Artaud, Nietzsche et Rimbaud

theophile

Souvenirs

      Cet hiver-là, j'étais à Marseille. C'est là qu'Artaud est mort et que Rimbaud est né — enfin… le contraire plutôt. J'ai relu tout Rimbaud, l'Héliogabale d'Artaud et le Nietzsche de Stefan Zweig. Et ça m'a fait froid dans le dos.

      "Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaque ouvrage une relation. […] Il ne trouve plus d'éditeur en Allemagne. La production de ses vingt années, accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatre quintaux ; il est obligé de recourir à son propre argent, celui qu'il a difficilement épargné ou celui qu'on lui a donné, pour continuer à faire paraître ses livres. Mais non seulement personne ne les achète : même lorsqu'il les donne Nietzsche, à la fin, n'a plus de lecteurs. De la quatrième partie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirer que quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante-dix millions d'habitants de l'Allemagne, que sept personnes à qui il puisse l'envoyer, tellement à l'apogée de son œuvre, il est devenu étranger […] Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne lui sait le moindre gré […] C'est ainsi qu'en 1897 le plus grand esprit du siècle présente à ses contemporains les plus grands livres de l'époque […]. "Après un appel comme était mon Zarathoustra, issu du plus intime de l'âme, ne pas entendre un seul mot de réponse, rien, rien, seulement la solitude muette démultipliée — il y a là une inconcevable horreur et le plus fort peut en périr. Et je ne suis pas le plus fort." […] Même ses amis laissent anxieusement de côté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent toute opinion, comme quelque chose de pénible."

      

      "Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds."

      Des médecins ont amputé la jambe de Rimbaud le 25 mai 1891 à l'hôpital de la Conception. Sa mère et sa sœur étaient là.

   Le 9 novembre, il écrit un courrier au directeur des Messageries maritimes : "Un lot : une dent seule ; un lot : deux dents ; un lot : trois dents ; un lot : quatre dents ; un lot : deux dents. Monsieur le directeur, […] Je suis complètement paralysé, donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites--moi à quelle heure je dois être transporté à bord…".

      Il meurt le lendemain, le 10 novembre 1991.

      "La mort vient à grands pas. Je t'ai dit dans ma dernière lettre, ma chère maman, que son moignon était fort gonflé. Maintenant c'est un cancer énorme entre la hanche et le ventre, juste en haut de l'os. Ce moignon, qui était si sensible, si douloureux ne le fait presque plus souffrir. Arthur n'a pas vu cette tumeur mortelle : il s'étonne que tout le monde vienne voir ce pauvre moignon auquel il ne sent presque plus rien ; et tous les médecins (il en est déjà bien venu dix depuis que j'ai signalé ce mal terrible) restent muets et terrifiés devant ce cancer étrange. […] Éveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit des choses bizarres très doucement, d'une voix qui m'enchanterait si elle ne me perçait le cœur. Ce qu'il dit, ce sont des rêves — pourtant ce n'est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. On dirait, et je crois, qu'il le fait exprès. Comme il murmurait ces choses-là, la sœur m'a dit tout bas : "Il a donc encore perdu connaissance ?" Mais il a entendu et est devenu tout rouge. […] Quelquefois il demande aux médecins si eux voient les choses extraordinaires qu'il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions ; les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux qui n'ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : "C'est singulier". Il y a dans le cas d'Arthur quelque chose qu'ils ne comprennent pas. Les médecins, d'ailleurs, ne viennent presque plus, parce qu'il pleure souvent en leur parlant et cela les bouleverse. […] Il ne prend presque plus rien en fait de nourriture, et ce qu'il prend, c'est avec une extrême répugnance. Aussi a-t-il la maigreur d'un squelette et le teint d'un cadavre ! Et tous ses pauvres membres paralysés, mutilés, morts autour de lui ! Ô Dieu ! Quelle pitié ! À propos de ta lettre et d'Arthur : ne compte pas du tout sur son argent. Après lui, et les frais mortuaires payés, il faut compter que son avoir reviendra à d'autres ; je suis absolument décidée à respecter ses volontés, et quand même il n'y aurait que moi seule pour les exécuter, son argent et ses affaires iront à qui bon lui semble. Ce que j'ai fait pour lui, ce n'était pas par cupidité, mais parce qu'il est mon frère, et que, abandonné par l'univers entier, je n'ai pas voulu le laisser mourir seul et sans secours. Je lui serai fidèle après sa mort comme avant, et ce qu'il m'aura dit de faire de son argent et de ses habits, je le ferais exactement, quand même je devrais en souffrir. […]

Isabelle"

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