Non-dits
rosaleb
Nous nous relayions savamment pour lui rendre visite régulièrement et sans avoir à nous croiser : mon oncle et sa femme s’occupaient chaque semaine de son linge, et s’en défrayaient généreusement ; mon frère et moi avions, de notre côté, établi un roulement pour garder le contact avec notre grand-mère après le décès de ma mère.
Nous ne restions que peu de temps, juste celui de nous donner bonne conscience. Il faut dire que l’endroit n’était pas joyeux : de nombreux pensionnaires atteints de la maladie d’Alzheimer erraient, l’œil hagard, dans les couloirs où, malgré les nettoyages réguliers, planait une vague odeur d’urine.
Difficile de garder le moral ici, mais je sentais que c’était bien autre chose qui tourmentait ma grand-mère, au point de la faire pleurer à chacune de nos entrevues.
« Qu’est-ce que les gens vont dire ? Tout le monde rit bien de moi maintenant qu’il a sa photo dans le journal. Tous les jours, il va la voir, il ne fait même plus attention. Et moi, je reste là à me faire tourner en ridicule… »
C’était à coup sûr mon grand-père qu’elle évoquait si amèrement. Cela faisait des années qu’il était mort, mais je gardais le souvenir d’un homme sévère, aux colères violentes et qui traitait sa femme avec très peu d’égards.
Même si aux dires des aides-soignants, j’étais la seule avec qui mon aïeule se comportait ainsi (sous-entendu, quelque chose dans mon attitude ou mes mots provoquait ces flash-backs douloureux), je décidai de mener mon enquête et profitai d’un jour de congé pour me rendre dans le petit village où mes grands-parents avaient vécu.
L’atmosphère y était toujours pesante et propice aux commérages : les rideaux se soulevaient et des regards suivaient fort peu discrètement ma progression vers la maison familiale. Le jardin était en friche, les poules et les lapins avaient été donnés ou vendus, mais la bâtisse n’avait pas changé, grande et glaciale.
Je cherchai dans le bureau, imaginant le regard foudroyant de son ancien locataire me vouer au diable à chaque tiroir ouvert et fouillé. Rien que des livres de comptes datés et de vieux albums de timbres.
J’éprouvais des réserves à entrer dans la chambre conjugale, consciente pourtant de ne plus voler aucune intimité. J’entrai. Deux lits aux cadres de bois massifs trônaient, séparés par une commode imposante, assurant qu’aucun rapprochement de mobilier n’était envisageable. Je me souvins à quel point j’avais été surprise, enfant, de découvrir que les parents de ma mère faisaient lit à part, et aussi avec quelle force j’avais été grondée pour être entrée dans cette pièce sans permission. Des années plus tard, les larmes me montèrent aux yeux en imaginant la solitude de ce couple qui n’en avait que l’apparence.
J’ouvris le premier tiroir de la commode. Les photos entassées pêle-mêle laissaient penser qu’il ne s’agissait pas ici du territoire de mon grand-père. Une photo de son jeune couple attira mon attention : ni sourire, ni contact physique entre les fiancés pour ce cliché officiel pris en studio. Devais-je m’en étonner ? Et puis, tout en dessous, cette coupure de journal, et moi, ébahie, découvrant mon grand-père tout sourire, inaugurant je ne sais quel bâtiment, sa future belle-fille à son bras. Ni femme, ni fils autour d’eux. Elle avait vingt ans de moins que lui, elle était rougeaude et grasse, et elle le mangeait des yeux. Aujourd’hui, elle lavait les dessous de la femme qu’elle avait humiliée. Elles savaient toutes les deux, ils savaient eux-aussi et ils n’avaient jamais rien dit. « Il fallait laver son linge sale en famille. »