais pas pour pleurer la mort du chat. Pour autant, je ne voulais pas en parler sur un répondeur.

―      Depuis, il y a ce truc bizarre… et j'aurais besoin de savoir certaines choses. Rappelle-moi. Assez vite…

Je raccrochai. Elle n'était pas sénile, lui dire ça devait suffire. J'avais peu d'espoir d'être rappelée. De mémoire, elle ne l'avait fait que par accident, pour au final me raccrocher au nez.

Je glissai le bocal dans une boite sous mon lit avant de faire les cent pas, attendant impatiemment l'appel qu'elle n'allait jamais passer.

C'était la première fois que cela apparaissait à la suite de la mort d'un animal. A vrai dire, durant mon adolescence je n'avais jamais vu d'animal mourir, surtout si gros. Si Louisa était allée seule chez le vétérinaire, je n'aurais pas eu l'occasion de le voir en direct. Se détachant de son corps, comme une fumée compacte, à mesure que Louisa se vidait de ses larmes... cette vue m'avait fait frémir comme jamais. Je me doutais que ces choses venaient des êtres vivants, mais je n'avais jamais vu la « transformation ».

Le vétérinaire dut me prendre pour une originale, tendant la main au dessus du corps du chat pour la fermer sur du vide. Louisa était trop affectée pour s'en rendre compte. Jamais je n'avais conduit aussi lentement que sur le chemin du retour : Rouquinou mort dans une boite sur les genoux de ma sœur et son ruban résiduel dans ma main, tout essayant tant bien que mal de tenir le volant.

C'était si différent, d'en connaître la provenance exacte. J'avais la sensation étrange et étouffante que c'était peut-être son « âme ». Sensation qui me répugnait, toute athée que j'étais. Son « âme », son « résidu », qu'importait le nom que je lui donnais, c'était toujours quelque chose qui venait de Rouquinou et qui ne disparaissait pas, même après plusieurs jours.

En effet, les différents rubans que je trouvais finissaient toujours par disparaître. Depuis mon retour du séjour catastrophe chez ma grand-mère, je voyais de plus en plus de rubans, et avait expérimenté pas mal de choses.

Je notais toutes mes conclusions dans un journal fermant à clé, que je cachais dans un double fond de mon bureau. Mes observations ne tenaient qu'en quelques lignes, mais étaient confirmées par toutes mes expériences.

Premièrement, les rubans avaient un poids infime et étaient si fins qu'il était impossible de mesurer leur épaisseur à l'œil nu. Ensuite, laissés libres, ils flottaient environ à 1m50 du sol. Surélevé ou enterrés, ils n'avaient pas la « force » de se libérer.

N'ayant jamais vu de « transformation » depuis la source, je ne connaissais pas leur durée de vie exacte mais j'avais constaté qu'ils disparaissaient au bout d'un certain temps de manière soudaine. La durée variait de quelques heures à quelques jours.

Enfin, depuis peu je savais que les rubans provenaient des êtres vivants… Le fait que le ruban dans mon bocal provenait de Rouquinou lui conférait une importance particulière. J'avais beau être froide comme la glace concernant cet imbécile de chat, je ne pouvais concevoir de le laisser s'envoler n'importe où à travers la ville. Ce fut tout de même un être vivant, et ce ruban résiduel découlait de sa mort. C'était précieux. Mais tout de même pas assez précieux pour me pourrir mes nuits, à tournoyer sur place dans un silence plombant durant des heures.

―      Neeeeell ! Téléphoooone !

La mort de son chat l'avait rendue si aigrie que ma sœur ne daignait plus lever ses fesses pour quoi que ce soit d'autre que ses révisions. C'en était devenu déprimant. Je courus jusque dans ma chambre, où j'avais laissé mon portable le temps d'aller me ravitailler en chips.

C'était une ex-camarade de classe, Alexia, qui me proposait d'aller faire un peu de shopping. Alors que je m'apprêtais à prétexter des révisions, je me repris rapidement. Non, je n'avais plus d'excuses, plus de révisions, de devoirs... On était samedi et je n'avais rien à faire. C'était la vraie vie pour moi depuis que j'avais arrêté la fac. Le métro-boulot-dodo avec les parents sur le dos, parce qu'arrêter les études c'était rater sa vie.

Le métro-boulot-dodo avec des rubans de fumée accrochés aux gens, flottant dans les rues, dans les transports et dans un bocal sous le lit.

*

Comment fuir sans être remarquée ? Si se retrouver à cinq filles dans un New Look était une torture, ça avait ses avantages : si je me faisais emporter par la foule, j'avais toutes les chances de pouvoir partir en passant inaperçu, chacune étant occupée à parler à sa voisine. C'était sans compter sur Alexia, qui me collait aux basques et tenait à tout prix à m'entendre donner mon avis sur tous ses possibles achats.

Je ne comprenais pas vraiment comment elle pouvait continuer à m'inviter à ses sorties shopping, ciné, soirées… J'étais le genre de fille qu'on préférait mettre de côté dès l'année scolaire finie, aussi bavarde et souriante qu'une carpe. Après une crise d'adolescence particulièrement morose, je n'étais pas devenue la même fêtarde que mes anciennes amies. Il m'était réellement difficile de danser, chanter, rire, alors qu'à chaque instant je pouvais être confrontée à un élément du décor qui n'avait rien à faire là. Au fond de moi, je savais que cette session shopping était très certainement la dernière. Je n'avais plus aucun intérêt pour quelque forme d'amitié ou de relation sociale. Je me sentais comme dans une bulle, un rêve, très loin des considérations habituelles des personnes de mon âge.

 

J'étais dans un état semi-comateux près de la sortie du magasin quand mes sens se mirent en éveil en un instant. Dans le grand hall du centre commercial résonnèrent des éclats de voix, et tandis que la foule se tut par vague, j'entendis au loin des foulées déterminées, avant de voir débarquer cinq pompiers dans leurs uniformes.

Je sortis du magasin, tandis que les pompiers montaient quatre à quatre les escaliers menant à la mezzanine du deuxième étage. Un étrange pressentiment me prit au corps. Je me frayai un passage parmi les badauds, attirée comme un aimant, les yeux rivés vers le deuxième étage. J'eus le souffle coupé quand, comme poussé par le vent au dessus de la rambarde de l'étage, un long ruban apparut. Il était plus grand, plus blanc, plus impressionnant que tous ceux que j'avais pu voir. Il commençait sa descente vers le sol du rez-de-chaussée quand un homme apparut soudainement juste à son niveau. D'une main sûre, il empoigna le ruban tout en regardant autour de lui, d'un regard dur et terrifiant. Ce geste n'était pas accidentel. Ce geste était celui de quelqu'un qui savait pertinemment sur quoi sa main se refermerait. Quelqu'un qui voyait ce que je voyais.

Mes jambes réussirent à bouger quand l'homme disparu derrière la rambarde. Je fendis la foule jusqu'aux escalators, me faisant insulter au passage. A coup de « pardon » et de « poussez-vous », je finis par déboucher sur la mezzanine du deuxième étage. Aucune trace de l'homme, et trois directions possibles. Je m'avançai vers la plus bondée, essayant d'apercevoir le ruban.

Ce ne fut pas l'homme, ni ce qu'il avait emporté avec lui que je finis par trouver, mais la réponse à une interrogation qui me glaçait le sang. Les cinq pompiers se tenaient autour du corps d'un vieil homme allongé au sol. Une femme âgée pleurait seule au milieu de la foule, refusant la réalité face au corps inerte de son mari.

Les larmes me montèrent aux yeux. Pas de tristesse pour ce couple que la mort séparait, mais parce que j'avais compris que ces foutus rubans blancs ne sortaient pas uniquement du corps des chats. Ma gorge se serra en repensant au regard glacial de celui qui avait saisi cet ectoplasme. Et je finis par partir en sanglots, parce que je savais que je n'avais pas les épaules assez larges pour faire face à ce secret terrible qui enflait à mesure que j'essayais de l'accepter.


Chapitre 3


En ouvrant la porte de l'appartement, la chaleur me prit à la gorge. Ma sœur avait passé sa journée à travailler le chauffage à fond, et ne leva pas les yeux quand je passai dans le couloir pour monter dans ma chambre. Mes parents quant à eux étaient visiblement sortis pour faire des courses. Un poids en moins. Je grimpai les escaliers quatre à quatre et m'enfermai dans ma chambre. Mon cœur n'avait cessé de battre à m'en faire mal depuis le centre commercial. Il fallait que je fasse quelque chose, que je trouve une solution. Dans l'instant, la première idée qui m'était venue était de partir, de fuir. Je saisis un sac et y fourrai des vêtements et un chargeur de portable. Je passai à la salle de bain prendre le strict nécessaire et fermai mon sac. Au moment de passer la porte, je m'arrêtai. Malgré tout le dégoût qui naissait au fond de moi, je ne pouvais pas l'abandonner. Je fis demi-tour et saisis le bocal sous mon lit.

Je descendis et me plantai dans le couloir, fixant ma sœur installée sur la table du salon. Après plusieurs secondes de silence, elle finit par lever la tête et me vit, un sac dans une main et un bocal vide dans l'autre.

―      Tu sors pour le week-end ?

―      Dis aux parents de ne pas s'inquiéter. Je les appelle dès que possible.

J'attrapai mes clés et sortis. Louisa me suivit et me héla dans la cage d'escalier, mais j'étais déjà loin.

 

La nuit était tombée quand j'entrai sur l'A5. Je filai en direction de l'inconnu, avec comme vague objectif un exil au sommet d'une montagne Alpine. Mes économies en liquide et sur mon compte me permettraient de voir venir durant quelques semaines, de réfléchir à la suite. J'avais besoin d'air. Besoin d'être loin de toute cette agitation, de cette banlieue étouffante, de tous ces trucs qui me dépassaient.

Mon portable sonna après une ou deux heures de route. Je le saisis au fond de mon sac, tout en gardant mon attention sur ma conduite. C'était ma mère, peut-être inquiète. Je ne répondis pas et posai mon téléphone sur le siège passager. J'eus quelques instants le bocal dans mon champ de vision, et il attira mon attention. Le regardant plus longuement, j'eus la surprise de comprendre qu'il était vide. Vide pour de vrai, cette fois-ci. Plus de ruban tournoyant, plus de Rouquinou. Je relevai les yeux, perturbée. Je n'eus pas le temps de réagir : un voile blanc, immense, apparut au dessus de la voiture me précédant, et fus projeté vers mon pare-brise. Je freinai tout en essayant par instinct de l'éviter. Je sentis l'arrière de la voiture chasser dans un crissement de pneu et n'eus pas le temps de reprendre ma trajectoire que la vitesse propulsa la ferraille en l'air. Le premier choc m'ôta toute sensation, ou bien avais-je tellement mal que je ne ressentis pas la suite en détail. Mes mains furent arrachées du volant, mon corps tout entier secoué en tout sens, tandis que le fracas se mêlait aux cris dans ma tête. Puis plus rien. Plus aucun bruit, plus aucun mouvement. Juste mon corps me faisant mal à hurler. Des cris me parvinrent faiblement, puis de plus en plus fort. On m'appelait. « Vous pouvez sortir ?! » me criait-on. Non, je ne pouvais pas. Je n'arrivais même pas à lever un bras. Je sentis des secousses, faibles comparées aux précédentes, puis un bruit de métal horrible. Je compris vaguement que quelqu'un détachait ma ceinture, puis la douleur fut fulgurante, quand on m'extirpa de l'habitacle. Pourquoi ne perdais-je pas conscience ? Pourquoi restais-je dans cet état d'éveil somnolant, assez consciente pour sentir la douleur, mais pas assez pour saisir la situation ? On me parlait sans discontinuer. Je sentais l'agitation autour de moi, j'entendais les gens, les klaxons, puis une voix, plus forte que les autres « Oui, juste avant la sortie 19. Elle a fait deux, peut-être trois tonneaux. Une femme, seule, peut-être la vingtaine, on l'a sortie de la voiture. Je ne sais pas, mais elle a l'air en état de choc. Oui elle saigne. » J'en appris plus en entendant cette personne qu'en identifiant les sensations de mon propre corps. J'avais juste l'impression que tous mes os étaient brisés, que ma peau brulait. L'air peinait à atteindre mes poumons. Les sollicitations incessantes des personnes autour de moi me tenaient éveillée. Ma vue se brouillait par intermittence. Je fermai les yeux et me concentrai sur ma respiration, cherchant l'air. « Restez avec moi, ouvrez les yeux ! Regardez-moi ! » entendis-je une nouvelle fois. J'obéis, plongeant dans la noirceur du ciel. Je vis, plusieurs mètres au dessus, quelque chose se déplacer. Un voile blanc, qui descendait nonchalamment vers le sol. Mon cœur se serra, si fort que je crus qu'il s'arrêtait. Une malédiction, voilà ce que c'était. Des voiles de mort animés par une puissance diabolique, que j'avais la malchance de voir. « Ne bougez pas, restez calme ». La peur commençait à m'envahir. Mon corps ne répondait pas, il se mouvait dans mon imaginaire, se révoltait et fuyait. A mesure que je me débattais intérieurement, je sentais mes dernières forces m'abandonner. Quand je me sentis partir complètement, je fus certaine que ce voile serait mon linceul.


Chapitre 4


Trois… deux… un… Oui, je le savais. Saute petit, tu ne l'auras jamais comme ça. Bien sûr, je le savais. Je sais. Je sais toujours. Stop. Tais-toi donc. Laisse-le faire sa vie. Fais-toi un thé et cesse de penser. Ton cerveau fonctionne encore trop vite, comme d'habitude. Ton cerveau, oui, ton cœur, ce n'est pas ça. Tu es si vieille, tellement cassée, enfermée dans ce corps ridé. Mais ton corps est la façade de ton cerveau. Ton cerveau est vieux, lui aussi. Non, pas vieux, fatigué. Fatigué de toute cette… Oh mais arrête donc de te plaindre ! et va te faire ce thé.

Qui m'appelle encore ? Je ne répondrai pas. Qu'on me laisse mourir. Qu'on laisse cette vieille chair flétrir.

―      Bonjour Maman…

Imbécile de fils. Qu'est ce qu'il me veut encore. Longtemps qu'il ne m'avait pas appelé. Qu'il parle au répondeur, encore, ça lui fera les pieds.

―      Nell a eu un accident... Un accident de voiture. Elle a été mise en coma artificiel. Quand ils l'ont amenée à l'hôpital, elle délirait… Elle répétait « enlève-le, enlève-le Mamie »… Rappelle-moi s'il te plait. Je te tiens au courant.

Alors, qu'as-tu à dire vieille bique ? Tu vas la rouspéter maintenant ? Tu vas lui faire passer l'envie d'aller se promener dans la forêt, de découvrir ce qui devait être enterré avec toi ? Parce que l'éloigner, ça allait forcément arrêter le processus. Et puis ne pas répondre à ses appels allait faire disparaitre le résidu de son imbécile de chat. Bien sûr, bien sûr. Tout comme lui faire croire que tu ne l'aimais pas allait lui faire du bien. Tu ne peux t'en vouloir qu'à toi-même. Pas à elle, non. Elle n'y est pour rien. Elle ne veut pas vivre cette vie. C'est tes gênes à toi, c'est ta responsabilité, uniquement. Tu continues à faire l'autruche maintenant ? Tu fermes les yeux ? Le rappeler. Non, y aller. Non ! Surtout pas… Impossible. Et s'ils me retrouvent ? Ne pas prendre de risque… Et elle ? Est-ce qu'ils savent déjà ? Cet accident… et si…


Chapitre 5


Si la vie reprit rapidement son cours autour de moi, je restais un peu figée dans le temps et dans mes pensées. Le réveil à l'hôpital avait été difficile et douloureux. Entre plâtre, bandages et pansements, je ne ressemblais plus à rien. Le plus difficile était de revoir la même image sans cesse dès que je fermais les yeux : ce voile blanc, recouvrant peu à peu mon corps sans personne pour le remarquer. J'avais du mal à réaliser ce qui m'était arrivé. Même plusieurs jours après être rentrée chez mes parents, je me posais les mêmes questions. J'essayais de comprendre pourquoi, de comprendre à partir de quand j'avais fait une erreur : est-ce que l'erreur avait été de quitter la route des yeux, d'emmener le bocal avec moi en partant, d'être simplement partie sans avoir pris le temps de la réflexion ? Ou bien, depuis toujours, mon erreur avait-elle été d'entrer dans cette forêt… Autant de questions qui restaient sans réponse, qui tournaient dans mon esprit et m'emmenaient peu à peu dans un mutisme que mes proches ne saisissaient pas. Ils l'acceptaient, cependant. Ils s'étaient fait à l'idée que j'étais étrange depuis si longtemps ! Un petit passage à vide après un accident leur paraissait somme toute normal.

 

Un matin, alors que je dormais d'un œil, ronflotant encore après trois snooze de réveil, on frappa à ma porte avec insistance. Ma sœur entra sans attendre ma réponse.

―      Descend, Nell, tout de suite.

J'essayais d'en savoir plus mais elle était déjà partie. J'attrapai un pull et un legging et m'habillai en vitesse avant de descendre, les yeux encore collés de sommeil. J'entrai dans la cuisine en me dirigeant à l'aveugle vers la cafetière.

―      Nell…

Je sus à la voix de mon père que le café attendrait. Ma mère et ma sœur étaient assises dans le salon, et mon père regardait par la fenêtre, debout. Je m'assis à mon tour et attendis en silence qu'on m'explique ce qui se passait.

―      Votre grand-mère a fait une crise cardiaque.

Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Une série fulgurante d'inquiétudes me passèrent à l'esprit. Je revis ma grand-mère, quelques années auparavant, s'écroulant dans les bras de mon père. Je regardai ma sœur, qui ouvrait déjà la bouche, les larmes aux yeux, pour demander « elle est… », avant d'être coupée par mon père.

―      Elle est à l'hôpital, les médecins disent que son état est préoccupant, mais qu'elle refuse de rester. Je n'en sais pas plus…

―      Elle a plus de 80 ans, précise ma mère, ça peut être grave comme ça peut n'être qu'un petit souci de cœur.

―      Quoi qu'il en soit, avec votre mère nous irons la voir ce week-end. Est-ce que vous voulez venir ?

Louisa acquiesça immédiatement. J'étais muette, tétanisée. Ma mère vint s'assoir à côté de moi et me passa un bras autour des épaules.

―      Mon ange, si tu ne veux pas, on comprendra…

Je voulus dire que ce n'était pas ça, que je voulais, mais en vérité, je n'en savais rien. J'avais peur. Peur de la revoir, peur aussi de ne jamais la revoir, et peur des pensées terribles qui me traversaient l'esprit… C'était une opportunité. Une chance de la voir avant qu'elle ne disparaisse et de savoir ce que j'avais toujours voulu, tout ce que j'avais toujours eu besoin de savoir. Penser ça me dégoûtait, mais je ne pouvais pas m'en empêcher.

Mon père fit signe de nous laisser seuls tous les deux. Il s'agenouilla devant moi et prit mes mains dans les siennes. Des larmes finirent par me monter aux yeux, plus de rage que de tristesse.

―      Nell… il faut que tu saches, quand ta grand-mère est arrivée à l'hôpital, elle racontait toutes sortes de choses, mais plusieurs fois, elle a demandé à voir sa petite-fille.

Il marqua une pause

―      Elle demandait à te voir, Nell.

Face à mon mutisme, il continua.

―      Ma chérie… je sais qu'il y a eu des moments difficiles, et que tu ne l'as plus revue depuis, mais je suis sûr qu'elle regrette, au fond. Et… c'est peut-être la dernière occasion de la voir.

Je plongeai dans les yeux de mon père, sincères, tristes. Il ne savait rien. Rien de ce qui s'était passé, de ce que j'avais vécu ou de ce que ma grand-mère cachait. J'eus soudain pitié pour lui. Pitié de son ignorance.

―      Je viendrai… dis-je dans un souffle.

Il hocha la tête tout en serrant mes mains puis se leva, me laissant seule, le cœur déchiré.

*

La route était aussi longue que dans mes souvenirs, voire plus. Elle me sembla durer des jours, mais quand nous nous garâmes devant la maison, elle me parut si courte que j'aurais tout donné pour rouler encore un peu.

En entrant dans la maison, je découvris tout comme mes parents et ma sœur l'étendue de la vieillesse de ma grand-mère. En quelques années, elle avait complètement perdu la tête. Tout étant sans dessus dessous. Pas sale, mais fou. Des tasses étaient soigneusement rangées au dessus du meuble de la télé, dans lequel cette même télé était retournée face vers le mur. Les canapés, chaises et tables n'étaient plus à leurs places, les cadres étaient retournés. Entre tout cela, j'eus froid dans le dos en apercevant dans le jardin derrière la maison des draps pendus sur des fils. Des draps blancs, par dizaines. Je fermai les yeux et tentai de ne pas revoir les souvenirs de toutes ces vacances affreuses passées ici.

Mes parents étaient montés et entrés dans la chambre de ma grand-mère, tandis que Louisa et moi attendions, fébriles, qu'on nous dise quoi faire. L'infirmière qui s'occupait de ma grand-mère sortit de la chambre et j'entendis une voix rauque demander « Où est-elle ? ». Mes parents nous firent entrer. Louisa se jeta immédiatement au chevet de ma grand-mère en pleurant. Je restai en revanche figée sur le pas de la porte. Pas parce que je m'en fichais, pas parce que j'étais incapable de montrer mes sentiments, pas parce que je me vengeais de l'ignorance dans laquelle elle m'avait plongée toutes ces années. Je restai figée parce que le regard de ma grand-mère, planté dans le mien, m'avait glacé le sang. Elle avait les yeux grands ouverts, alertes, plein de colère, de tristesse, et d'autres sentiments que je ne pus identifier. Ses yeux étaient entourés d'un visage si vieux, si ridé… Sa peau ressemblait plus à du papier qu'à de la chair. Elle ouvrit légèrement la bouche, avant de dire, d'une voix profonde, n'amenant aucune contestation « Laissez-nous ». Louisa leva la tête, suivit son regard et me vit, imperturbable. Elle n'osa rien dire. Quand ma mère sortit, ma sœur se leva et quitta la pièce, sans se retenir de me donner un petit coup d'épaule en passant. Mon père posa une main sur mon épaule avant de sortir à son tour, en refermant la porte derrière lui.

Je me retrouvai seule avec elle. J'étais pétrifiée. Je n'osai pas ouvrir la bouche, bouger. Elle finit par lever une main, lentement, m'invitant à m'approcher. J'obéis. M'asseyant sur la chaise à côté d'elle, je retins ma respiration. Elle leva de nouveau la main, pour la passer cette fois sur ma joue, sans pour autant me toucher. Ses yeux s'emplirent de larmes. C'était la première fois que je la voyais ainsi. Je sentis au fond de moi une compassion que je n'aurais pu imaginer. Je saisis sa main et sentis ses doigts rêches, froids, contre les miens. Elle la serra doucement.

―      Je suis désolée, Nell… chuchota-t-elle. Désolée pour cette fois-là.

Je ne bougeais pas, attendais, fébrile, tout autre parole.

―      Ce n'était pas pour toi. Je ne voulais pas que ça t'arrive.

Tandis qu'elle parlait, je vis ses yeux s'humidifier. Je lisais des regrets sincères dans ses yeux.

―      J'aurais dû te préparer. Mais j'avais peur… Je ne savais pas, j'étais…

Ses yeux s'agrandissaient de plus en plus. J'ouvris la bouche mais ne pus rien dire. Une question, tout de suite ! Il fallait que je lui pose une question avant qu'elle ne délire complètement. Je sentis sa main se serrer un peu plus autour de la mienne, elle me tira vers elle d'un coup. Le regret de ses yeux c'était transformé en détermination.

―      Tu vas comprendre. Tu vas comprendre Nell ! Pas tout. Pas d'un coup, mais tu vas comprendre ! Je suis désolée…

Je me retournai pour appeler mon père, mais elle tira plus fort sur ma main, l'écrasa dans la sienne avec une force improbable.

―      Il ne sait pas ! Personne ne sait ! Je ne voulais pas que tu saches Nell, je ne voulais pas que ça t'arrive. Pas comme moi. Écoute-moi !

Je l'écoutai. Je l'écoutai et pleurai. De douleur parce que sa main broyait la mienne, de peur, surtout. Ses yeux étaient pleins de démence, mais je savais que chaque mot avait un sens.

―      Fais attention à eux. A tout, mais surtout à eux. Fuis, toujours.

Après cela, elle se redressa, inspira violemment et ses yeux se révulsèrent.

―      Papa ! PAPA !

Ils arrivèrent tous en même temps. Ma mère retint Louisa hors de la chambre, l'infirmière fit le tour du lit. Mon père tenta de libérer ma main, mais elle me tenait encore si fermement qu'il n'y parvint pas. J'entendis un faible son sortir de la gorge de ma grand-mère. En larmes, je me retournai de nouveau vers elle. Ses yeux me fixaient, terribles, terrifiants.

―      Res… respire… Respire ! Respire ! fustigea-t-elle.

Ses yeux se révulsèrent une nouvelle fois, et sa main lâcha prise. Son corps retomba mollement sur le lit, sa tête penchée sur le côté, la bouche entrouverte et humide.

―      Non… non. Non, non, non ! Réveille-toi ! Hurlai-je en la secouant.

Je regardai l'infirmière et criai :

―      Faites quelque chose !

―      Elle ne veut pas.

―      Mais réveillez-la !

―      Elle ne voulait pas ! Je suis désolée, dit-elle avant de se reculer, tête baissée.

Mon père me tira, mais cette fois c'est moi qui broyais la main de ma grand-mère.

―      Mamie ! Réveille-toi !

J'avais trop de questions ! Toutes étaient sans réponse. J'avais peur. Je ne voulais pas être seule avec tout ça. C'était trop dur à comprendre, trop dur à porter. Je pleurais, cette fois de colère. Une rage profonde contre ma grand-mère, contre tout ça, contre le monde entier. J'avais envie de hurler. Alors que mon père serrait mon épaule, pleurant lui aussi en silence, alors que ma mère consolait ma sœur, je vis avec horreur ce que j'avais toujours pressenti. Je le vis d'abord sortir de ses épaules, de son torse, de sa main, et enfin, de sa tête, de son visage. Un fin, éclatant, surréaliste voile. Je le devinai bloqué par ma main qui tenait encore celle, sans vie, de ma grand-mère. Je lâchai doucement cette dernière et le voile s'étendit un peu plus. Il avait une teinte, une texture, que je ne saurais définir. Différente. Ce fut à ce moment-là que vint le déclic. Elle ne l'avait pas dit pour elle. Elle savait que c'était son dernier souffle. C'était un ordre, un ordre pour moi. Sans réfléchir un instant de plus, je me baissai et embrassai, à travers le voile, le front froid de ma grand-mère. Mon visage frôlant ce voile imperceptible, je respirai profondément. Je sentis un froid intense entrer dans mes poumons, épais, presque liquide, mais je ne toussai pas. J'ouvris les yeux et vis le voile s'éparpiller en millions de grains de poussière. J'inspirai une seconde fois, et vis ces poussières entrer en moi, suivant le chemin de l'air. Je perdis alors le contrôle et tombai en arrière, rattrapée par mon père. Je ne l'entendis pas me parler. J'avais les yeux ouverts, mais je ne le voyais pas. Des milliers d'images passaient devant mes yeux, comme un film en accéléré, incontrôlable, tantôt doux, tantôt terrifiant. Ma grand-mère, jeune, mon père bébé dans ses bras, son mari que je n'avais jamais connu, souriant, puis mort, poignardé, des voiles, encore et encore, des morts. Je voyais ces images sans comprendre, tout en comprenant parfaitement. Je savais. Comme si une nouvelle mémoire m'était greffée. J'étais elle. Une partie seulement. Des morceaux manquaient. De gros morceaux. Je connaissais tout à coup de nouvelles personnes, mais ne voyais pas leur visage. Je savais leur importance, mais ne savais pas qui ils étaient. Je voyais des lieux, mais ne savais pas où ils se trouvaient. Je savais que j'étais allée quelque part, mais pas à quoi cela ressemblait. Un puzzle. Un immense puzzle de la vie de ma grand-mère, qui imprégnait la mienne, qui m'annihilait tout en me complétant. C'était beau. C'était effroyable. Et je sus instantanément que ce serait ma vie, dorénavant.

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