Noirs ou Blancs

Alan Zahoui

Alors qu'ils jouent aux échecs, Christie et Jason entendent un son étrange...

La fin était proche. Tous ses soldats étaient tombés un à un. L'ombre menaçante de l'ennemi se faisait de plus en plus pesante. Le Cavalier Blanc scrutait ses moindres mouvements. Il cherchait une ouverture pour porter l'estocade finale. Le Fou lui empêchait toute retraite. Au loin, la Reine menait ses troupes d'une main de fer. Elle était radieuse au côté de son époux. Devait-elle mettre fin à cette guerre elle-même, ou laisser l'un de ses sujets s'en charger ? Après quelques instants d'hésitations, la Reine passa à l'action. D'un geste plein de détermination, elle trancha net la tête du Roi adverse.

— Échec et mat.

Jason frappa du poing sur la table, avant qu'un sourire se dessine sur son visage.

— Vous êtes une femme cruelle, Mme Bishop. Vous auriez pu mettre fin à cette partie depuis bien longtemps, mais vous avez continué à bouffer mes pièces, l'une après l'autre.— Tu sais, à mon âge, il faut faire durer le plaisir.

Jason soupira.

— Tu t'améliores mon cher Jason, dit Mme Bishop. Pour te récompenser je t'autorise à m'appeler par mon prénom.— J'en suis honoré, dit Jason, la main sur le cœur.

Mme Bishop ricana. Son rire chantonnant fit sourire à nouveau Jason.

— Notre petit rendez-vous hebdomadaire m'apporte de la joie. Je me sens moins seule grâce à toi. Tu es comme le petit-fils que je n'ai jamais eu.

Jason retint les larmes qui lui montaient aux yeux.

— Christie ?

— Oui mon petit ?

— Je prends les blancs cette fois-ci.

— Comme tu voudras Jay-Jay. Mais là n'est pas le problème. Tes pièces doivent toujours être liées entre elles. Comme une communauté dans laquelle les membres s'aideraient mutuellement.

Jason retourna l'échiquier et plaça les pièces avec détermination.

— Je vois à peu près l'idée, mais je vais quand même prendre les blancs. Ils ont un temps d'avance. Je vais tenter ma chance avec eux. Pas moyen que je batte des poids lourds à la boxe et que je perde contre une grand-mère aux échecs. Je resterai tant que je n'aurai pas gagné.

Christie toisa son jeune ami avec dédain et amusement.

— Préviens ta mère que tu reviendras à la maison dans dix ans. D'ailleurs, il est trois heures. Tu devrais peut-être rentrer.

— Pff. Tu me sous-estimes. Donne-moi quatre heures. En plus, ma mère a dû oublier mon existence. Commençons.

Christie s'alluma une cigarette. La fumée blanche se diffusa dans toute la pièce. Jason bougea son premier pion.

Un bruit sourd venu du rez-de-chaussée parvint aux oreilles des joueurs d'échecs, comme si quelqu'un frappait à la porte.

— Ça doit être un simple coup de vent, tenta Christie.

— Tu es sûre ?

Un coup de feu retentit, bientôt suivi de bien d'autres. Il y eut un long moment de flottement. Christie et Jason n'osaient plus faire le moindre geste. Des bruits de pas se firent entendre.

— Bon d'accord. Ce n'est définitivement pas un courant d'air, admit Christie.

— Appelle la police, chuchota Jason. Je vais voir en haut.

Christie acquiesça.

— Sois prudent. Ne joue pas au héros.

Jason ouvrit discrètement la trappe qui reliait la cave au rez-de-chaussée. Il n'y avait personne. Les cambrioleurs ne semblaient pas intéressés par les magnifiques meubles en bois d'amélanchier de la cuisine. Il avait un tout autre but.

Jason traversa les différentes pièces qui le séparaient de l'escalier menant au premier étage, à pas de loup, dans le noir complet. Son cœur battait la chamade. Ses mains étaient moites. Le calme avait laissé place à une excitation mêlée d'appréhension. Il avait l'impression que chacun de ses pas pouvait réveiller un ours en hibernation. Que chacune de ses respirations pouvait déraciner un arbre comme une tempête. Pourtant, il était parfaitement silencieux. Le boxeur s'était fait ballerine afin que le parquet ne chante pas, tel un rossignol.

Arrivé dans l'escalier, Jason parvint à entendre des voix indistinctement. Si les paroles des cambrioleurs étaient inaudibles, le jeune homme était sûr que les cambrioleurs étaient au nombre de deux.

Jason monta les marches de l'escalier le plus discrètement possible en priant très fort que sa présence ne soit pas remarquée. Il était de plus en plus proche. Pour la première fois, il allait découvrir la chambre de Christie.

— Tu sais où une vieille range ses bijoux ?

Les cambrioleurs parlaient à haute voix comme si de rien n'était. Ils devaient sans doute se penser seuls.

Jason gravit la dernière marche avec soulagement. Il se laissa guider par la lumière venant dans la chambre de Christie.

— J'en ai aucune putain d'idée. De toute façon on a le temps. Tout ce qu'on à faire c'est de ne pas attirer l'attention des voisins. Mais j'espère qu'on va mettre moins de temps pour trouver un truc à voler, que Trump pour construire son mur à la frontière mexicaine.

Tapi dans l'ombre, Jason épia les criminels par l'entrebâillement de la porte. Deux individus fouillaient les tiroirs et armoires de l'antre de Christie à la recherche de leur sésame. L'un d'entre eux était grand et filiforme. L'autre était petit et trapu. Il affichait également un sacré embonpoint. Autre détail important : les deux hommes portaient des armes.

Et merde, pensa Jason. Le jeune boxeur commença à trembler. Il n'était pas sûr que ses poings fassent le poids.

— C'est bon, j'ai trouvé ! dit le cambrioleur à l'embonpoint. Il avait en main un collier serti de diamants que Jason reconnut immédiatement. C'était celui que le défunt mari de Christie avait offert à sa femme peu après leur mariage. Ce n'était pas à cause des diamants que ce bijou était précieux pour la vieille femme. Jason devait absolument le récupérer.

Tout à coup, un cri surgit dans la nuit. La chatte de Christie, Piper avait bondi sur le cambrioleur filiforme. Elle lui taillada le visage. Effrayé, ce dernier sortit son arme de son holster et appuya sur la gâchette. Mais rien ne se passa. Piper partit se cacher sous le lit de son maître. Elle préparait sans doute une nouvelle attaque.

— Saleté de chat ! cria le cambrioleur filiforme. Pourquoi est-ce que mon arme n'a pas marché ?

— Tu as oublié le cran de pureté, abruti ! Tu m'as dit que tu savais te servir d'une arme !

La respiration de Jason reprit un cours normal. Il s'agissait de simples amateurs.

Piper sortit de sa cachette et s'attaqua à nouveau au visage du cambrioleur filiforme. Ce fut de nouveau la panique.

— Débarrasse-moi de ce démon !

L'occasion était trop belle pour Jason. Il entra dans la chambre et asséna un uppercut magistral au cambrioleur filiforme. Le jeune boxeur sentit la mâchoire de sa victime se disloquer sous la puissance du coup. L'homme à la gueule cassée s'écroula les bras en croix sur le lit de Christie.

Le second cambrioleur pointa son arme sur Jason. Il essayait en vain de cacher ses tremblements.

— Pose cette arme, lui conseilla Jason. Nous savons pertinemment tous les deux que tu n'auras pas le cran de tirer. On peut trouver un arrangement tous les deux.

Le regard du dernier cambrioleur debout passa du collier à Jason.

— Ferme-la, négro ! Qu'est-ce qui me dit que tu n'es pas un cambrioleur toi aussi ? Qu'est-ce qu'un nègre fout dans la maison d'une vieille Blanche ?

Jason commençait à perdre ses nerfs. Une mâchoire disloquée ne serait pas assez ce soir pour étancher sa soif de violence.

— Si tu me traites de nègre encore une fois, je ne vais pas seulement te déboîter la mâchoire comme ton pote. Je vais te réduire en bouillie. Et je donnerai tes restes à Piper.

Piper miaula. Elle n'était pas contre un petit en-cas nocturne. Le cambrioleur déglutit. Il n'était pas un expert, mais il savait que la revente du collier lui permettrait de gagner des milliers de dollars. Il devait décider si l'appât du gain était plus fort que la peur de finir en pâté pour chat.

Jason se rapprocha du cambrioleur.

— Reste où tu es !

Jason fit un pas de plus.

— Je t'ai dit de rester où tu es, négro !

Jason était un homme de parole. Il bondit sur le cambrioleur. Par peur, celui-ci tira sur Jason et s'enfuit, avec le collier.

— Putain !

Jason avait été touché à l'épaule. Il en avait pris des coups à l'entraînement et en compétition, mais rien n'était comparable à la douleur qui lui vrillait l'épaule. Peu importe. Il devait surmonter la douleur, tabasser ce salaud et surtout récupérer le collier de Christie. Il se lança à la poursuite du cambrioleur.

Malgré sa corpulence et son ventre bedonnant, le cambrioleur allait plutôt vite. Pas assez, cependant pour échapper à l'un des meilleurs boxeurs de sa génération. Jason rattrapa le cambrioleur dans le couloir menant à la porte de sortie de la maison. Jason essaya de l'empêcher de poursuivre sa course, mais il ne parvint qu'à lui retirer sa cagoule.

— Jason ?

— Tout va bien Christie ! Reste à l'abri.

Le cambrioleur sortit de la maison, Jason toujours sur les talons. Il se retourna et tira à nouveau sans conviction. Il atteignit tout de même Jason au niveau du genou. Blessé, le joueur d'échecs ralentit un moment sa course. Son sang laissait un sillage dans la pelouse parfaitement tondue du voisin de Christie.

Le cambrioleur sourit triomphalement. Même si le plan avait capoté, il allait bientôt être un homme riche. Le nègre devait sans doute être loin maintenant.

Il se trompait. Jason se rapprochait de plus en plus. Le cambrioleur commença à se demander s'il était humain ou s'il était une créature de cauchemar enfantée par la nuit. Jason était de plus en plus proche. Ses poings également.

Le cambrioleur était à bout de souffle. Il aurait dû abandonner tout de suite. Comment avait-il pu imaginer une seule seconde battre un nègre à la course ? Même après lui avoir tiré deux fois dessus, il n'était pas de taille. Il priait pour qu'il soit clément et ne le frappe pas trop fort. Sa mère lui disait que son visage de chérubin était la seule chose qui lui permettrait peut-être d'avoir une femme un jour.

Le cambrioleur s'arrêta de courir. Il était essoufflé. Il crachait ses poumons, mais il savait que lorsqu'il se retournerait il cracherait du sang. Les poings de Jason l'attendraient.

Jason affichait un sourire triomphant. Il allait d'une certaine façon pouvoir rendre à Christie tout ce qu'elle lui avait apporté. Il allait peut-être passer dans les journaux. Être adulé comme un héros. Il était à un coup de poing du KO. À un coup de la gloire…

Jason fut stoppé net dans son élan. Son sang chaud recouvrit le visage du cambrioleur. Il s'écroula à ses pieds et ne bougea plus. En état de choc, le cambrioleur enleva de ses mains gantées le sang qui recouvrait ses yeux. Il y avait un homme, à trois mètres de lui. Un policier. Le canon de son arme fumait encore.

— Ça va petit ? Ce Noir ne t'a pas blessé ?


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