Nice au 14

juliettecarrlet

C'était un camion, un camion blanc. Il est passé, et tout a changé.

Sortir un soir, en famille. Regarder le ciel bleu. S'asseoir sur la plage, face à la mer, et écouter le bruit des vagues s'écrasant sur les galets. Juste être là, et profiter de l'instant présent.

            Des musiciens viennent d'arriver. Ils jouent du Tam-Tam, chantent, font rire les enfants. La vie ne peut pas être plus belle. Le soleil baisse dans le ciel, je vais pouvoir observer la naissance de la nuit. J'attends patiemment ce moment en regardant calmement l'horizon. Je tourne la tête et aperçois ma sœur, qui fait des grimaces pour me faire rire. A dix ans, son monde se résume à sa famille, ses amies, son école sa ville et ses jouets. Elle est innocente et pleurerait pour la mort d'une mouche ; c'est une enfant. Elle voit le monde avec ses yeux d'enfant, son cœur d'enfant.

            A présent le soleil se couche : ce pourquoi nous sommes venues ma mère, ma sœur et moi, va bientôt débuter. Je fais une blague à ma mère, elle éclate de rire. En ce soir du 14 juillet 2016, tout est bien, tout est beau. Soudain le feu d'artifice commence. Du bleu, du blanc du rouge éclatent dans le ciel. Les couleurs se mélangent pendant 30 minutes au-dessus de la mer calme. Enfin, une explosion de toute les couleurs de l'arc-en-ciel : le bouquet final.

            C'est la fin du feu d'artifice. Ma mère me tire par la main et me dis : « maintenant on se dépêche sinon on va être bloquées dans les embouteillages pour rentrer » ; on remonte alors sur la Prom', et accélérons le pas. Arrivées à hauteur de Grosso, nous traversons la Prom' pour atteindre le passage piéton.

            Soudain, des cris. Je me retourne. Et là, l'horreur. Je vois surgir, à cinq mètres de moi, sur la Prom', un grand camion blanc. Il roule en zigzagant et écrase tout sur son passage. Une femme à vélo se jette à terre en abandonnant son engin pour échapper à cette voiture maléfique. Je vois un enfant se faire faucher par le camion. Il meurt sur le coup, écrasé. Je reste là sans rien faire. 3 ans. 3 ans. 3 ans. Tout autour des cris, des hurlements de terreur. Et toute cette horreur qui s'est déroulée en moins de 3 secondes.

            Ma mère me tire par le bras et me hurle : « Courez !!! ». Je cours. Mon cœur s'arrête de battre pendant une demi-seconde, puis repart à toute vitesse. Je cours. Mon cerveau n'a qu'un objectif : avancer, partir : SURVIVRE. Je cours. Dans mon esprit à ce moment-là, le monde entier veut ma mort. Je cours. Je suis traquée. Je cours. A chaque seconde, ma peau risque d'être criblée de balles. Je cours. Cela ne s'arrêtera jamais. Je cours.

            Le vent fait s'envoler mon chapeau, que je rattrape au vol. En me retournant j'aperçois ma mère et ma sœur en train de courir en pleurant ; des gens hurlent, se bousculent tout autour de moi. C'est le chaos.

            Enfin je vois notre voiture. Je hurle à des gens, avec une voix larmoyante : « Rentrez chez vous ! Vite ! Attentat !!! ». Je rentre dans la voiture. Je m'attache en tremblant. Ma mère démarre et je fonds en larmes. Je veux crier, hurler de toutes mes forces mais je n'y arrive pas. Je ne peux plus respirer, l'air ne vient pas à mes poumons. Je tremble de tout mon être. Ma mère me parle, je ne l'entends pas. Je suis bloquée dans ma panique, je n'en sortirai pas. On va me tuer, c'est sûr. Je vais mourir. Je ne veux pas mourir, mais je vais mourir. Des bombes vont exploser. Je vais mourir. On va me tirer dessus. Je vais mourir. Est-ce que je suis encore vivante ?

 

Nous arrivons sur un chemin familier. Nous montons le long du chemin sinueux et la Peur, la terrible Peur me tord toujours les boyaux.  Je vais vomir, je le sens, mon cœur va lâcher, mon cerveau va exploser. Je vais mourir de peur. Soudain la voiture ralentit. J'aperçois sur la route une poubelle retournée.  À cet instant précis, je vois ma vie défiler devant mes yeux. Ce n'est pas comme dans les films, je n'ai pas de ''Flash-Back". Je vois les visages de tous ceux auxquels je tiens apparaître devant mes yeux en l'espace d'une demi-seconde. Et là, ma mère dépasse la poubelle. Il n'y avait aucune bombe cachée dedans. Je suis vivante. Ou plutôt: je ne suis pas encore morte. Je me mets à pleurer de plus belle.  Vais-je arriver saine et sauve chez moi? Mon père arrivera-t'il en vie à la maison ? Ma famille est-elle en vie? Mes amis sont-ils en vie? Qui est mort? Pourquoi ce soir? Pourquoi tant de haine? Pourquoi à Nice ? Pourquoi ma ville ?

 

 

Nous arrivons enfin chez nous. Je me rue sur le portillon d'entrée, puis sur la porte, je cours dans ma chambre me jeter dans mon lit. Quand mon père va-t-il rentrer?  J'ai besoin de lui, je suis une enfant, son enfant, impuissante face à tout cela. Terrorisée, revoyant sans cesse les terribles images du camion dans ma tête, j'appelle en pleur ma meilleure amie. Heureusement elle va bien. Je lui demande de me tenir informée de la sécurité de nos amis. J'envoie un mail à John, qui me rassure aussitôt. Il va bien. J'appelle ensuite Emma, en pleurant toutes les larmes de mon corps.  Elle me répond sans comprendre: elle n'est pas au courant de l'attentat.  Lorsque je le lui explique d'une voix noyée de larmes, elle se met à pleurer et raccroche pour appeler sa mère qui est à Nice.

 

Pendant des heures, attendre des réponses d'amis, de la famille. Ne pas pouvoir être soulagée quand elles arrivent: trop de gens manquent encore à l'appel. 

Pendant les jours qui suivent, mon esprit oscille entre le désespoir suicidaire et l'envie de vivre. Tant de pensées se bousculent dans ma tête: pourquoi moi? Et surtout: pourquoi pas moi?  Je ne mérite pas de vivre. J'aurais dû être à la place du petit garçon que j'ai vu mourir: il était plus jeune que moi. Cela peut paraitre aberrant, mais c'est vrai. J'aurai dû être à sa place. Une vie en vaut bien une autre, non ? Je ne mérite pas de vivre. Mais j'ai envie de vivre.  Mais j'ai envie de mourir. Et surtout une question, la question: sont-ils en vie?

 

À ce moment-là, le désespoir est si profondément ancré dans les cœurs que les plus belles marques d'amitié font à peine effet.  Durant 3 jours, toute ma famille se relaie à tour de rôle pour ne pas nous laisser seuls. Mais mon seul désir est d'être seule. J'ai l'impression que tout le monde me déteste: ils me forcent à manger, à parler, à rester avec eux. Ils veulent me prendre mon portable.  Mais sans mon portable, comment vais-je savoir s'ils vivent?

 

Je me déteste également: je leur fais de la peine, ils ont pitié de moi, leurs regards le montrent bien. Je hais cette pitié: elle devrait être pour les victimes. Je ne veux pas être considérée comme une victime. Je n'en suis pas une. Victime, victime, victime, victime. L'affirmation résonne dans la tête. J'aurais dû mourir, je le sais.  Pourquoi suis-je en vie? Est-ce que je le mérite? Et toujours la question dans ma tête: sont-ils en vie?

Je me couche. En éteignant la lampe, je vois sur mon portable un message, un des messages que j'attendais tant:

"Je vais bien et j'espère que toi et les tiens aussi ?

Merci Juliette

Je t'appelle bientôt"

 

 Et je pleure. Pendant 2 heures je pleure toutes les larmes de mon corps, tellement soulagée qu'il ne soit pas mort. Cette nouvelle me redonne de l'espoir.  Je verrai mes amis dans deux jours. Je reprends espoir. Mais le doute quant aux autres personnes qui n'ont pas répondu et toujours présent dans ma tête. Cessera-t-il un jour ?

 

Le lendemain je reçois un message.  Et là, le choc : "Je ne sais pas comment te le dire, Jeanne est morte". Et la plus rien dans mon corps ne répond.  Mes nerfs lâchent, je m'effondre. C'aurait pu être ma sœur. C'est Jeanne qui nous quitte, elle qu'on croyait tous sauve.

Et puis les larmes, les larmes les plus troublantes. Celles de mon père, se demandant si sa fille va tenir le coup. Si elle sourira de nouveau un jour. Si elle sera heureuse de nouveau. Si, même sans aller jusqu'au bonheur, elle connaîtra des moments d'apaisement. Comment rassurer un père, alors que de nombreux ont perdu leur enfant ? Comment se sentir légitime de me tenir là, vivante, alors que toute vie a quitté mon esprit ?

 

Et soudain, 6 mois plus tard, au détour d'un couloir, ma vie reprend. Il se tient là, devant moi. Paul.

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