Ni tu ni à taire
Frédéric J. Duval
« De tous les conseils que je t’ai donnés, tu ne les as écoutés jamais et j’ai toujours eu pas tort, alors vas-tu ne pas ignorer celui-ci ?
- Rien n’est moins sûr.
- Voilà qui est encourageant ! »
Pourquoi n’écoutera-t-elle toujours que le contraire de ce que je lui dis ? Je formule, je feinte, je vrille mais rien n’y fait. Je ne lui dis pas noir, pour qu’elle ne pense pas blanc autant que faire se peut, mais la force de son hostile esprit, se borne à détourner jusqu’à mes intentions.
Quand elle a voulu sortir avec Lionel, je lui ai dit d’éviter, elle lui a dit : « Oui ! » Quand elle a voulu quitter Eric pour Tristan, je lui ai dit d’éviter, elle lui a dit : « Oui ! » Quand je lui ai dit de laisser tomber Mikaël, elle s’est accrochée, et quand je lui ai dit de tromper Anthony, elle a dit : « Non ! » Pourquoi ne pas arrêter de me demander des conseils si seuls, leurs contraires, ont force de lois ?
« Mais parce que tu es mon ami. Ton avis compte beaucoup pour moi.
- Je n’en suis pas sûr.
- Moi, je le suis !
- Ça va de soi ! »
Alors, je continue à les lui prodiguer avec le plus d’habileté possible, en espérant toujours un peu plus fort que mes formulations auront raison de ses contradictions. Le paradoxe, est qu’elle admet aisément que mes conseils, que mes avis, eurent toujours été parfaitement bons, si elle les avait seulement suivis. C’est un aveu d’échec diraient certains. Pour elle, c’est reconnaître mon mérite sans jamais, pour autant, lui apporter le crédit qu’elle pourrait lui devoir. La vérité est là, c’est qu’elle est indépendante, et qu’elle entend le rester. Dans ces conditions, rien de ce que je peux lui dire, sous une forme ou sous une autre, n’aura jamais gain de cause. Et qu’à cela ne tienne, pourrait-on se dire. Mais tout comme elle, j’estime que mon avis compte, à plus forte raison quand il est sollicité, et non spontané. Et que son indépendance en prenne un coup m’indiffère bien plus que de voir bafouer, mes précieux conseils. C’est pourquoi, je crois, je m’évertue encore à élaborer, avec soin, chacun d’entre eux : pour tenter de détourner l’attention farouche qui lui fait, irrémédiablement, ne pas faire ce que je lui dis.
« - Penses-tu que je n’ai pas tort ?
- Je le crois.
- Pourquoi doutes-tu alors de ne pas suivre l’inverse de ma suggestion ?
- Je me tâte encore. J’hésite.
- Entre quoi et quoi ?
- T’écouter ou pas.
- Tu devrais ne pas écouter ce que ton esprit ne te dicte pas. »
Dis-je seulement ce que je pense ? J’essaye moi-même de déterminer si mes périphrases abondent bien dans mon sens ? D’interrogations en négations, je finis par me poser la question. J’ai l’impression d’élaborer la trame d’un dialogue qui appartient à une autre dimension, et dont je suis pourtant l’auteur. Une espèce de rencontre improbable entre Queneau et Tardieu. A l’orée de la folie et du génie, sans que je ne suis puisse jamais déterminer avec clarté lequel de nous évolue dans lequel des deux camps.
« Peut-être Arnold. Non ? Dit-elle.
- C’est une idée.
- Pourquoi pas Philibert ?
- C’est un nom de cheval !
- Non, plutôt celui d’un poney. »
J’aurais dû m’en douter. Son avis s’oppose au mien, jusque dans la qualification de ce que m’évoque un prénom. J’ai envie de lui dire de se débrouiller toute seule. Mais elle me dira que, sans moi, elle ne trouvera pas. Alors qu’avec moi, elle trouve tout ce qu’elle ne choisira pas. Elle procède par élimination. Seront évincées, sans autre forme de procès, toutes mes propositions. C’est le moment pour moi de faire éliminer de la liste des possibles, tous les prénoms qui me déplaisent, et autres noms de ruminants ferrés.
« Peut-être aurais-tu dû demander son avis au père ? Dis-je.
- Sûrement pas, il veut l’appeler Phileas. »
Je ne suis apparemment pas le seul à me voir opposer une fin de non-recevoir.
« Tu as raison, Phileas, c’est un cadeau de naissance assez douteux.
- Pas tant que ça.
- Je croyais que tu trouvais ça laid ?
- Pour mon enfant, oui !
- Je vois ! Tu as différentes échelles de valeurs.
- Tu veux m’aider, oui ou non ?
- Est-ce qu’éviter de te dire ce que je pense plutôt que de taire ce que je ne pense pas dire, c’est t’aider ?
- Absolument ! »
Limpide !
« Quoi qu’il en soit, à moins de t’enfuir de l’hôpital avant d’accoucher, quelqu’un finira par te poser la question.
- Je te l’ai dit : je me tâte.
- Tâte-toi vite Joséphine, tâte-toi vite. On lui verra bientôt la tête.
- Ne me brusque pas !
- Il faudra bien lui trouver un prénom avant qu’il ne soit en âge de te le demander lui-même. Ne le sens-tu pas venir ?
- On pousse, on pousse, on pousse, on pousse, répète en boucle la sage-femme.
- Pourquoi pas Clément ? Dis-je.
- C’est moche ! Dit-elle.
- C’est très bien Clément.
- Sûrement pas !
- Remarque, tu as raison. Clément, c’est trop sérieux ! Seuls les enfants doués ne s’appellent pas différemment.
- On pousse, on pousse, on pousse, on pousse, continue la sage-femme.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? M’interroge-t-elle, entre deux tentatives d’expulsion.
- Tout ce que je ne pense pas.
- Tu n’aimes pas non plus ce prénom ?
- Il m’insupporte.
- On pousse, on pousse, on pousse, on pousse, exige à nouveau la sage-femme, avant d’extraire le nourrisson de sa cachette.
- Voilà un beau bébé ! Dis-je émerveillé. T’es-tu décidée ?
- Je vais l’appeler Clément !
- Tu ne devrais pas, dis-je, en observant le nouveau-né.
- Pourquoi pas ?
- Parce que je t’avais dit de faire confiance aux échographies !
- Voilà votre bébé, m’interrompt la sage-femme, en le posant contre le corps de Joséphine. C’est une belle petite fille. Comment voulez-vous l’appeler ?