Notre cabane

junain

Un groupe de gosses, en conflit avec les adultes, fuient leur domicile pour vivre pendant 5 jours dans leur cabane, 5 jours qui vont les transformer à jamais...

 

Notre cabane


Prologue

 

Si j'écris aujourd'hui cette histoire, ce n'est pas vraiment par goût pour la littérature, ni vraiment par plaisir, je dois juste me souvenir, poser la vérité sur le papier avant qu'elle ne s'envole ;  raconter l'histoire telle qu'elle est arrivée et non comment j'ai voulu l'imaginer par la suite. Je suis arrivé à un âge où un homme cherche à être en paix avec lui-même et déroule le fil de son passé. Un grand déballage nécessaire, qui permet à l'homme mûr de porter un regard neuf du haut des années sur l'enfant qu'il était jadis ;  lui seul pourra lui dire oui, tu as bien agi et non, tu n‘aurais pas pu faire autrement. Si j'écris, c'est avant tout pour moi, ceci est mon roman thérapeutique (encore un mot inventé par mon psy), mais aussi pour tous les autres. Tout le monde doit avoir le droit de savoir ce qui s'est passé ce jour-là, je veux laver la mémoire des disparus, quitte à en éclabousser d'autres.   Taire un secret après aussi longtemps… ridicule ;  il devient à présent important de briser le pesant silence. Ce n'est qu'au prix de cet effort, en exhumant les fantômes du passé, que leurs manifestations actuelles cesseront enfin.


Première partie

 

I

Toute histoire à un début, la mienne commença là où je suis né, à Magneville, j'avais alors dix ans. Magneville, c'était une petite bourgade de campagne comme on en rencontre tant d'autres le long des routes de France. Ses champs, ses maisons en pierre, ses ruelles étroites, son lavoir… ici rien ne semblait avoir changé depuis des décennies. Un cadre de vie rurale apportant grand air et tranquillité à ses quelques centaines d'habitants.

Pourtant, peut-être pas aussi paisible que ça, si l'on gratte quelque peu le vernis des apparences. Car ici, tout comme dans les grandes villes, chacun protège ses secrets sordides, chacun dissimule ses drames. Dire qu'à l'époque avec mes copains on se plaignait de la vie trop tranquille sur Magneville...

Nous étions cinq amis inséparables au village et jamais à court d'idées pour tromper notre ennui. Romain était mon ami depuis toujours, ma mère ne se lassait d'ailleurs pas de raconter à qui voulait bien l'entendre que déjà, dès la maternelle, nous partagions nos jeux sur les structures en bois de l'école. Je crois que je fais bien de commencer à parler de Romain, car d'une certaine manière c'est avec lui que tout a commencé…

Romain c'était mon meilleur ami : yeux marron, cheveux mi- longs et noirs, toujours bien peignés, une coupe au bol comme si on lui avait versé un plat de spaghettis sur la tête. Avec Romain on avait une activité préférée le week-end : explorer les bois aux alentours. On s'imaginait toujours pouvoir y trouver des trésors fabuleux ou mettre à jour de terribles secrets. C'est que des histoires effrayantes circulaient sur les découvertes macabres que l'on pouvait faire dans les bois aux alentours. Une fois, on m'avait même raconté qu'une tête de femme y avait été retrouvée, juste une tête et jamais le corps qui allait avec... Les autorités locales n'eurent jamais un début d'explication sur ce curieux phénomène. Rien d'étonnant sous ces conditions que notre imaginaire de petit garçon, déjà fertile il faut bien l'admettre, s'en vit davantage stimulé ;  ces faits-divers, une toile de fond pour nos rêves d'aventures.

Ce qui nous amusait le plus lors de nos virées héroïques : la visite de maisons abandonnées. Ce dernier terme étant laissé à notre libre interprétation, il suffisait d'un chalet reculé et dénué d'occupants pour qu'on le qualifie de la sorte, mais il est vrai que la forêt protégeait un bon nombre de bâtisses branlantes. On y trouvait de tout : des cabanons pour le week-end délaissés depuis longtemps par leurs propriétaires, des caravanes de chasseurs, des abris de marginaux faits de bric et de broc continuant à être habités par de nombreux squatteurs. On n'était pas des cambrioleurs, juste des explorateurs un peu vandale….

 S'il le fallait, avec Romain, on n'hésitait pas à forcer une planche de bois bouffée par les vers, ou parachever le travail du temps en arrachant les derniers fragments d'un carreau qui pendaient lamentablement comme une dentition pourrie. C'était excitant, à la peur d'être surpris, venait s'ajouter les palpitations de la découverte, même si nos trouvailles restaient la plupart du temps bien dérisoires, mais qu'importe !  C'était notre manière à nous d'éprouver le frisson de l'interdit. Dans ces vieilles cabanes, on y trouvait de tout : vaisselles, vieux journaux, des outils, du mobilier de fortune : sofa défoncé, table de camping à la toile plastique déchiré… Les gens n'étaient pas idiots et ne laissaient rien de valeur dans ces pauvres abris, mais ces choses ridicules suffisaient déjà à notre bonheur. On avait pris l'habitude à chaque expédition d'emporter avec nous un objet trouvé sur place et chaque nouvelle pièce venait grossir le contenu d'une boite en fer blanc toute cabossée : notre trésor de guerre. On était fier de nos prises. Cette forêt, était pour nous comme un immense champ de bataille avec ses mille dangers : ronces, orties, ornières, nid de guêpes… si bien que si on parvenait à en sortir victorieux, les bras chargés de butin, notre joie en devenait immense. Comme cette fois où nous avions trouvé ce canif au fond d'un tiroir grinçant ou ces quelques pages d'un magazine de charme, glissés au cœur d'un journal sportif. Ce jour-là, heureux, c'est en pouffant de rire que nous en avions appris un peu plus sur l'anatomie féminine…

II

 

— Vas-y ! passe le premier, me dit Romain

— Pourquoi t'as peur ? répondis-je narquois.

 

Je savais que Romain était plus timoré que moi et moins casse-cou quand il s'agissait de faire l'acrobate, j'aimais le lui rappeler. Dans notre bande, il y avait des rôles établis, une place pour chacun tout comme l'armée avait ses grades. Il est clair que moi j'avais l'ascendant sur Romain. Une sorte de lieutenant alors que lui n'aurait été qu'un simple soldat, c'était risible, mais j'en tirais une certaine fierté et pour rien au monde je n'aurais voulu que ça change.

 Cette fois-ci, nous avions déniché une caravane. Sa porte était verrouillée par un solide cadenas, une précaution heureusement devenue bien inutile au vu du gros trou qui dévorait son toit. Maigre et musclé, le corps fortifié par la pratique d'athlétisme, je me hissais facilement, mais non sans précaution sur le toit. Le trou marquait l'emplacement d'une ancienne trappe d'aération qui au vu des débris attenants avait dû être arrachée il y a bien longtemps déjà. Il fallait être prudent, le toit paraissait fragile et l'humidité l'avait tout gondolé. J'avançais à petits pas, tentant d'éviter les flaques jaunâtres recroquevillées dans les plis du monstre.   

 

— Heureusement que Stéphane n'est pas venu, il ne serait jamais passé par là, dis-je en pointant du doigt l'orifice béant.

Stéphane c'était un autre copain de notre bande. Il était un peu gros, mais à l'école personne n'aurait osé lui faire ce genre de réflexion, car Stéphane était aussi super costaud et quand il se mettait en colère, c'était quelque chose à voir. Il n'avait pas pu venir aujourd'hui et avait dû accompagner sa mère à un colloque ou quelque chose comme ça…

— Tu vois quelque chose d'intéressant ? me demanda Romain resté à l'extérieur.

— Non, ça schlingue, m'écriais-je, en pinçant mon nez du bout des doigts.

 

Quelqu'un avait dû nous précéder ce qui expliquait peut-être la trappe éventrée. C'était une pagaille monstre à l'intérieur, les tiroirs des meubles environnants avaient été vidés, laissant se répandre leur contenu hétéroclite, mais sans valeur, sur le sol. Tout ce qui aurait pu être intéressant  à nos yeux avait été gâché par l'eau. Elle s'était infiltrée partout, faisant pourrir les meubles et créant cette sorte de boue noirâtre qui collait à mes baskets ;  çà et là, émergeant de la vase, je pouvais voir galoper cloportes ou scolopendres, c'était répugnant. Dégouté, je n'avais pas envie de rester une minute de plus ici, je décidais de remonter rapidement par où j'étais venu.  Pourtant, il aurait été inconcevable pour moi de partir sur un échec complet, pour tenter de redonner du panache à mon expédition, je décidais de  finir sur un « saut de la mort », comme j'aimais à les appeler ; du bord de la caravane, jusqu'à la butte de terre située à quelques mètres de là.

 

— Regarde ! lançais-je à l'attention de Romain avant de m'élancer d'un bond agile.

 

La réception fut plus douloureuse que prévu, mais je me redressais sans mal.

 

  — T'as entendu ? me fit remarquer Romain

 

Lorsque mes pieds avaient touché le sol, un bruit métallique s'était fait entendre, un peu comme si on avait tapé deux casseroles l'une contre l'autre.  Tout excité, je me mis à sauter à pieds joints, le même son aigu se fit entendre avec cette fois-ci plus de résonnance, comme si ce dernier se propageait dans le sol. C'est sûr, il y avait quelque chose sous moi. Je me mis à genoux et commençait à gratter fébrilement le sol.

 

   — Viens m'aider ! dis-je à Romain

 

À deux, le travail avança plus vite et bientôt nos mains percutèrent une surface plus dure, une plaque de métal enfoncée dans le sol. C'était une trappe. Nous le découvrîmes une fois l'espace dégagé, il y avait une poignée au centre de l'espace rectangulaire ainsi découvert.  Nous nous débarrassâmes encore d'herbes folles et de terre grasse aux alentours et nous pûmes enfin la soulever. Mon cœur battait anormalement dans ma poitrine me remontant jusqu'aux oreilles. La plaque se souleva dans un bruit désagréable arrachant encore au passage un peu de terre qui s'écoulait en une pluie fine sur ses côtés. Mon excitation était à son paroxysme,  je m'imaginais Christophe Colomb découvrant l'Amérique, un fier explorateur face à une nouvelle découverte. Mais de quoi s'agissait-il ? Une cache, une cave, un abri antiatomique, un vestige de la guerre ? Un peu de tout çà à la fois en fait… Je m'allongeais sur le sol et jetai un œil à l'intérieur de cette pièce secrète, rectangulaire, elle devait faire un peu près cinq mètres sur trois. À l'intérieur, malgré l'obscurité,  je distinguais des étagères en bois couvertes de poussières, des toiles d'araignées dans les coins et une armoire métallique. La pièce était construite pour durer, du solide, sol en béton, parpaings aux murs. Il y avait une échelle de meunier en bois qui permettait de descendre les quelques mètres nous séparant du sol. Enhardi par la découverte, de l'adrénaline plein les veines, je descendis suivi de Romain, plus craintif.

 

— Tu vois quelque chose, me demanda-t-il ?

— Pas grand-chose pour l'instant...

 

Il y avait surtout beaucoup de poussières qui volaient dans l'air formant de petites constellations. On pouvait suivre du regard les raies lumineuses s'écrasant sur le sol. Je m'approchais à tâtons dans l'obscurité, il me semblait apercevoir une faible source de lumière venant du fond de la pièce. Un soupirail. Il était obstrué par une motte de terre et protégé par un grillage ténu. Je décrochais la terre pour laisser rentrer plus de lumière. Trop fort, pensais-je, en jetant un coup d'œil circulaire sur la pièce.  

 

Romain était de mon avis et peinait à cacher sa joie. Cette pièce secrète s'étaient notre Graal, l'aboutissement dans toutes ces heures passées à cavaler dans la forêt.

 

— Quand les autres vont apprendre ça, me dit Romain.

— Tu m'étonnes ! confirmé-je enthousiaste comme jamais.

 

Même avec la faible lumière qui pénétrait l'endroit, nous pûmes observer avec une plus ample attention les lieux. Notre cabane. Cette idée avait germé dans ma tête, ce lieu ne resterait pas vide, il fallait l'aménager, se l'approprier, en faire un repère, un « QG » connu de nous seuls. Mais pour l'heure, nous commençâmes par faire l'inventaire de ce qui pouvait nous être utile. L'armoire métallique était ouverte, mais son contenu ne révéla rien d'intéressant : quelques boites de conserve aux étiquettes arrachées, un vieux bidon rempli d'un liquide jaunâtre, un seau en plastique. Tant pis, ce sera donc à nous d'apporter ce dont nous aurons besoin. Besoin pour faire quoi ? Je n'avais pas d'idées précises en tête,  mais je connaissais quelqu'un qui ne manquait pas de ressources : Jérôme. Après tout, c'était lui le chef de bande… 

 

Bon il était temps de partir, décidais-je après avoir jeté un coup d'œil sur ma montre, cela faisait maintenant bien dix minutes que nous furetions à l'intérieur sans rien trouver d'autre de notable. Romain était bien d'accord avec moi. Il ne voulait pas rentrer trop tard, sinon sa mère allait encore lui passer un savon. Je savais déjà qu'elle ne m'aimait pas beaucoup et comme Romain aimait à me le rappeler non sans humour, j'étais une « mauvaise fréquentation » pour lui, mais peut-être pas la pire.

 Nous abandonnâmes à regret notre cachette, tout en faisant la promesse d'y revenir avec cette fois, grand renfort d'hommes et de matériels. Nous repartîmes par où nous étions rentrés et passâmes cinq bonnes minutes à cacher nos traces rendant son camouflage à la trappe. C'est au pas de course que nous quittâmes les bois, pour retrouver le chemin des Américains, celui qui menait jusqu'au village en partant derrière l'ancien cimetière. Il était tout juste 18 h quand je me séparais de Romain devant chez lui.

 

— À demain, lui dis-je. Et surtout pas un mot à propos de notre découverte.

— T'inquiètes, ce sera notre secret, me dit-il en me serrant la main. À demain

 

Quand j'entrai chez moi, ma mère semblait m'attendre. Elle était assise dans un fauteuil de la salle à manger et lisait un magazine.

 

Elle leva les yeux de sa revue à mon arrivée :

— Ah  te voilà enfin ? Et bien, dis donc, t'es dans un sale état. On voit bien que ce n'est pas toi qui fais les lessives…  

 

Le pantalon plein de poussières et de boue, l'air débraillé, les cheveux sales, il est vrai que je ne revenais jamais très propre de nos balades. Un maigre tribut a payé pour la gloire.

Elle continua :

— Je parie que t'es encore allé crapahuter en forêt avec Romain ?

 

Mon silence était déjà un aveu.

 

— Tu vas aller prendre une douche et que ça saute Davy Crockett !

 

J'obéis dans la minute. Heureusement elle n'avait pas poussé son interrogatoire plus loin, ma mère avait un sixième sens pour percevoir mes bêtises. Durant le repas, fidèle au pacte que nous avions instauré avec Romain, je ne dis pas un mot de notre découverte. Maintenant,  je n'avais qu'une seule hâte, être le lendemain pour en parler aux autres.


III

 

Lundi matin et enfin la récré. Je n'en pouvais plus du calcul mental. Je retrouvais mes copains, nous avions notre lieu de prédilection. Dans un coin de la cour, un petit lopin de terre délimité par une margelle en béton sur lequel poussait un arbre qu'on avait toujours connu sans feuilles. Nous étions tous là. Les cinq membres de la bande. Stéphane dévorait une barre de chocolat, le visage rond, les yeux porcins, il était de loin le plus gros de nous tous, mais aussi le plus grand. On ne le croyait pas, mais un jour il nous avait montrés, il avait même des poils qui commençait à lui pousser sur le zob. Il ne fallait pas se moquer de son poids, il disait que c'était génétique et que ce n'était pas de sa faute, si on s'y risquait, il distribuait des bourre-pifs.

À ses côtés, comme là pour assurer un contraste saisissant, Simon, le cadet de la bande, lui n'était pas prêt d'avoir du poil nulle part, petit et fluet, blond aux yeux bleus, pour le charrier Jérôme disait qu'il ressemblait à une gonzesse et qu'il faisait encore pipi au lit. Moi je l'aimais bien Simon, et vous pouviez être sûr que hormis Jérôme, personne ne pouvait se moquer de lui en ma présence sans que j'intervienne. Je le voyais comme un petit frère pleurnichard, mais un petit frère quand même.

Romain mon fidèle acolyte était sur ma droite. Et enfin Jérôme se tenait devant nous comme pour présider cette curieuse assemblée. Assis sur une fourche du petit arbre, il toisait son monde. C'était notre chef, craint et respecté. Un leader né. Pourtant, il n'était pas arrivé à l'école depuis un an. Mais depuis son arrivée, il y avait eu du changement dans le village. On était des gamins innocents et sans ambitions, il avait fait de nous de vrais chenapans.

 Les plus grosses bêtises ? C'était avec lui et il fallait reconnaitre qu'il avait placé la barre très haute.

Toute sa personne reflétait la malice : sa cicatrice en forme d'étoile sur la joue gauche, son air indécrottable de crapule, ses cheveux en brosse, ses traits incisifs, son nez court et plat comme un rongeur. Acrobate, doué en sport, il avait tout pour plaire, et aux filles assurément. En un mot il était cool. J'aurais aimé lui ressembler, mais avec mon physique passe-partout, j'avais beaux savoir faire des cabrioles, je ne lui arrivais pas à la cheville. C'est pour cela que je l'enviais et que j'aurais fait n'importe quoi pour lui faire plaisir, comme si à force de le fréquenter son charisme pouvait déborder sur moi.

 

« Quoi de neuf les gars ? Le week-end s'est bien passé ? », demanda Jérôme 

 

Avec Romain on brûlait d'envie de raconter notre découverte. Mais dans notre groupe il y avait une sorte de hiérarchie implicite fondée sur les histoires de l'école. Par exemple, Stéphane, notre doux pachyderme qui ruminait son chocolat, était le numéro 2. Tout cela remontait à un combat qui s'était tenu l'année dernière peu de temps après l'arrivée de Jérôme dans nos locaux.

Le pugilat avait opposé Jérôme à Stéphane, c'était Jérôme qui avait commencé à lui chercher des noises en le traitant de « gros lard », c'était mal connaître cette force tranquille qui peut se transformer en furibond. Stéphane lui avait décoché un pain magistral. L'autre étourdi, mais toujours combatif, l'avait empoigné pour mieux le gratifier d'un uppercut dans son gros ventre, le point faible des gros, il parait. Le combat avait duré comme ça cinq bonnes minutes sans qu'aucun des deux ne pût prendre réellement l'avantage sur l'autre.

En réalité,  le vrai vainqueur fut monsieur Laforge, le directeur de l'école, qui les sépara et leur colla une sévère punition à chacun. Mais à la suite de ça, il se passa quelque chose d'étrange, les deux combattants devinrent amis, ou plutôt conclurent un pacte de non-agression, arrivant à la conclusion qu'ils étaient de force égale et qu'ils seraient inutiles de se nuire l'un à l'autre à présent. « Alors autant devenir ami », c'est Jérôme le premier qui émis cette proposition, non sans en avoir étudié les bénéfices, c'était un calculateur. Stéphane de son côté et il devenait le roi de l'école.

J'étais là lorsque cette drôle d'entente se mis en place, deux forces antagoniste qui faute de pouvoir s'affronter s'unissent. Jérôme lui avait dit qu'on peut connaitre un ami qu'en le combattant, je ne sais pas très bien ce qu'il voulait dire par là, mais Jérôme avait une haute idée de la violence et de l'honneur. Je crois qu'il tenait ça de son père, un militaire.  

Dès lors,  ils se respectaient mutuellement.

Avant l'arrivée de Jérôme, c'était moi qui commandais le petit groupe, mais quand ce combat fut terminé et leur alliance scellée dans le béton de notre cour, la donne en fut bouleversée.

C'est naturellement que j'ai laissé ma place à Jérôme, comme la gazelle plie l'échine devant le lion qu'elle reconnait tout de suite comme étant le roi des animaux ; les autres s'y firent aussi. Stéphane n'avait jamais été intéressé par le commandement de la bande, alors il se contentait de sa place de numéro 2, en fait il se foutait pas mal des classements, ceux-là avaient surtout de l'importance essentiellement pour Jérôme. Lui, c'était surtout un électron libre. Jérôme le laissait agir comme tel, mais n'oubliant pas leur affrontement, il lui accordait une place de choix dans notre fine équipe.

Je crois que Jérôme s'est toujours un peu méfié de Stéphane, qui n'était pas totalement soumis, contrairement à nous qui étions fascinés devant ce garçon qui avait résisté à notre grand géant.

 Nous étions totalement dévoués à sa cause.

Stéphane prit donc la parole en premier ;  pour nous raconter son week-end qui n'était  pas très palpitant, il faut bien se le dire… Sa mère, comme souvent, l'avait abandonné pour une conférence, livré à lui-même il en avait profité pour s'acharner sur sa supernintendo et faire ce que bon lui semblait, c'est à dire chez lui quelque chose pouvant se résumer à engloutir de manière frénétique toutes sortes de trucs.

Sa mère était médecin et bénéficiait d'une petite notoriété, elle écrivait des bouquins sur le bien-être et la diététique, ce genre de trucs un peu chiant, mais qui devaient la passionner elle, puisqu'elle avait sacrifié sa vie de famille à cette cause. Divorcée, je me souviens qu'elle s'occupait seule et très mal de Stéphane qui sombrait chaque jour un peu plus dans l'obésité morbide tandis qu'elle s'évertuait à vendre des poudres miracles qui font maigrir à des dames fortunées.

 J'étais déjà allé chez Stéphane plusieurs fois pour dormir. Sa chambre mansardée ressemblait à la caverne d'Ali Baba, un amoncellement hétéroclite de jouets en tout genre occupait son parquet. Il avait même une autre pièce accolée à sa chambre pour les plus grosses pièces, ainsi que sa propre télé. À croire que sa mère compensait son manque d'affection par des achats coupables.

Lorsque j'allais chez lui, j'étais abasourdi, tout était grand, jamais je n'avais vu de ma vie une maison sur trois étages, un manoir. À côté, mon propre domicile, une petite maison de plain-pied aux meubles rustiques, faisait pâle figure. On s'amusait bien chez Stéphane. Souvent, il me recevait quand sa mère le laissait seul. Une seule règle alors, l'absence de règles.

Parfois on tentait de passer des nuits blanches, accusant toujours l'autre de s'être endormi en premier lorsqu'on n'arrivait pas à atteindre notre but. On regardait des films d'horreur aussi. Des films interdits aux moins de 16 ans, c'est chez lui que pour la première fois j'ai regardé Scream, le tueur au masque de mort, j'en avais fait des cauchemars, même si je ne l'ai jamais avoué. Mais surtout, et c'est ce qui me sidérait le plus, c'est qu'on mangeait à n'importe quelle heure chez lui. Stéphane, je l'ai déjà souligné, avait un gros appétit et ce n'était pas rare qu'en fin de soirée qu'ils nous remontent des chips ou du pop-corn.

 

 Son tour de parole finie. On pu déballer notre histoire, cela sembla vivement intéressé Jérôme, peut-être que ce jour il avait déjà tout prévu, qui peut savoir ?

Son regard sombre était indéchiffrable.

 

«  Je propose qu'on aille voir ça le week-end prochain, nous dit-il. Moi j'ai quelque chose à vous proposer pour mercredi, continua-t-il avec un air mystérieux. Je crois que ça fait longtemps que nous n'avons pas rendu visite à monsieur Bertignot... »

 

Monsieur Bertignot ? Un vieux monsieur du village qui avait gardé tous les poncifs qu'on prêtait à ses aïeux : béret et salopette, toujours cigarette au bec. Ce qui nous intéressait chez ce brave homme, c'était ses poules et plus particulièrement leurs œufs. On lui chipait, pour ensuite aller les jeter sur les vitres des abris-bus ou sur les murs trop blancs à  notre gout du bourg.

Cela nous faisait mourir de rire. Ces bêtises de sales gosses avaient commencé avec Jérôme.   Beaucoup de choses commencèrent d'ailleurs avec lui. C'est lui qui avaient instauré le rite d'initiation pour pénétrer dans notre bande, "ne rentre pas qui veut", disait-il. Le rituel était simple, une mise à tabac par les membres du groupe, dans  les règles de l'art.

Encore un symbole guerrier si cher à Jérôme. Nous y étions tous passés, hormis Stéphane qui avait déjà affronté Jérôme en combat singulier, comme je vous l'ai déjà dit. À mon tour, j'avais encaissé les coups sans pleurer.

Ce fut pour Simon que ce fut le plus dur, il n'y eut pas de pitié pour les faibles. J'eus du mal à porter le premier coup sur ce petit être de rien. Jérôme avec une cruauté non dissimulée avait tapé le plus fort. Je ne vous raconte pas l'histoire quand Mme Deveau avait retrouvé son petit chéri un soir tout cabossé, elle était rentrée dans une colère noire. Je crois que l'expression « hors d'elle », ne s'était jamais mieux appliquée à une personne, d'habitude, gentille, et effacée, je l'avais vu se transformer en une mère louve, toutes griffes dehors. Lorsqu'il s'agissait de défendre son Simon, c'était la pire (ou la meilleure) des mères.

Elle avait fait un véritable scandale à l'école, manqué de retirer son fils dans le privé, menacé presque tout du monde de presque n'importe quoi.

 

Pourtant, elle ne sut jamais de quoi il en retournait.  Simon n'avait rien dit, il était digne des nôtres.

Nous n'avions pas parlé non plus à notre tour, c'était l'omerta, la loi du silence instauré par Jérôme. La loi est dure, mais c'est la loi, et c'est d'autant plus vrai lorsqu'elle émane du plus fort.

 

La cloche se mit à sonner sans qu'on ne puisse attendre le son de la voix de Simon.

 

— Tu nous raconteras ta sortie à baby-land plus tard, railla Jérôme.

 

Simon comme à chaque fois accusa le coup et ne dit rien.

 

— Tu me raconteras tout à l'heure, lui glissais-je à l'oreille, en regagnant notre salle de classe.

 

Je me rends compte aujourd'hui que j'ai souvent mal agi vis-à-vis de Simon, par crainte, parce que je n'osais pas affronter notre tyran. Si j'avais mieux agi, je crois que beaucoup de choses auraient été différentes…

IV

 

Suite logique de l'écoulement des jours, le mercredi arriva. Le jour des enfants, le jour des conneries. Les parents au travail, nous étions suffisamment grands pour nous passer de nounou. Nous étions livrés à nous-mêmes, toujours trainant la rue, toujours en quête d'occupations. Je passais chercher Romain, nous nous étions donnée rendez derrière l'église. Sur la route, Stéphane et Simon, le duo improbable nous avait rejoints.

Je soupçonnais Stéphane tout comme moi d'avoir une petite tendresse pour notre petit protégé. Mais lui  comme moi, ne réagissait pas devant les brimades dont il était l'objet, avec Jérôme comme seul bourreau. Stéphane a toujours été qu'un être débonnaire et ne faisait usage de la violence qu'en tout dernier recours.

Nous attendions maintenant Jérôme sur notre point de rendez-vous. Il nous avait formellement interdit de passer devant chez lui. Je ne compris pourquoi que plus tard. Il habitait une maison minuscule avec un jardin aux allures de décharge avec ses tonneaux rouillés, ses pneus hors d'usage et ce muret en parpaings bruts qu'on n'avait jamais pris le temps d'achever. Ce n'était pas seulement ce triste environnement qu'il voulait dissimuler à nos yeux…

 Jérôme arriva cigarette au bec.

Un détail surprenant même pour lui. Le pire, c'est que ça lui allait bien. Nous fîmes comme si de rien n'était, considérant comme normal, qu'un gosse de dix ans fume des Marlboro.

Seul Simon ne put s'empêcher d'ouvrir sa bouche, sûrement poussé par sa bonne éducation et son jeune âge :

 

— Ma mère dit que ce n'est pas bon de fumer, ça fait  mauvais garçon…

— La ferme rase-bitume. Bon vous êtes prêts ? Le vieux Bertignot est dans ses champs, j'ai vérifié. Qui y va ?

 

Silence de mort. Tout le monde savait qu'aller chercher les œufs était la partie la plus risquée de l'opération.

 

— Bon on ne va pas attendre trois heures, reprit Jérôme, Romain, Mathieu, vous vous y collez.

 

C'était un ton qui se passait de réplique, inutile de discuter davantage. Il fallait obéir à Jérôme.

 

— Rase-bitume, tu surveilles l'entrée, ajouta-t-il. Nous on réceptionne la marchandise avec Stéphane.

 

Jérôme agissait toujours ainsi avec Simon, le raillant, le rabaissant par des sobriquets moqueurs. Il était le faible, il était le fort, pourtant avec cet enfant aux boucles blondes, il était inutile d'en rajouter. On lisait dans son regard toute l'admiration qu'il portait à Jérôme, il lui apportait sa soumission sur un plateau d'argent.

Pourquoi alors continuait-il de trainer avec nous ? Un jeu à double tranchant, parfois il vaut mieux être aux côtés du diable que sur son passage. On lui assurait une certaine forme de protection, à croire qu'il préférait être traité avec mépris par les rois, que le reste de la cour… Il pensait en sortir avec un peu plus de noblesse dans les veines.

 

— Tiens fumes un coup, me dit Jérôme, ça va  te donner du courage.

 

Malgré tous les effets néfastes que je connaissais de la cigarette, j'acceptais sans broncher. Je n'aimais pas perdre la face, surtout devant Jérôme. J'attrapais sa cigarette et la porta à la bouche, tirant une bouffée en essayant de tousser le moins possible. J'imitais des gestes de cow-boy vu à la télé.

 

— Allons-y ! déclara Jérôme.

 

Nous nous rendîmes derrière la maison de Bertignot, à quelques pas de là seulement.

 

Devant nous se dressait un petit muret surmonté d'un grillage. Les poulaillers étaient de l'autre côté, on voyait d'ailleurs les poules picorer quelques grains de maïs isolés sur la terre brune. A priori une barrière infranchissable, mais nous étions rodés à cet exercice.

 Sur le côté droit, accolé à la maison mitoyenne, une gouttière. Il suffisait de grimper à celle-ci, puis  s'agripper sur le rebord de la fenêtre quelques mètres plus hauts pour passer l'obstacle.  Stéphane et Jérôme nous regardèrent faire. Je ne ressentais aucune appréhension, la force de l'habitude. Les poules s'écartèrent sur notre passage lorsque nous retombâmes de l'autre côté. Quelques caquètements signalèrent notre arrivée, mais rien d'alarmant.

Le pire, c'était les oies, meilleures que des chiens de garde, mais le père Bertignot les avait tués l'année dernière…   La chasse aux œufs commençait. Nous furetâmes à droite à gauche délogeant les volatiles de leurs poulaillers pour récupérer les précieux projectiles. En moins d'une minute, l'affaire fut rondement menée. Nous revînmes vers le grillage, donner notre butin, à nos lieutenants.

Nous étions passés inaperçus et Simon n'avait pas donné l'alerte. Le retour fut plus mal aisé que l'aller, mais nous regagnâmes l'extérieur en écrasant le haut du grillage. Jérôme nous félicita. Nous avions une douzaine d'œufs. Mission accomplie.

 

— Moustique rapplique ! siffla Jérôme.

 

Nous croyions repartir en direction de l'église, lorsque Jérôme nous fit cette confidence :

 

— Je ne sais pas pour vous, mais moi je suis lassé de balancer des œufs…

 

Sur ce, il attrapa une pierre oblongue qui trainait sur le sol et monta sur le muret qui gardait l'enclos des poules. Accroché au haut du grillage, il surplombait celui-ci d'une tête. Sa pierre dans la main, il prit de l'élan un peu à la manière des lanceurs de poids. Nous le regardions faire sans oser dire quoi que ce soit. Sa pensée était maintenant très claire. Il tira. Le projectile atteint en pleine tête un gallinacé. La pauvre bête s'effondra, mais bougeait encore, elle avait l'œil arraché et un liquide poisseux lui sortait de l'orbite maculant ses plumes blanches. Je crois qu'elle ne comprenait pas ce qui venait de lui arriver, un Dieu despote, avait décidé de sa mise à mort. Déboussolée, se tapant la tête au sol, tombant, se relevant, elle luttait encore pour sa survie…

Cette fois ce fut l'affolement dans la basse-cour. Les poules indemnes caquetèrent le plus fort possible, peut-être consciente que leur vie était menacée.

 

— À vous ! ordonna Jérôme, dépêchez-vous !

 

Nous ne regardions l'espace d'un instant, cherchant chez l'autre le courage qui nous manquait. Contre toute attente, ce fut Romain le premier qui se saisit d'une pierre. Le coup atteint la bête sur l'aile gauche. Cette fois-ci, le pauvre animal ne se releva pas, resta immobile au sol, poussant des cris gutturaux.

 

Simon le plus sensible d'entre nous, protesta alors :

 

— Pourquoi on ne jette pas nos œufs plutôt ? Je n'ai pas envie de tuer cette poule moi.

 

Il n'avait pas tort. Pourquoi s'acharner avec tant de haine sur un animal qui plus est un des plus bêtes de la création.  Il fallait décidément avoir le cœur bien noir…

 

— Parce que c'est bien plus drôle sur une cible vivante, jette ta pierre et tais toi moustique ! coupa Jérôme.

 

Il obéit.

 

Mon tour arriva après Stéphane. Je pris le parti de viser les pattes de l'animal. C'est un moindre mal pensais-je. Mais mes précautions compatissantes n'eurent aucun effet. Ma pierre s'enfonça dans ce qui n'était plus qu'une masse informe faite de plumes et de sang…   

 

Jérôme arborait un sourire ravi. Plaisir sadique d'avoir tué, ou satisfaction narcissique que les autres l'ai fait pour lui.

 

— On décampe ! lança-t-il à la cantonade.

 

Nous déguerpîmes donc. Laissant dernière nous un cadavre encore chaud. Ce jour-là j'aurais dû me rebeller contre son autorité, arrêter mon tir, stopper cet acte ignoble qui me révulse encore aujourd'hui, mais je n'en fis rien.

 Nous trainâmes dans les rues, jusqu'à l'heure limite, celles où nos parents rentraient du travail. Balançant nos œufs au hasard sur les façades des maisons, sur l'affiche de l'abri-bus lui donnant des teintes sûrement insoupçonnées par l'auteur. Nous étions jeunes, inconscients de nos actes, inconscients tout court, de petits vandales en culotte courte, embrigadés par un chef charismatique.

V

 

— C'est par là, dis-je au groupe, tendant mon doigt en direction d'un bosquet.

 

Nous marchions maintenant dans la forêt, le soleil peinait à percer les frondaisons printanières, il faisait humide une odeur de mousse et de bois mort nous sautait aux narines.  

 

J'étais fier de mener cette expédition, je retrouvais un peu de mon leadership perdu ; Jérôme suivait avec les autres sans mots dire. Nous étions tous réunis, notre bande inséparable au grand complet, pour qui je garde, malgré les années passées, un souvenir des plus doux.

 

Nous arrivâmes enfin sur le lieu de notre trouvaille, aucun doute à avoir, la caravane était bien là, un gros dinosaure, le vestige d'un autre temps. Pour plus de sûreté, avec Romain nous avions pris la précaution de marquer l'endroit de la trappe d'une croix, comme pour les caches au trésor. Car il s'agissait bien là d'un bien inestimable, un terrain de jeu maxi modèle. J'ouvris la trappe à l'aide de Romain laissant entrevoir les profondeurs de ce monde souterrain. Les autres tombèrent en admiration. Nous descendîmes les uns après les autres dans les ténèbres. Une fois la trappe refermée l'obscurité était presque totale. Une ambiance toute trouvée pour être la toile de fond de nos jeux à venir et propre à nous filer les chocottes.

 

Nous nous assîmes en cercle, comme pour former un conseil de guerre. Les regards convergèrent vers Jérôme. Il prit alors un air solennel :

— Je déclare ouverte notre première réunion secrète. Qui dit repère secret, dit nom de code, cette cabane sera notre repère, un lieu rien qu'à nous, interdits aux intrus et aux parents !

Cette déclaration fut accueillie par de grands applaudissements et de cris de joie. Les propositions fusèrent pour enrichir ce début de scénario.

 

— Il faudra ramener une table et des chaises, dit Romain, ce sera notre bureau où l'on établira nos plans de batailles.

— Et notre butin, ajoutais-je

— Un garde-manger, continua Stéphane d'un œil gourmand

— Je suis sûr que je peux emprunter l'imprimante de mon frère pour faire des cartes de membres, surenchérit Romain.

Chacun y allait de son idée, si bien qu'à la fin de la conversation, c'est avec une brouette qu'il aurait fallu revenir, l'idée n'était pas idiote d'ailleurs.

Même Simon d'ordinaire timoré trouva un nom pour notre bande qui obtient d'emblée l'adhésion de tous; enfin l'adhésion de Jérôme ce qui était déjà suffisant : les infiltrés. Seul Stéphane boudait dans son coin, marmonnant que "les mangoustes" c'était aussi bien…

Les discussions terminées, sans se concerter, nous arrivâmes à la conclusion qu'il était l'heure de manger.  Nos sacs à dos chargés de victuailles, nous déballâmes de leur papier d'aluminium les sandwichs préparés avec soins par nos mères. Bien qu'elles se chargent de notre approvisionnement, il n'était pas question de les mettre au courant de nos agissements. Officiellement nous pique-niquions sur le terrain de football derrière l'école.

 

— Tu ne manges pas ? dis-je à Jérôme

— Pas faim… marmonna-t-il bien qu'à plusieurs reprises on attendit son estomac gargouillé.

 

Il préféra tromper sa faim en allumant une cigarette. Pourtant il n'était pas question dans notre groupe de laisser quelqu'un mourir d'inanition.

 

— T'en veux ? Proposa Stéphane la bouche pleine, en lui tendant un de ses nombreux sandwichs. Jérôme accepta, en murmurant un vague merci.

 

Le jeu  du troc et du partage commença. Échange mes carottes crues contre des chips, deux kinders contre une pomme. Pour ma part, malgré tous les bons sentiments que j'entretenais vis-à-vis de mes camarades, il n'était pas question que je me sépare de mon sandwich. Une spécialité de ma mère : blanc de poulet, mâche et cornichons. J'en salive encore des années après. Les infiltrés prenaient leur premier repas ensemble, dans la joie et la bonne humeur, dans ce qui était devenu leur nouveau quartier général.

VI

 

Une fois rassasiés, ils nous restaient encore toute une après-midi à occuper. Sûr que nous l'occupâmes de la meilleure façon qui soit. Nous organisâmes une partie de chasse à l'homme où  notre repère faisait office de prison. Jérôme toujours plein d'imagination en avait modifié les règles comme suit : les alliées contre les forces de l'Axe.

 

— Pourquoi c'est moi qui fais le méchant, demanda Simon désigné par Jérôme

— Parce qu'avec tes boucles blondes tu fais un  « bon arien », répliqua notre chef.

— Je ne suis pas un bon à rien, protesta faiblement Simon.

— Laisse tomber…

 

La partie s'engagea. Je courais, sautais les obstacles, me dépêtrais des ronces et des branches basses. Mais ce n'était pas moi le plus rapide à ce jeu, Jérôme, vif comme l'éclair nous surpassait toujours d'une longueur. Et quand je me fis prendre par Simon placé en embuscade, c'est lui qui assura la délivrance faisant éclaté notre chaîne, il tapa furtivement dans la main de Romain, le signal tant attendu pour nous faire éparpiller comme une volée d'oiseaux, au grand dam de Simon qui devait tout recommencer. C'était fascinant de nous voir jouer, nous donnions vie à notre imaginaire, une faculté oubliée des adultes. Et le temps n'était pas un ennemi, extensible, pour venir servir nos jeux d'enfants pas sages. Nous jouâmes ainsi tout l'après-midi, nous riant du temps, nous riant du monde austère des adultes, riant tout court…

VII

 

Le mercredi suivant l'heure était aux préparatifs. Nous avions convenu d'un rendez-vous de bon matin. Une fois les parents expédiés au travail, la zone était libre. Il faut souligner que Magneville était une ville fantôme, passé 8 h 30, seuls les pochtrons circulaient dans les rues regagnant leur troquet sur la place du village comme le rat se terre dans son trou. Le calva commençait tôt. Le bar qui faisait aussi office de débitant de tabac et de point presse s'appelait Le Barreur tenu par un breton, Jacques, que tout le monde appelait Jacquot. Nostalgique de sa Bretagne natale, il avait décoré son établissement comme une cabane de pêcheur avec son lambris blanc aux murs, ses aquarelles bleu océan et même un filet de pêche et une ancre parmi d'autres symboles rappelant la mer.

Il était cool Jacquot, on commandait souvent des diabolos chez lui et même parfois il nous laissait boire un panaché. Il n'y avait pas d'inquiétude à avoir de ce côté-là, les clients du Barreur seraient bien trop occupés à fixer l'écran de la télé et leur verre pour s'inquiéter de quelques gosses en plein déménagement. Nous avions tout planifié la veille :

 

— Ma mère ne se lève pas avant 10h le mercredi, nous avait dit Simon.

 

 Sa mère était femme au foyer, attachée à sa cuisine comme un marin à son port, elle ne quittait rarement son domicile. Une femme soumise qui ne savait rien des luttes féministes menées par ses sœurs.

 

Jérôme avait ajouté :

— Ma mère ce n'est pas un problème, elle me laisse sortir comme je veux, ce ne sera pas un souci de mon côté et mon père ne se lève pas avant 12 h.

 

Pour les autres dont je faisais partie, ce n'était pas un problème non plus, l'emploi du temps de nos parents était réglé comme du papier à musique. Nous partîmes donc dès potron-minet les mains chargées comme pour une expédition.

 Stéphane avait apporté une table basse pliante en plastique et des friandises, Simon peinait avec ses deux chaises de camping au tissu élimé.

Pour ma part, je transportais un vieux poste radio-cassettes et bien sûr, notre fameux butin, notre boîte en métal contenant nos prises de guerre des derniers mois lors de nos périples en forêt. Jérôme, quant à lui, gardait le secret sur un mystérieux paquet enroulé dans une nippe.

 

Sur le chemin, les paisibles rues de Magneville prenaient une tout autre dimension. Nous ajoutions notre vision du monde au réel, l'enrichissant de nos imaginations fertiles.   Chaque coin de rue devenait un traquenard à éviter, les espions étaient partout. Nous étions un groupe de mercenaires en fuite, quelqu'un nous avait trahis, nos identités secrètes avaient été révélées, ils savaient où nous habitions, nous devions déménager en urgence, regagner notre nouveau repère…

 

 Enfin nous arrivâmes en lieu sûr, claquemurés dans notre dernier bastion. Les forces maléfiques du dehors ne pouvaient plus nous atteindre, nous étions tous à l'abri, sains et saufs. Jérôme profita de la sûreté du lieu pour enfin nous dévoiler le contenu de son mystérieux paquet. Nous pûmes réprimer un cri du cœur : Wahoo…

 

C'était un couteau de chasseur, digne de Rambo. 18 Centimètres, lame en acier inoxydable, manche en gomme noire avec prises pour les mains. Crantées sur le début de la lame, une arme idéale pour scier autant que pour couper. Il jouait avec laissant la lumière de notre abri se refléter sur la lame. Un jouet dangereux dans ses mains d'enfant. Cela fit son petit effet lorsqu'après quelques instants il planta le couteau dans le plastique de la table basse. Il avait toute notre attention. C'est à cet instant précis que choisit Romain pour faire son apparition, je me demandais justement où il était passé celui-là.

 

— Salut les gars, lança-t-il à l'assemblée en reprenant son souffle.

 

 Il arrivait tout haletant, à première vue il devait avoir couru pour nous rejoindre. Il tenait dans ces mains un objet des plus insolites.

 

— Parfait, dit Jérôme qui semblait être dans la confidence et que l'objet ne semblait pas étonner.

 

Une pelle. Romain semblait fier de lui et nous expliqua avoir volé la pelle dans le hangar des cantonniers.

 

— Il est temps de défendre notre abri, dit Jérôme.

 

Cela expliquait la présence du couteau, la présence de la pelle. Jérôme voulait de nous qu'on protège notre abri, aiguisant des armes, confectionnant des pièges. Une mission taillée à ma mesure. En effet, l'année passée mes parents m'avaient trouvé une chouette colonie de vacances : le camp des trappeurs. Au milieu des soirées guimauves au coin du feu, de la piscine et du football, j'avais appris à confectionner des arcs et à poser des pièges…  J'étais l'homme de la situation. Mais Romain était sur le point de me piquer la vedette lorsqu'il exhiba devant nous des cartes de membres flambant neuves.

 

— J'ai fait ça sur l'imprimante de mon frère, ça en jette, non ?  demanda-t-il.

 

Les cartes en question, marquées à notre nom, portaient comme emblème un aigle superposé à la tour Eiffel.   Seules la tête et les ailes de l'animal dépassaient de l'ouvrage métallique, du beau travail. Sous le montage on lisait en lettres gothiques « les infiltrés ». Romain distribua à chacun une carte. Jérôme jugea maintenant nécessaire de se trouver un mot de passe pour se protéger d'éventuels intrus.

Cette fois-ci pas de consensus, il opta pour la phrase :  semper fidelis, nous expliquant qu'il s'agissait de latin, « toujours fidèle ». Comme les infiltrés, fidèles à leur chef, fidèles au groupe prêts  à se battre et s'aider les uns les autres. Décidément Jérôme en savait beaucoup plus que nous, nous ne regrettions pas un tel chef.

 

— Avant de commencer les travaux de fortifications du camp, on va passer un pacte, un pacte de sang, dit Jérôme sentencieusement.

— C'est quoi un pacte de sang ? Demanda Simon

— Tu vas voir…

 

Et avant qu'il n'ait eu le temps de dire autre chose, Jérôme attrapa Simon par la main et du bout de sa lame piqua dans ses chairs roses, laissant perler une goute de sang. Il fit de même pour chacun d'entre nous, avant de s'entailler lui-même la main.

 

— Maintenant, faisons le pacte, approchez vos mains, ordonna-t-il

 

Nous plaçâmes nos mains écorchées, bras tendus, les unes sur les autres tandis que Jérôme nous faisait répéter ces mots inspirés par l'instant :

 

— Je jure solennellement de défendre notre camp, d'être fidèle aux infiltrés et de m'y dévouer corps et âme, de protéger notre chef…

 

Une cérémonie d'intronisation des plus officielles qui dans les tréfonds de notre cabane prenait des airs sacrés, voire mystiques. Un groupuscule psalmodiant une litanie secrète.

Cela fit naître en nous une conscience de groupe, un sentiment noble et exacerbé ainsi qu'un respect des plus absolus pour Jérôme si tant est que ce fût encore nécessaire d'en rajouter. Ce pacte, ce n'était pas très hygiénique, mais follement excitant. La messe était dite.

 

Nous nous mîmes au travail, sous le regard attentif de Jérôme, le maître d'œuvre. Nous relayant avec Romain, nous parvînmes à creuser un trou d'au moins un mètre de profondeur et qui avait bien la taille d'un homme en largeur. Un piège redoutable que nous recouvrîmes de branchages placés horizontalement et verticalement afin de créer une maille fine capable de recevoir feuilles mortes et terres des alentours…

Pendant ce temps-là, Simon et Stéphane élaboraient des arcs dans du bois vert (je me félicitais intérieurement de cette bobine de fil trouvée dans un chalet abandonné qui attendait le jour de son utilité au fond de notre boîte). Nous étions parés pour la guerre, un conflit qui se passait dans nos têtes, pour se défendre contre des ennemis imaginaires.

 Jérôme aiguisait des bouts de bois avec son couteau, de véritables pieux, dont il tapissa le fond de notre trou, donnant un caractère plus dangereux à notre piège.

La journée s'acheva sur ces derniers ajustements, nous rangeâmes nos armes dans l'armoire métallique et regagnâmes gaiement le chemin du retour. Les infiltrés avait leur base secrète, équipée pour lutter contre toute menace venant du dehors.

VIII

 

Je dois avouer que les cours dispensés à l'école Jules Ferry, n'ont pas marqué ma mémoire. Pourtant, sûrs qu'ils ont constitué une base à mon apprentissage, mais avec le poids des années ce socle solide s'est enfoncé dans les tréfonds de mon intellect, totalement intériorisé devenu indissociable de ma personne. Je préfère me rappeler des jeux de la cour de récréation, nous en avions de toutes sortes : les filles attrapaient les garçons, nous jouions aux pogs, aux Jojos, aux cartes Dragon Ball, aux billes…

Ce jeudi après notre réunion sous l'arbre caduc de la cour, Jérôme nous avait donné quartier libre. J'en profitais pour engager une partie de billes avec Jérémy un garçon de la classe de M. Picard. Nous jouions au « tac» faute d'avoir un mur d'enceinte suffisamment délabré pour jouer au « pot » dans ses anfractuosités. Les règles étaient plutôt simples : chacun partant d'un coin de la cour, nous devions toucher la bille de l'autre, en la faisant avancer par pichenette. La partie était sérieuse, je jouais mon plus beau boulard, un pépite. 

 

— Je commence, lançais-je à Jérémy.

 

Ce jeu demandait de la précision et de l'astuce. Il fallait taper sa bille, ni trop fort, ni trop doucement, afin de gagner du terrain sans trop s'exposer au tir de l'autre. Nous arrivâmes au point crucial de la partie, nos deux billes se faisaient face, séparées par seulement quelques mètres. C'était à Jérémy de jouer. Contre toute attente, il prit son maxi calot à pleine main et le propulsa en direction du mien, le touchant dans le mille, comme pour une partie de pétanque.

 

— J'ai gagné, dit-il, tout content de lui.

— Hé ! on avait interdit la « dégomme », répliquais-je scandalisé. T'es qu'un tricheur !

— On n'avait rien dit, donne-moi ton boulard  !

 

Il tendait sa main vers la mienne dans lequel avait trouvé refuge mon précieux pépite. Il était hors de question de lui donner sur ce coup en traitre. Les esprits commençèrent à s'échauffer. Il tenta de me l'arracher des mains. Ce à quoi je répondais en lui donnant une violente claque. L'autre en était tout retourné. Mon geste ne passa par inaperçu. Et monsieur Laforge vint s'en mêler :

 

— On peut savoir ce qu'il se passe ici ? dit notre directeur.

— C'est Mathieu maître, il ne veut pas me donner le boulard que j'ai gagné

— Il ne l'a pas gagné, il a triché ! dis-je révulsé.

— Et c'est une raison pour le taper ? Je t'ai vu tu sais. De toute façon, c'est toujours des problèmes ces jeux-là,  je devrais les faire interdire, donner moi vos billes je les confisque et on en parle plus. Puis cette fois à mon unique attention : « Mathieu tu passeras le reste de ta recréation dans ce coin là-bas pour t'apprendre que la violence ne résout rien. »

 

J'enrageais. J'en avais les larmes aux yeux. Je ne supportais pas l'injustice. Je venais de perdre ma plus belle et grosse bille, les objets confisqués dans les poches de monsieur Laforge ne refaisaient jamais surface, c'était un fait.

Je m'assis donc tout penaud, au pied du mur de l'enceinte, ruminant de mauvaises pensées.

 

Mon calvaire n'allait pas durer longtemps. Je reçus une visite des plus inespérées. Sophie. Une jolie petite blonde, un visage rond encadré de  deux petites nattes qui se mirent en balloter au rythme de ses pas lorsqu'elle s'approcha de moi. Ses deux grands yeux rieurs me fixèrent, elle sourit, ce qui eu pour conséquence de creuser une fossette au  coin de sa joue. Je crois que nous étions tous un peu amoureux d'elle...

 

— Qu'est-ce que tu fais là ? me demanda-t-elle.

— Je suis puni… marmonnais-je.

— Oh ! qu'est-ce qui s'est passé ?

— Laforge…

                                                                                 

Je lui racontais en quelques mots, ma pauvre histoire. Me rappeler Sophie c'est pour moi replonger dans les délices de l'enfance, mes premières amours, mes premiers émois. Tout avait commencé lors de son anniversaire l'année passée. Je fus tout étonné de recevoir de sa part un carton d'invitation pour fêter ses 10 ans. On allait aux anniversaires des garçons, mais était-ce bien raisonnable d'aller à ceux des filles ? J'avais une idée bien arrêtée sur le sujet. Je voyais du rose, des jeux idiots, Poly Pocket et poupées qui parlent. C'était oublier que Sophie n'était pas une fille comme les autres, championne pour attraper les garçons, imbattable à la balle aux prisonniers en cours d'EPS. De toute façon, je fus forcé d'y aller, il avait suffi que ma mère tombe sur l'invitation pour que la chose fût réglée.

 

— C'est qui ça Sophie Marineau ? me demanda ma mère taquine, une petite copine ?

 

 Ma mère avait toujours su me mettre dans l'embarras à une époque ou seuls les copains comptaient.  Je ne lui répondis rien, outrée dans ma fierté de petit garçon tout en reconnaissant à regret qu'elle avait touché un point sensible et ça m'énervait.

 

  Le samedi suivant je me trouvais devant la porte de la maison de Sophie, ma mère avait insisté pour qu'en plus d'un chouette cadeau, je lui offre des fleurs. C'est Sophie qui m'ouvrit la porte.

Elle déposa deux bises sur mes joues imberbes, mes premiers bisous qui n'étaient pas ceux d'un membre de ma famille. Je dois avouer que cela me fit une drôle de sensation. Je lui tendis mes fleurs maladroitement précisant bien que c'était une idée de ma mère. La suite de l'après-midi ne me fit pas regretter mon choix.

Un anniversaire chez Sophie s'était transposé la cour de récréation dans son Jardin. Tous les copains étaient là, excepté Jérôme qui ne faisait pas encore partie des nôtres. Sa mère, avait tout prévu : des sachets de bonbons pour chacun, des jeux pour nous occuper… je passai un agréable moment.

À la fin de journée, il fut décidé de faire une photo de groupe pour immortaliser l'instant. La pose fut prise sur le toboggan du jardin. Des gamins se positionnèrent de part et d'autre de la piste glissante, d'autre à même le toboggan. Je faisais partie de ceux-là. Chacun notre tour nous nous élançâmes sur la piste glissante, le premier s'arrêtait créant un embouteillage, jambes écartées nous nous tamponnions, cela nous faisait mourir de rire, jusqu'à formé une joyeuse lignée. Le hasard fit que je passais après Sophie. Est-ce la proximité de son corps, devinais-je déjà des jeux d'adultes interdits aux enfants ? Quoi qu'il en soit je connus mon deuxième émoi sexuel dans cette proximité. J'étais rouge de plaisir. Cette photo que j'ai encore, me rappelle que le désir chez l'enfant, peut apparaître tôt. En ce qui me concerne, puisque j'en suis au niveau des confidences, j'avais connu ma première érection bien des années auparavant. J'avais alors 7 ans et je dormais cette nuit-là chez mon ami Romain. D'ordinaire ce bout de chair était bien sage, et je fus le premier surpris de le voir se réveiller. Nous parlions des filles de la classe et ce petit bout de rien s'était redressé de lui-même, comme intéressé par la discussion. La  pudeur n'effleurait pas nos âmes d'enfants si innocentes et c'est sans gêne, sans arrières- pensées que je montrais le phénomène à mon ami :

 

— Regarde c'est bizarre quand même, c'est tout dur

 

Romain par précaution vérifia dans son propre slip pour savoir si lui aussi était touché par ce mal mystérieux. Apparemment non.

 

Je crois que ses parents ce soir-là on du bien rire lorsque Romain alla les réveiller pour la dire que mon zizi était malade…

Très tôt le beau sexe m'avait intéressé et Sophie n'était pas la première. Je me souviens encore des après-midi passées à la piscine avec la classe. Nous occupions alors des vestiaires mixtes et personne n'y voyait la moindre chose à redire. Filles et garçons à cet âge n'ont pas pleinement conscience du dimorphisme sexuel qui les caractérise.

Pourtant dans ma tête, si je n'avais aucune idée de la sexualité, je me posais beaucoup de questions sur l'autre sexe et cela me fascinait. Pas de zizi. Mais où était-il donc passé ? J'avais ma technique pour regarder à loisir les filles nues. Une fois la leçon de natation terminée, je filais le plus rapidement possible dans les vestiaires pour me rhabiller. Parce que si je prenais du plaisir à regarder les filles déshabillées, il était hors de question que les filles me regardent dans le plus simple appareil. C'était partiellement habillé donc que je contemplais les filles remettre leur vêtement, avec ce que je pourrais appeler les prémices d'un plaisir sexuel. En y repensant aujourd'hui, je me dis que je n'étais qu'un petit salopiot, mais ça me plait aujourd'hui de me rappeler ces premiers émois qui n'auront jamais plus la même beauté pervertie par l'adulte que je suis devenu.  

 

Sophie me quitta finalement, mais  les visites continuèrent à se succéder sous mon mur de pénitence. Jérôme vint me voir pour s'enquérir de ma situation. Les autres copains de la bande suivirent discrètement avec lui.

 

— Quel enfoiré ! me dit Jérôme une fois que je lui ai expliqué mon triste sort.

— On va te venger, assura Romain

— Ouais ! s'exclamèrent les deux autres.

— On ne s'attaque pas comme ça, à un membre des infiltrés, on t'insulte c'est nous tous qui sommes insultés, lâcha Jérôme.

 

Il avait le don de galvaniser nos esprits veules. Et dans ce coin perdu de la cour, nous organisâmes notre vengeance. Faute de pouvoir s'attaquer directement à monsieur Laforge, notre courroux s'abattit sur Jérémy. Une fois de plus Jérôme prit le commandement des opérations à venir. À l'aide d'un bâton, il dessina dans l'air plusieurs formes, nous expliquant sa stratégie. Je crois que tout est parti de là. Où comment un petit drame peut en amener un beaucoup plus grand. Les copains restèrent avec moi jusqu'à la fin de la récréation adoucissant ma peine.

IX

 

Le lendemain nous étions sur le pied de guerre. Une tribu de sioux prêt au combat. Jérôme de bon matin était reparti à notre repère pour une mission secrète. Tous réunis, nous attendîmes la fin de la journée pour frapper. Dans le brouhaha de la foule agglutinée devant l'école, nous repérâmes Jérémy, cartable sur le dos qui reprenait le chemin de son domicile. Seul, une aubaine pour nous. Nous connaissions les rues de Magneville par cœur, un détour par le lavoir et nous pourrions le prendre à  revers. Nous courûmes pour arriver sur place avant lui. Enfin, nous le coinçâmes à quelques rues de chez lui seulement.

 

— Pas si vite, cria Jérôme avant que nous faisions rempart autour de lui, pour stopper sa progression.

 

Jérémy prit peur. Il devinait nos attentions forcément mauvaises. Il tenta de briser notre mur, mais nous étions plus forts. Nous le bousculâmes chacun notre tour le renvoyant dans les bras de l'autre comme une vulgaire balle pour une passe à dix. Il était tremblant, une souris prise au piège entre les pattes d'un chat maniaque. Il tenta de crier, mais Jérôme fut le plus rapide. D'une main solide, il lui bâillonna la bouche.

 

— Prends dans mon cartable, le couteau ! ordonna-t-il à Stéphane.

 

Cette fois-ci c'était à notre tour de trembler.

 

— On n'aime pas trop les tricheurs par chez nous, murmura Jérôme à l'oreille de notre victime. Et tu sais ce qu'on leur fait ? On leur coupe les couilles !

 

Le mot fit grande impression sur notre prisonnier qui déversa quelques gouttes dans son pantalon maculant son blue-jean. Nous étions devenus en l'espace d'un instant et avec trop de facilité des tortionnaires. Jérôme semblait bien décidé à vouloir mettre sa menace à exécution.

 

— Tiens-le, me dit-il, dégageant son emprise.

 

Il récupéra le poignard dans les mains de Stéphane qui en parut soulagé. Il se remit face à Jérémy tenant son couteau bien droit, une menace bien plus terrible encore.

À cet instant, on pouvait lire dans ses yeux toute sa cruauté.

 Jérémy ne cherchait plus à crier à présent et pleurait à chaudes larmes. Le tenant fermement je ne pouvais m'empêcher de penser que nous allions trop loin, l'outrage avait été lavé, je ne ressentais plus de haine vis-à-vis de Jérémy, mais de la pitié. Je voulais le relâcher, le laisser partir, mais avec Jérôme qui avançait droit sur moi je n'en fis rien, j'étais paralysé dans mon attitude.

 La pitié était sûrement un sentiment inconnu de Jérôme. Il s'approcha encore. Sa lame partie en direction du bas-ventre de notre victime.

 Nous nous attendions au pire. Une émasculation en direct. Plus personne n'osait bouger, comme pétrifier par l'horreur de la scène, moi je retenais mon souffle et déglutissait difficilement. Jérôme, toujours son couteau en main ouvrit la braguette de Jérémy. Et d'un geste rapide asséna un coup de couteau de bas en haut s'engouffrant dans la fente béante… Jérémy ferma les yeux, tout son être se crispa dans un soubresaut que j'eus du mal à contenir.

 

— Prise de guerre ! déclara Jérôme hilare tenant dans sa main ce qui n'était pas un bout de chair sanguinolent, mais le bouton du jean qu'il avait fait sauter.

 

Soulagement général.

 

— Maintenant si tu dis quoi que ce soit, je ne saurais pas aussi adroit, dit Jérôme à l'attention de Jérémy. Tu peux le laisser partir, me dit-il.

 

Je relâchais mon étreinte.  Éberlué de s'en sortir à si bon compte, Jérémy prit quelques secondes avant de prendre ses jambes à son cou. Il partit sous les huées et les quolibets de notre groupe. Les infiltrés avait frappé de nouveau, mais cette fois ils ne s'en sortiront pas impunis.

X

 

À croire que nos menaces n'avaient pas porté suffisamment effet. Jérémy le soir rentrant, tout débraillé et souillé avait dû raconter l'histoire à sa mère qui s'était empressée de la faire remonter aux oreilles du directeur. M. Laforge comme un bon flic, nous cueillit à l'aube, nous arrachant tous les quatre à notre cours de géographie. Simon qui était en CE2, nous attendait déjà dans son bureau, il n'en menait pas large. Mais à cinq nous étions plus forts et nous calquions notre attitude sur celle de notre chef. Impassible, le regard fixé dans les yeux de Laforge, Jérôme ne craignait pas les adultes. Notre directeur nous tint alors  le discours suivant :

 

« Encore vous, commença-t-il sur un ton las. Toujours dans les mauvais coups. C'est quoi encore cette histoire, un couteau, mais vous n'y pensez donc pas ? Je devrais appeler la police pour ça ! Vous vous rendez compte que vous auriez pu le blesser ? Vous n'êtes vraiment qu'une bande d'irresponsables. Et pour quoi ? Une histoire de billes !    Jeunes hommes, ça ne va pas se passer comme ça… Ce soir, je vous recevrais en entretien individuel et avec vos parents ! »

 

Après quelques autres remontrances, il nous laissa finalement regagner notre classe.

C'est, cette fois-ci la peur au ventre, que nous nous assîmes à notre place. Même Jérôme semblait avoir perdu de sa superbe et arborait une mine déconfite. À la récré de 10 h, ce fut la réunion de crise sous notre arbre. Nous devions accorder nos violons, pour minimiser les faits. Peut-être que sur ce coup-là nous risquions gros, peut-être même l'expulsion. Ma mère ne me le pardonnerait jamais.

Parlons-en de ma mère, le soir même elle me fusillait du regard, même mon père d'ordinaire peu porté sur les affaires de l'école s'était déplacé. Ils m'encadraient, j'étais comme prisonnier sans aucune échappatoire possible. En face de moi, la voie n'était pas plus salutaire, derrière son bureau en chêne monsieur Laforge m'observait levant les yeux au ciel créant des accents circonflexes avec ses sourcils touffus. Pourtant, en matière de ponctuation il me mettait plutôt  les points sur les « i » :

 

 

— Mathieu n'est pas un mauvais garçon en soi. Plutôt bon élève, discret en classe… Mais il faudrait qu'il apprenne à soigner ses relations. C'est évident que monsieur Blin (Jérôme) à une mauvaise influence sur lui. Ce petit groupe sème la pagaille et…

 

Je sortis du bureau liquide.

Pourtant, je m'en sortais plutôt bien. Un avertissement et une menace qui plainait comme une ombre malfaisante : séparer les infiltrés.

Jamais ils n'y arriveront pensais-je, nous étions les cinq fils d'une même corde, indéfectibles. Dans le couloir je croisais le regard de Simon qui attendait l'heure de sa sentence.

Pourtant, la punition semblait déjà être bien avancée pour lui et les récriminations de sa mère devenue hystérique pleuvaient sur lui en une vilaine averse. Lui, déjà si minuscule cherchait à se faire plus petit encore et le contraste avec sa mère debout était saisissant, David face à Goliath.

Pour ma part, j'attendais la sentence avec le peu de courage qu'il me restait. La punition de l'école ne serait rien face à celle distribuée par mes parents. Dans le couloir, ils ne dirent pourtant rien. Mes parents n'étaient par le genre à faire un esclandre en public. Ils contenaient leur rage, comme on réserve un plat au frigo. La colère tout comme la vengeance sont des plats qui se mangent froids. Je comptais les minutes sur le chemin du retour, comme le condamné compte les marches qui mènent à l'échafaud. À peine passé le pas de la porte, leur colère rejaillit comme si l'air chaud du domicile l'avait ravivée.

 

— Petit con ! commença mon père. Pourquoi tu nous fais passer, des parents indignes, on t'a certainement pas élevé comme ça. Un couteau, et la prochaine fois ce sera quoi  un revolver ? Tu es parfaitement inconscient, mon fils !

 

Les yeux au sol, j'attendais que l'orage passe. Je sentais bien que le ton était péremptoire et répondre aurait été la dernière chose idiote à faire.

 

— Une chose est sûre maintenant mon bonhomme, il n'est plus question que tu traînes dans les rues et surtout avec ce Jérôme. Dès demain je t'inscris à l'étude. Et je viendrais te chercher directement à l'école. Tu seras également privé de sortie le week-end, privé de console de jeu et fini les sortis avec les copains jusqu'à nouvel ordre !

 

Ma mère ne disait rien, mais son silence et son visage fermé étaient ses meilleures armes.

La sentence était tombée, implacable et inique. Après tout, je n'avais fait que suivre les ordres. Mais il avait été maintes fois démontré que suivre les ordres n'était  pas une excuse. Je parti sen pleurant dans ma chambre, j'avais pu me contenir jusque-là, mais la colère de mon père avait su briser ma solidité, un peu à la manière d'une digue qui cède sous la pression de l'eau. Décidément les adultes ne comprenaient rien au monde des enfants, ignorant tout de l'honneur et de la fidélité. J'en voulais terriblement à mes parents. Et mentalement je refis la scène de notre dispute plusieurs fois, tenant cette fois-ci tête à mon père. Ce soir-là,  j'étais vraiment très en colère contre eux.    

 

Les jours qui suivirent furent bien mornes. Nous étions tous logés à la même enseigne. Simon à la moindre incartade serait envoyé dans une école catholique. Stéphane était privé de console de jeu et là où sa mère avait été la plus perfide, elle avait également posé un cadenas sur le frigo.... Romain était privé de sorties également. Jérôme arriva le lendemain avec un bleu impressionnant au niveau des côtes qui nous fit forte impression lorsqu'il souleva son t-shirt. Il donna que de vagues explications, nous n'osions pas en demander plus… Les récréations étaient maintenant les seuls moments où nous pouvions nous réunir, la cabane, les infiltrés semblaient déjà une époque révolue. Ces courtes pauses n'étaient pas suffisantes pour cracher toute la haine que nous ressentions vis-à-vis des adultes.

 

— Bientôt on aura notre vengeance, nous dit Jérôme et ils s'en mordront les doigts.

— Qu'est-ce que tu comptes faire, demanda Stéphane

— T'inquiètes, j'ai mon idée, répliqua l'autre mystérieux.

 

Décidément il était bien vindicatif. Je n'étais pas loin de partager son sentiment.

Il n'en dit pas plus ce jour-là. Nous regagnâmes la classe. Pour ma part, je filais droit, prisonnier entre deux horaires. L'étude c'était l'horreur, de 16 h 30 à 18 h, coince avec la grosse Ingrid de la cantine qui exigeait un silence de mort. Enfin une éclaircie arriva dans cette journée promise aux ténèbres, inespérée.

 

— Mathieu ? m'interpella Ingrid   

— Oui

 

— Nous avons eu ton père au téléphone, il est retenu par son travail. Il faudra que tu rentres seul à la maison ce soir. En revanche, il a bien insisté pour que tu rentres directement chez toi. Ça va aller ? On peut te faire confiance ?

 

Je lui répondis une nouvelle  fois par l'affirmative. Mais je n'en fis rien, je n'avais pas d'ordres à recevoir des adultes  (ils étaient tous de la même espèce), surtout cette grosse vache.

Mon père rentrerait tard, je n'avais pas à m'inquiéter de lui. En revanche, ma mère quittait le travail à Montaubert à 18 h, ce qui me laissait un laps de temps assez réduit, juste assez pour vagabonder un peu.

J'espérais bien pouvoir voir Jérôme, lui seul oserait sortir, les autres étaient sous haute surveillance comme à Alcatraz. Peut-être me mettrait-il dans la confidence de son plan « antiadulte » ?

Je décidais de braver l'interdit, celui qu'il avait lui-même posé, celui qui stipulait qu'on ne devait jamais passer chez lui, sauf peut-être en cas de force majeure, enfin j'espérais...

La guerre était déclarée, n'était-ce pas une situation exceptionnelle ?

 Lorsque j'arrivais non loin de chez lui, j'aperçus Jérôme dos à moi qui fumait une cigarette perchée sur un énorme baril. Une aubaine il était dans son jardin. Je m'approchais encore doucement espérant lui faire une blague. J'étais maintenant à quelques mètres de lui seulement. Je pouvais l'entendre renifler à grand bruit et pleurer. Merde, il n'y avait pas de doute là-dessus, Jérôme pleurait.   Deux mots qui sonnèrent comme discordant dans mon esprit, lui le roc de solidité, notre chef  ne pouvait pas pleurer. Si tel était le cas, c'est qu'il avait dû connaitre de terribles souffrances, il ne pouvait en être autrement.

Je fis demi-tour en espérant qu'il n'ait pas eu le temps de me voir. Je garderai ce secret pour moi, le chef doit rester le chef, amoindrir son image c'est prendre le risque de faire taire notre sentiment de révolte. Je n'étais pas résolu à abandonner notre lutte et la vengeance se répandait toujours en moi un peu à la façon d'un mauvais fluide qu'il aurait fallu drainer pour que mon cerveau puisse redémarrer normalement.

Pour en revenir à Jérôme,  je crois que ce jour-là je n'avais pas encore compris. L'adulte  que j'étais devenu eu la réponse bien plus tard. Les interdits, les blessures inexpliquées tout prenait sens…  Je comprenais toute cette haine qui était née en lui. Pour citer Renaud, notre teigne, « putain ce qu'il était malheureux, putain ce qu'il cachait comme souffrance »…

XI

 

Le lendemain de mon passage chez Jérôme, ses yeux avaient séché, il avait retrouvé sa hargne et son charisme. Nous étions de nouveau réunis autour de lui à la récréation de 10 h.

 

— J'ai une grande nouvelle à vous annoncer, nous dit-il. Quelque chose qui pourra à jamais changer notre vie. Seuls les plus braves pourront m'accompagner dans ce périple.

 

Il nous exposa son plan. Ce qu'il proposait tenait en un mot : la fuite. Fuguer, partir loin des adultes et de leurs règles.

Il nous dépeigna alors tout ce que l'on pourrait faire si les parents n'étaient plus là pour entraver notre liberté.  Il savait comment nous parler et avait toujours su faire gonfler notre enthousiasme. Pourtant, le monde idéal qu'il nous décrivait n'était pas bien loin ;  notre cabane sera notre salut, conclut-il. C'était un projet fou, mais nous étions tellement aveuglés par son aura, qu'il sut dès ses premières phrases que nous étions totalement prêts à le suivre dans ce projet insensé.

 

— Il n'y aura pas de parents ? s'inquiéta Simon 

— Pas de parents, pas de lois, justes nous et la liberté, s'emballa Jérôme.

 

En y repensant, nous avions tous de bonnes raisons d'accepter. Jérôme fuyait la dureté des adultes, Stéphane faisait payer sa mauvaise conduite à sa mère, Simon brisait le carcan rigoriste de son éducation. Romain et moi, les inséparables, étions en quête d'aventure et d'évasion d'un monde un peu trop triste et d'une vie routinière. Sans le savoir, nous scellions à jamais notre destin, marquant un tournant décisif dans nos existences, il y eu un avant, il y eu un après…

XII

 

Mon réveil sonne dans la pénombre de ma chambre. L'espace d'un instant, je suis tenté de l'éteindre et de me replonger sous les couvertures. Puis, je me rappelle le pourquoi de cette alarme. Il est minuit, toute la ville dort du sommeil du juste, mais ça et là, dans les maisons paisibles, un groupe de gosses ne dort pas. J'éteins mon réveil. J'espère qu'il n'a pas réveillé mes parents qui dorment en bas. Les paroles de Jérôme résonnent dans ma tête :

 

« Surtout prenez l'essentiel, pas de superflu… »

 

J'avais préparé mon sac dans la soirée. Mon sac  d'école, où les vivres étaient venus remplacer les livres. J'en vérifiais le contenu rapidement : du pain, des gâteaux, de l'eau, des couverts, une lampe torche, du change, un jeu de cartes, mes billes préférées… de quoi tenir un siège, j'en étais persuadé.

Je pris un baluchon sur l'épaule, mon duvet, j'étais enfin prêt.

Je descendis l'escalier en direction de la cuisine et piquait un briquet laissé négligemment par ma mère sur la table. J'eus un pincement au cœur en passant devant la chambre de mes parents, ma rancœur le noya instantanément. Je quittais la maison en catimini, faisant bien attention à ne pas faire grincer la porte de l'entrée. Le sang me battait aux tempes, pas de peur, mais une délicieuse excitation, de celle que libère le cerveau lorsqu'on brave les interdits. J'avançais doucement dans les rues mal éclairées tentant d'extirper de ma tête tous les mauvais rêves se formant dans les zones d'ombres Tous les copains m'attendaient déjà derrière l'église. Je fus soulagé de les trouver là.

 Tout ceci  n'était donc pas qu'une illusion.

 

— Tout le monde est là ? demanda Jérôme. Alors, allons-y.

Nous continuâmes notre marche nocturne sans un bruit. Chacun était fixé sur ses pensées, savant ce qu'il abandonnait, mais  ne savant pas vraiment vers quoi il allait. Quand nous sortîmes du village et quittions ses lumières rassurantes, Jérôme alluma sa propre lampe torche, éclairant d'un sillon bien droit le devant de notre route.   Cette route, que nous connaissions par cœur, mais qui à la faveur de la nuit, laissait croire à mille dangers.

Après tout nous n'étions que des gosses…

Enfin la caravane, monstre endormi dont la silhouette se découpa sous la pâle lueur de la lune. Notre point de repère.

 En dessous de nous se trouvaient notre destination, notre refuge du monde. Nous descendîmes dans les profondeurs de notre cabane. Arrachés aux songes de la nuit, la fatigue commençait à se faire sentir. Nous échangeâmes que peu de mots et très vite nous commençâmes notre installation. Nous étalâmes nos sacs de couchage à même le sol formant un rectangle bien net.

Collés, serrés, les uns aux autres nous profitions de la chaleur de chacun. Dans cette chaleur et cette proximité, nous puisions notre courage, celui sans qui nous aurions déjà tous détalé vers nos domiciles, ce monde connu et rassurant. Des bruits jusqu'alors inconnus se faisaient entendre : hululement de chouettes, bruissement des arbres, pattes agiles d'animaux ignorés, mais tous ensemble nous y faisions face. La nuit fut courte et agitée, mais dans nos têtes prirent place des rêves de liberté.

 

Deuxième partie


Jour 1

 

Nous l'avions fait. Notre première nuit de petits hommes libres. Nous fûmes réveillés le matin aux aurores par le crépitement de la pluie en surface. Notre abri ne semblait pas si hermétique que ça et  un mince filet d'eau commençait à ruisseler le long de la paroi près du soupirail. Il faisait froid, nous avions mal dormi, mais malgré ça nous étions heureux.

Nous nous regardâmes incrédules, encore tout étonnés de se trouver ici. Cependant, bien malgré moi, mes premières pensées allèrent vers mes parents, qu'allaient-ils penser en trouvant mon lit vide ce matin-là ? Ils ne tarderaient pas à comprendre… Les nouvelles iraient bon train dans le petit village lorsqu'on s'apercevrait que ce n'est pas un, mais cinq disparus qui manquent à l'appel. Les « infiltrés » deviendraient les « évadés ». La suite logique, je pouvais facilement la deviner : l'inquiétude, l'angoisse, l'appel à la gendarmerie, la patrouille, les chiens… En me secouant la tête, j'espérais bien chasser mes idées noires. Pour le moment, nous étions là, tous ensembles, loin du chaos de la surface. Nous menions une existence parallèle, recluse, cachée dans l'humus comme de vulgaires insectes. Mais c'est l'existence que nous avions voulue et il était déjà trop tard pour reculer. La terre on y meurt, mais on y fait aussi naître le germe, c'était notre renaissance.

— Bien dormi ? Lançais-je à Romain qui venait d'émerger de son sac de couchage la tête toute pleine de mauvais plis.

— Mal au dos, grommela-t-il.

 

L'heure était à l'inventaire. La veille, avec notre arrivée nocturne, nous n'avions pas pris le temps de réellement déballer nos affaires. Nous commençâmes par écarter nos sacs de la paroi humide. Puis, nous rangeâmes nos affaires tant bien que mal dans les maigres emplacements qu'offrait l'endroit.

— Je prends l'étagère du haut, dit Jérôme.  

— La deuxième pour moi, renchérit Stéphane.

 

Avec Romain nous partageâmes la troisième étagère tandis que Simon occupait celle du bas, la plus détériorée. La hiérarchie était respectée.   

Voyant Simon déballer ses affaires, Jérôme ne manqua pas de persifler à propos d'un tissu de carré blanc tout emberlificoté, son doudou.

— Moi qui croyais qu'on avait que des hommes ici, railla-t-il.

Personne ne releva, ses vexations par la force de l'habitude, ne détonnaient plus dans les conversations. Simon était plus petit que nous, quoi de plus normal qu'il est un doudou. Moi-même, sans me l'avouer, mes billes, cadeaux de mes parents, me rassuraient, de petites choses qui me rappelaient la maison.

Notre installation me rappelait les colonies de vacances : qui prend le lit du haut ? Qui est près de la porte ? À côté du mono ? La comparaison s'arrêtait pourtant là : il n'y avait personne pour nous encadrer ici, en témoigna le repas du matin. Nous piochâmes au hasard dans nos victuailles rassemblées dans l'armoire métallique. Au menu : smarties, coca-cola, et pépitos. Le petit déjeuner des champions. À la fin de notre repas, Jérôme déclencha les hostilités éructant avec grâce ce qui nous fit mourir de rire. Stéphane entra dans la compétition et fut de loin le plus sonore. Je ne tenais pas à être en reste et lança un rôt qui ma foi, valait par sa durée.

 Seul Simon ne rentrait pas dans le jeu, pas par bonnes manières, nous l'avions depuis bien longtemps dévoyé, mais par une absence de technique. Heureusement il pouvait compter sur l'aide de ses ainés :

— Ça doit partir du fond du ventre, si ça ne vient pas, tu donnes une bonne tape, expliqua Jérôme.

Simon, suivant les conseils du maître, se prêta à l'exercice, mais réussit à sortir qu'un gargouillis minuscule. Nous étions explosés de rire. Romain cracha même son coca par le nez.

Pas d'école aujourd'hui, pas d'obligations, la journée commença sous le signe du jeu. Nous avions un jeu de cartes que nous plébiscitions : le trou du cul. Les adultes plus timorés, l'appelait  le président, mais nous n'avions que faire de leur pudibonderie. Il faut le dire, nous adorions dire des gros mots, c'était jouissif.

La partie s'engagea.

Les règles du jeu étaient forts simples, il fallait se défausser d'un maximum de cartes en formant des singletons, des paires, des triplets… La subtilité reposait sur l'ordre des cartes qui était inversé, la carte la plus forte devenant le deux. Stéphane fut le premier à déposer toutes ses cartes. Il devenait le président. Romain fut le deuxième, vice-président. Moi, troisième de la partie obtint la place de peuple, une place neutre. Simon et Jérôme se disputèrent la dernière et avant-dernière place, respectivement trou-du-cul et vice-trou-du-cul. Ce fut Simon, finalement qui l'emporta. Notre chef accepta la défaite avec humilité et se prêta au jeu de nos moqueries. Il fut bon pour distribuer une nouvelle donne. Nous jouâmes ainsi plusieurs heures durant.

— On va faire un feu, proposa Jérôme mettant fin  à la partie.

L'idée emballa toute de suite l'ensemble du groupe. D'une, parce que le feu c'était la survie, de deux, parce que le feu d'habitude nous était interdit. D'un point de vue plus prosaïque, cela nous réchaufferait et faisait espérer un repas du midi plus consistant.

 Avec Romain nous partîmes chercher du petit bois et c'est avec mille précautions que nous quittâmes notre cabane, attentifs au moindre bruit venant du dehors. Tout semblait calme, hormis les bruits de la forêt qui nous étaient dorénavant familiers. Pourtant, nous ne doutions pas qu'à quelques kilomètres de là seulement l'effervescence avait déjà commencé. Je profitais de cet instant à deux pour avoir une discussion sérieuse avec Romain. Une discussion que je ne voulais pas tenir devant Jérôme.

 

— Tu crois qu'on nous cherche au village ? lui demandais-je 

— Ça paraît évident, mets-toi à la place des parents …  ça leur fera les pieds de ne pas nous trouver

— Ouais, c'est sûr…

 

En réalité rien n'était moins sûr. Curieux phénomène que les sentiments, le bon et le mauvais finissent par s'y mélanger, comme ranger trop près l'un de l'autre. Si hier encore ma haine était palpable envers mes parents, aujourd'hui comme dans une sténographie mentale, je revoyais tous les bons moments passés à leurs côtés. Je ne pouvais m'empêcher de penser que j'avais le plus à perdre dans cette aventure. Et si ce n'était qu'une grosse bêtise de plus ?

 Nous étions des vandales, nous avions peu de respect pour les biens publics, parfois des petits durs, mais fugitifs ? C'était une autre paire de manches…

 Décidément la haine est un bien meilleur carburant pour avancer, lorsqu'elle disparaît on s'expose à bien trop de questions, on intellectualise tout… La colère permet de se fixer sur un objectif unique, l'objet de notre ressentiment et de dissoudre tout le reste dans son acidité...

Il fallait que je reprenne possession de mes pensées, je tentais donc de cristalliser ma haine, repensant à la punition, formant ainsi un noyau dur et infrangible, le seul capable de me faire poursuivre la folie de cette lutte.

Après ça, nous n'échangeâmes plus un mot avec Romain et focalisions toute notre attention sur notre tâche, nous revînmes les mains chargés de bois mort et c'est avec une grande précaution encore que nous rejoignîmes notre abri.

 En arrivant dans nos ténèbres coutumières, Jérôme était déjà aux commandes du feu. Il avait rassemblé quelque détritus, reliques du petit-déjeuner, et tentait péniblement d'y mettre le feu.  

— Ils nous auraient fallu du papier journal pour bien faire, dit Jérôme pestant contre les flammes bleutées qui s'étiolaient en un instant.

 Les boites de Smarties et les emballages plastiques constituaient un maigre combustible.

— J'ai trouvé ! s'exclama-t-il tout à coup.

 On le vit farfouiller dans son étagère pour un ressortir un petit bidon d'essence à briquet, celui qu'il utilisait pour alimenter son Zippo. Jérôme ne s'arrêta pas là dans ses recherches et extirpa de l'étagère la plus basse, un tissu blanc plein de nœuds, le doudou de Simon. Ce dernier tressauta d'indignation, voyant comme un sacrilège les mains profanes de Jérôme démêlant son tissu fétiche.

— Qu'est ce que tu vas faire ?

— T'inquiètes moustique, ce sera ta maigre participation pour l'effort collectif, t'es un grand maintenant.

 

Sur ce  après avoir imbibé d'essence le tissu de coton, il l'embrasa.

— Arrête, mais arrête ! s'exclama Simon les larmes aux yeux alors qu'il était déjà trop tard pour enrayer le processus destructeur du feu.

— Romain, Mathieu, déposez le bois, ordonna Jérôme le tissu enflammé entre les mains dévorées par une flamme verticale.

 

Nous obéîmes. J'étais sidéré, regardant le tissu brûler, regardant Simon en pleurs. Jérôme était un tyran, il avait grandi trop vite, il voulait tous nous arracher à l'enfance. J'eus alors cette image qui me vient en tête, celle de Jérôme, Dieu despote dont nous aurions été que des petites fourmis entre ces mains cruelles.

— Tu déconnes Jérôme, qu'est-ce que t'avais besoin de brûler son truc, t'es qu'un salaud. Cette voix qui s'était élevée tout à coup était celle de Stéphane.

Stéphane placé derrière Jérôme les poings serrés le long du corps paraissait maintenant presque gênés par son intervention, comme si ces mots fâcheux lui avaient échappés, mais il tenait tout de même bon et fixa Jérôme quand il se retourna.

Jérôme était piqué au vif :

— C'est moi le chef, c'est moi qui décide.  Te mêle pas de ça le gros !

À cet instant je sus que l'équilibre si fragile qui régissait leurs rapports avait été rompu. Jérôme dégaina son poignard et le pointa en direction de Stéphane d'un air menaçant.  Jérôme arborait toujours fièrement son poignard à la ceinture, comme Rahan son coutelas. Il portait son couteau avec fierté, c'était un symbole impressionnant que cette arme dominée par ses mains d'enfant. C'était surtout le symbole de son pouvoir sur nous.

Stéphane recula d'un pas, mais fixait toujours Jérôme d'un œil mauvais. Il semblait évaluer la situation et ses chances de l'emporter. Il connaissait le personnage et le savait capable de tout. La raison avait été balayée de la tête de Jérôme, il pouvait attaquer à tout moment.

La situation imposait un quelconque acte de ma part pour ramener la situation au calme, mais je n'en fis rien. C'est le lot des petits de se taire quand les géants s'affrontent...

Et puis, il faut bien l'avouer, j'étais figé par la peur.  Les deux belligérants s'affrontèrent encore un instant du regard. Puis, la raison, donc Stéphane l'emporta :

 

— Laisse tomber, dit-il, avant de tourner le dos à l'adversaire et se rendre auprès de Simon pour le réconforter.

Jérôme ne rajouta pas un mot. Il savourait juste sa victoire. Sans qu'il y ait eu d'effusions de sang, plus d'une personne fut blessée ce matin-là.

  Un silence monacal s'était maintenant installé dans notre cabane, renforçant une atmosphère pesante. La guerre froide sévissait toujours.

Heureusement le feu arriva.

 Jérôme était parvenu à faire naître une belle flambée qui par son pouvoir hypnotique, réunit l'ensemble de la tribu. Les flammes en plus de nous réchauffer, semblaient assécher l'animosité qui régnait dans l'air. Le calme revint, les forces complexes qui nous unissaient renouèrent ensemble pour un temps. L'heure du repas du midi arriva finalement et la hache de guerre semblait belle et bien enterrée. Stéphane de loin le plus gourmet d'entre nous s'occupa de la cuisine et piocha au hasard et non sans audace parmi les boites de conserve qui nous avaient précédées.

— Merde ! on n'a pas d'ouvre-boîte.

— Attends je vais t'aider, proposa Jérôme.

 

 D'un geste habile il perça l'opercule métallique, aspergeant au passage son pull d'une sauce grasse. Il fit de même pour la deuxième boîte, la découpant à l'aide de la partie crantée de son couteau. Les contenus se dévoilèrent, au menu, cassoulet et fruits au sirop. Un régal en perspective. Nous dûmes attendre longtemps pour notre plat du jour, il n'était pas facile de le faire cuire dans une poêle au-dessus du feu, mais Stéphane s'en sortit fier comme Artaban, avec seulement une brûlure au poignet. Bien évidemment nous n'avions pas pensé à bien des choses et il n'y avait aucune trace dans nos paquetages d'une trousse à pharmacie.

— T'as qu'à pisser dessus, lui dit Jérôme.

— Ce n'est pas pour les brûlures, répondit Simon, c'est pour les piqures de méduse…

— Tant pis, fini par capituler Stéphane, finalement pas tant gêné que cela par cette blessure de guerre.

 

Après ce bon repas, le moral des troupes était au beau fixe ;  la bonne humeur régnait sur notre camp de fortune. Je regardais ma montre flicflac, il était péniblement 14 h.

D'habitude, à cette heure, nous aurions dû être en train de faire des mathématiques, cette pensée m'arracha un sourire. Néanmoins, l'avantage d'un emploi du temps bien rempli, c'est qu'il ne laisse pas de place à l'ennui. Qu'allions-nous pouvoir faire, terrer dans notre trou toute une après-midi encore ? Je m'en apercevais maintenant, comme dans un moment de lucidité qui surnage l'euphorie, que le plan de Jérôme présentait des failles. Nous ne pouvions pas passer nos journées à jouer aux cartes quand même ? Nous nous pensions oppressés et brimés dans le monde extérieur, mais ici nous étions tout simplement bloqués, prisonniers du délire d'un autre… 

 

Notre situation nous interdisait les jeux dehors, impossible de s'exposer en surface, je n'oubliais pas que nous n'étions qu'une bande de fugitifs. Nous étions partis dans la précipitation, sur un coup de tête, oubliant trop rapidement que vivre en marge de la société n'était certainement pas un jeu d'enfant.  Comment allions-nous nous nourrir une fois nos maigres réserves épuisées ? Comment allions-nous nous laver ? Et question non moins intéressante, surtout après avoir ingurgité autant de flageolets : ou faire nos besoins ?

Jérôme convoqua une assemblée sur ce dernier point.

 

— On peut peut-être aménager un coin ici, dans une bassine ? proposa Simon.

— C'est ça bonjour les odeurs, et puis personne n'a envie de voir ton cul. Non, le mieux c'est de faire ça dehors, dit Jérôme.

— On pourrait se servir des trous qu'on a creusés comme d'une fosse septique, dis-je. En veillant à bien rebouché pour  ne pas laisser de traces.

L'idée fut adoptée, elle paraissait de loin la plus raisonnable. Un problème de réglé en amenait un autre.

— Qui a du papier-cul, lança Stéphane

Regard interloqué de la bande. Nous n'avions pas pensé à ça non plus. Et il était hors de question de retourner en village en chercher, nous en avions été bannis. Mais Romain arriva à notre rescousse.

— J'ai ça, lança-t-il avec une moue dubitative.

Deux paquets de mouchoirs en tout et pour tout, nous n'irons pas bien loin avec ça, mais c'était déjà mieux que rien.

 En y repensant aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de penser que notre belle utopie n'était fondée que sur du vent et que seule notre foi en Jérôme maintenait encore l'ensemble debout d'une façon un peu magique. Ce qui expliqua que malgré ces désagréments, malgré la peur, malgré le froid on resta encore plusieurs jours dans notre repère.

 Nous n'avions pas de papier, pas d'argent, pas de quoi nous assurer le moindre confort, nous ne voulions pas le voir, mais notre nouvelle vie était vouée à l'échec portant en elle ses propres contradictions. C'était qu'un jeu, pire une vulgaire toquade d'enfants touchés dans leur fierté. 

Et d'ailleurs nous n'étions que de piètre Robinson et avions oublié depuis longtemps les arts ancestraux de la survie.

Pourtant, il fallait poursuivre l'aventure parce que Jérôme en avait décidé.

Alors, nous tuâmes encore le temps à notre façon, c'est-à-dire de la plus belle façon qui soit : me jeu. Notre existence était vouée au jeu, car comme je l'ai déjà dit cette mascarade n'était finalement qu'un jeu grotesque.

 Je frissonnais en pensant à l'heure fatidique où nous abaisserions notre dernière carte, je m'étais déjà mis  en tête que notre escapade ne serait qu'une courte parenthèse dans nos vies. Tôt ou tard, les règles, les adultes, nous rattraperaient, j'en étais persuadé. En espérant tout de même que ce soit le plus tard possible… En attendant, je me décidais à profiter pleinement de l'instant présent et de cet espace de liberté qui nous était offert.  

Nous jouâmes à la bataille, à la bataille corse, au kems, au 8 américain… L'après-midi passa ainsi, pleine d'insouciance.   Le repas du soir fut frugal composé essentiellement de sucreries. À la nuit tombée, rassemblés autour du feu, nous discutâmes un moment : des filles, d'histoires de fantômes, des parents et de leurs lois ineptes. Nous regagnâmes nos sacs de couchage quelques heures plus, nous endormant tout habillé et il était hors de question de se laver les dents.


Jour 2

 

La deuxième nuit dans le repère fut plus confortable que la première comme si notre jeune peau, durcie par les lois de la survie, s'était déjà habituée à la dureté du sol. Il faisait déjà grand jour à en juger par les rais de lumière s'échappant du soupirail qui venaient mourir sur nos duvets lorsque je sortis d'un long sommeil. Je me réveillais comme une fleur qui aurait poussé dans le macadam. Je me sentais comme un souillon, peau grasse et cheveux hirsutes. Je pris une grande rasade de coca pensant pouvoir ainsi chasser ma mauvaise haleine.

 Les autres émergèrent peu à peu. 

— Les gars, ça sent le chacal qui se néglige, leur dis-je en guise d'accueil.

À ce rythme là, entre les odeurs de cuisine, nos propres effluves corporels et le feu de bois, l'hygiène allait vite devenir un problème. Problème de plus, dont nous n'avions apparemment pas la solution. Pour ma part, je n'avais même pas pensé à prendre une trousse de toilette. Je questionnais les autres à ce sujet. Heureusement Simon avait été plus prévoyant que nous. Il sortit fièrement de son étagère une petite trousse avec tout le nécessaire pour se laver : savonnette, gant de toilette, brosse à dents… Tout un nécessaire pour cinq, ça devrait suffire, nous n'étions pas bégueules.

— Prem's pour la douche, plaisantais-je.

J'eus l'idée d'utiliser un vieux seau ça que j'avais repéré à notre première visite pour en faire un récipient de toilette, je déversais l'intégralité de ma bouteille d'eau dans celui-ci. En espérant que ce ne soit pas gâcher de l'eau potable pour plus tard. Je fis un brun de toilette en règle, sommaire, mais efficace. Je me sentais un autre homme, les autres m'imitèrent avec plus ou moins d'enthousiasme. Nous étions plutôt contents de nous. Nous trouvions notre chemin sur les voies de la survie en solitaire sans pour autant en oublier les règles d'hygiène élémentaire. Pour l'heure, nous nous débrouillions comme des chefs, c'était un fait, nous n'avions pas besoin des adultes.  Mes doutes de la veille étaient maintenant comme oubliés et j'étais à nouveau prêt à croire à cette entreprise insensée. Raison et folie menaient un duel acharné dans ma tête. 

— Taisez-vous !  nous intima Jérôme.

Un danger était imminent. Jérôme tout comme nous,  avions perçu du mouvement en surface. Nos oreilles étaient aiguisées au bruit de la forêt, là il s'agissait bien d'un bruit de pas. Nous ne bougeâmes pas d'un millimètre focalisant notre attention sur ces bruits gênants. Les parents, pensais-je nous sommes fait comme des rats ! Prisonniers de notre antre, nulle sortie ne s'offrait à nous, nous étions pris au piège.

Bang, bang, bang, trois coups furent donnés sur la paroi métallique de notre abri.

La fin de notre histoire.

— Les garçons, c'est moi murmura une petite voix.

Une voix que j'avais déjà entendue. Sophie, pensais-je, bien que cette pensée fût absurde. Jérôme se précipita vers l'entrée de notre bâtiment tout à coup rassuré.

— Mot de passe ?

Semper fidelis

 

Je fus interloqué, comment cette personne connaissait notre code secret. Jérôme ouvrit et ne parut pas surpris de retrouver cette jolie blonde, mon intuition avait vu juste, il s'agissait bien de Sophie.

Nous regardâmes Jérôme d'un œil interrogateur. Il me sembla qu'il rougit légèrement en nous disant ses mots invraisemblables :

— Ne vous inquiétez pas, c'est moi qui l'ai mis dans la confidence. Elle occupe un poste clef dans notre combat, c'est notre agent de liaison avec l'extérieur, une infiltrée tout comme nous. Chaque combat à ses femmes…

Cette nouvelle présence, je la percevais comme une trahison, que devenait notre bande de garçons avec une fille dans nos rangs ? Pourtant, quelque part j'étais content de la savoir là.

Sophie n'osait pénétrer plus en avant dans ce sanctuaire masculin. Jérôme chevaleresque l'invita à se joindre à nous

— Gâteaux ? lui proposa-t-il

L'arrivée d'une fille au sein de notre groupe et la hiérarchie, les codes, enfin bref tout, en devenait chamboulé.   Jérôme devenait doux comme un agneau. Sophie sans même le savoir, par son charme discret, prenait l'ascendant sur nous.

Nous avions plein de questions à lui poser. Prendre des nouvelles de l'extérieur était important pour nous, nous qui étions exclus du monde depuis maintenant presque deux jours de lutte.

Elle nous raconta tout en détail.

Nos parents avaient mis peu de temps à comprendre le pourquoi de notre disparition. La gendarmerie de Montaubert avait été saisie de l'affaire et était arrivée aux mêmes conclusions : une fugue. S'en était suivi une battue dans les alentours, mais les chiens à cause de la pluie tombée la veille avaient perdu notre piste. Ils étaient sur nos traces, les parents plus que les chiens avaient du flair et soupçonnaient une fuite dans les bois aux alentours du fait que nous avions emportés si peu de bagages.

Les flics avaient même interrogé les camarades de classe. Personne n'avait la moindre idée de notre cachette. Sophie seule savait, mais pour de mystérieuses raisons était bien décidé à nous aider, sa présence ici suffisait  à attester de sa sincérité. Elle courrait de gros risques. En aidant des fugitifs, ne devenait-on pas soi-même un peu hors la loi ? L'affaire prenait des tournures officielles, tout le village s'était mobilisé pour ce qu'on appelait déjà les disparus de Magneville, dixit les journaux du coin.  

Pendant son discours je la dévorais des yeux. Tout en m'apercevant que je n'étais pas le seul.  Je voulais me persuader qu'elle portait ses sourires à mon unique attention…

— Qu'est ce que vous allez faire maintenant ? demanda-t-elle.

Faire un jeu de cartes assurément, mais je me doutais bien que ce n'était pas le sens de sa question. L'arrivée de Sophie de notre cabane fit souffler un vent de raison dans nos têtes. Elle nous mettait mal à l'aise, mettant en exergue le ridicule de notre situation.   Cette partie de cache-cache n'avait ni queue ni tête. Qu'espérer ? Qu'attendre ? Combien de jours encore tiendrons-nous planquer dans nos ténèbres ?

Jérôme choisit de lui répondre :

— Continuer la lutte…

Lutter contre qui, contre quoi ? Au deuxième jour et avec l'arrivée de Sophie, notre rage était à nouveau retombée comme un soufflé mal préparé. Nous étions acculés, avions mis le doigt dans un engrenage qui maintenant nous broyait toute la main. Nous étions dépassés par les évènements. Nous continuions par peur de faire demi-tour, plus que par rage d'avancer. Quels que soient nos choix à présent, l'issue serait dramatique.

— Je commence à en avoir marre, me confia Simon à l'oreille. Je veux retourner à la maison.

— Quelle maison ? Nous n'avons plus de maison. Les adultes nous en ont chassés. Et crois moi qu'après ce coup là, tu préférerais être ici qu'ailleurs, lui répondis-je.

J'avais raison, même si par ce sursaut de combativité je cherchais davantage à me convaincre que convaincre Simon.  

La sanction pesait au-dessus de nos têtes, une ombre menaçante, une terrible épée de Damoclès. Voilà que j'imaginais à nouveau notre face à face final avec nos parents un peu comme dans les films américains : notre cabane assiégée et nous apeurés négociant notre reddition. Nous serions prêts à tout, quitte à donner la tête de notre chef...

Un mouvement de sédition prenait doucement place, silencieux et rampant comme un serpent. Je parcourus notre bande du regard. Simon était tourmenté, on lisait la peur dans son regard. Stéphane aussi était inquiet, même s'il ne le montrait pas, mais la manière dont il triturait le cordon de son sweat à capuche le trahissait. Romain paraissait encore serein,  à deux nous étions des fonceurs, qu'importe si nous foncions droit dans le mur, on y allait en se marrant. Jérôme me surprenait toujours par son aplomb, mais les liens par lesquels ils nous détenaient finissaient doucement par se déliter.  

La phrase de Jérôme nous plongea dans nos propres réflexions. Jusqu'à quand étions-nous prêts à poursuivre ce combat?  Ce fut Sophie qui brisa le long silence qui venait de s'installer :

— Je peux vous être utile à quelque chose ?

— Tu pourrais te charger de notre ravitaillement, proposa Jérôme

— C'est vrai qu'on a plus grand-chose à manger, dis-je

 

Les vivres étaient partis à vitesse grand « V ». Quoi de plus normal, avec un ogre comme Stéphane parmi nous. Sophie se chargea de prendre en note nos commandes sur un petit carnet à spirale qu'elle avait dans son sac à main. Presque une femme et moi j'étais décidé à l'aimer comme un homme, même si je ne savais pas bien comment.

— Des chips, dit Stéphane

— Des céréales, pour le petit-déjeuner, au chocolat, genre Chocapic, ajouta Romain

 

Chacun y allait de son idée pour rendre son séjour ici plus agréable, la pauvre Sophie n'aurait pas eu assez de ses deux mains pour nous ramener tout ça. J'espérais surtout qu'elle ne se fasse pas remarquer, j'admirais son courage, elle prenait beaucoup de risques pour nous. La vraie question était pour lequel d'entre nous ? Je tentais de me rassurer, lorsqu'on chasse le lion, on a que faire de la jolie gazelle. Je la savais assez intelligente pour ne pas se faire attraper.

Elle resta avec nous jusqu'à 12 h. Avant de partir, elle promit de revenir le lendemain avec nos provisions. Je la regardais quitter notre antre et me sentis bizarrement triste. Après son départ, ma volonté de résistant s'épaissit un peu, Sophie avait paru s'intéresser beaucoup à la cabane, nos histoires, presque impressionnée par notre attitude qu'elle jugeait puérile, mais noble. Si notre fugue impressionnait Sophie alors, ça valait vraiment le coup de continuer, ne serait-ce qu'encore un peu…

 Durant ces quelques moments passés avec elle, nous fûmes bien heureux d'avoir fait un brun de toilette ; elle qui fleurait bon le jasmin nous aurions fait tache à côté d'elle. Chacun avait rivalisé de talent  pour la faire rire ou s'octroyer ses bonnes grâces. Je crois avoir même remporté un certain succès auprès d'elle en lui racontant des blagues. Une fois partie, son odeur embaumait les lieux et me laissa rêveur, comme un message secret délivré à mon unique attention.

— Elle est gentille Sophie, dis-je innocemment, pour dire le plus tout en disant le moins.

Parler d'elle, c'était se la rappeler, presque la faire revenir, du moins dans ma tête, en images, de toute façon elle ne m'avait jamais quitté, comme il en est toujours des premiers amours.

— On fait un jeu, proposa Jérôme action ou vérité, ajouta-t-il d'un ton péremptoire.

Action ou vérité, le jeu phare des coins de cours, notre manière à nous de s'encanailler. Les actions étaient bon-enfant tandis que les vérités, comme souvent dérangeaient. Elles ne faisaient que retrousser nos vides. Nous nous réunîmes dans un coin de la pièce assis en cercle. Jérôme s'imposa comme le meneur de jeu. C'est lui qui armait la main du hasard, celle qui désignait les victimes, en l'occurrence une bouteille plastique que nous faisions rouler sur le côté. Le goulot désignait notre cible, celle qui se prêterait au jeu de nos questions insidieuses ou de nos gages loufoques. Première tour, la bouteille désigna un espace vide, Stéphane se décala légèrement de sa place et fit mime de tracer dans l'air une ligne droite imaginaire qui partait de la bouteille vers le mur derrière lui pour bien signifier que ce n'était pas lui que la bouteille avait désigné :

— A côté, ajouta-t-il.

Le deuxième lancer fut sans concession, Romain fut tout désigné

— Action ou vérité, lui demanda Jérôme

— Action

— Fais la danse du  bouffi-bouffon

 

Je crois que pour expliquer ce gage idiot, je vous dois un point d'explication. Avec les copains, nous avions un film culte, les  Goonies, l'histoire d'une bande de copains qui partent à une périlleuse chasse au  trésor. Dans ce film, il y avait un personnage un peu gros, Choco, qui était souvent moqué par le reste de la bande. Cette danse ridicule, visant à l'humilier, se pratiquait ventre à l'air en se trémoussant et en poussant des cris de goret.

Romain l'exécuta à la perfection et sa prestation fut accompagnée de nos rires.

Troisième lancer. Cette fois la bouteille s'arrêta sur moi. Sempiternelle question. Je choisis une vérité, pour changer.

— As-tu déjà embrassé une fille avec la langue ?

Inutile de mentir, je répondis par la négative sous la huée de mes camarades. Exceptée Simon qui ne comprenait pas ce qu'il y avait d'embarrassant.   J'étais « puceau de la bouche »  comme dirent plus tard mes camarades du collège.

À ce moment-là, j'enviais l'expérience de Jérôme. Même si je le maudissais de retourner cette arme contre moi. Les garçons et la sexualité c'est comme le pain et la confiture ; le peu qu'on a, on l'étale. Après tout, les bisous sont le sexe des vierges. S'il me posait la question, c'est qu'il savait pertinemment que la réponse était non, une manière pour lui de se mettre en avant. Comme partout, et ceci  pour tous les âges, plus on monte haut dans la pyramide, plus on se plaît à montrer notre cul à ceux qui stagnent dans les étages inférieurs. Je n'échappais pas à la règle. Et quand Jérôme demanda à Simon à quand remontait la dernière fois qu'il avait bandé, je participais à l'éclat de rire général devant son regard écarquillé et son air innocent.

Au sixième lancer, la bouteille désigna Jérôme. Il n'allait tout de même pas se poser une question à lui-même, ce fut donc Stéphane qui prit la relève.

— Vérité, répondit Jérôme avec assurance, signifiant bien par là qu'il ne craignait pas nos questions.

C'était mal connaître Stéphane. Je me souviens de ce gros bonhomme placide en apparences, mais capable de piquer de grosses colères si on se moquait de son poids. Un autre trait de caractère, il absorbait tout comme une éponge, les critiques, les vexations jusqu'à recracher le tout dans une marrée acide lorsque la coupe était pleine.  C'est à peu près ce qu'il se passa au grand étonnement de tous.

— Combien de temps comptes-tu nous faire rester ici ? lança-t-il sur un air défi.

 

 Sûr qu'à cet instant on avait dépassé le ton badin qu'imposait le jeu, pour mettre le doigt sur un problème de fond, quelque chose de plus sérieux

 

— Le temps qu'il faudra, répondit Jérôme sur le même ton.

— Et bien moi j'en ai ma claque de tes conneries, t'es givré mon gars et je ne suis pas le seul à penser ça.

— Stéphane choisissait comme armes les mots à défaut des poings, il savait Jérôme intouchable tant qu'il portait son talisman d'acier. Il devait sûrement avoir en tête son affrontement de la veille. Les choses tournaient de nouveau au vinaigre pour notre aventure.

— Ah ouais qui d'autres ? T'es tout seul, mon gros sur ce coup… Si tu continues comme ça tu seras banni des infiltrés

— J'en ai rien à foutre des infiltrés, tout ça c'est tes conneries.

— D'accord… votons, que ceux qui veulent se barrer lèvent la main.

Personne ne réagit.

— Tu vois ? dit Jérôme

— Tu déconnes, ils ont surtout trop peur de tes représailles. Faisons un vrai vote, je suis sûr que ça changerait tout.

—    On est pas en démocratie, railla Jérôme.

—    Quoi t'as peur de ne pas être élu ?

 

La provocation fit mouche sur Jérôme qui aimait à ce qu'on le voit comme un être sans failles

 

—    Pas du tout, les autres trouvez ce qu'il faut, nous dit Jérôme plein de morgue.

 

C'était excitant, nous faisions bien des élections en classe pour élire notre délégué, mais cette élection s'annonçait carrément plus intéressante et même un peu angoissante, car qu'adviendrait-il du vaincu, de notre groupe ? 

 

La chose fut faite. Une casquette en guise d'urne, notre deuxième main en guise d'isoloir, des élections de fortune furent improvisées. Heureusement que nous qui ne pensions à rien, avions au moins la présence d'esprit d'apporter un crayon et du papier.

Stéphane avait un talent pour le dessin et ses caricatures de M. Laforge nous faisaient hurler de rire, il avait toujours de quoi dessiner sur lui. Mais là, les choses n'étaient plus à la rigolade. Simon fut chargé de dépouiller les bulletins de vote. Jérôme mettait son leadership à l'épreuve, il nous avait été demandé de voter soit Jérôme soit Stéphane. Un choix cornélien, l'alternative présentait une issue tragique, l'autre ne faisait que repousser cette issue. Il n'y avait pas de troisième choix, donc pas d'échappatoire.

 

— Jérôme, commença Simon dépliant le premier bout de papier.

— Stéphane, Jérôme, Stéphane.

 

C'était serré, le dernier bulletin fit la différence. Les deux ennemis dans le conflit étaient au coude à coude chacun avait voté pour lui-même, logique, je reconnus l'écriture malhabile de Jérôme.  

Dernier bulletin minuscule plié en 8, ce qui installa un suspens insoutenable.

—    Jérôme, lâcha Simon dans un souffle.

—    J'ai gagné ! jubila Jérôme. Qu'est-ce que tu vas faire maintenant gros tas ?

—    Rien, mais je reste, juste pour le plaisir de te voir te casser la gueule, mais je te préviens je ne reçois plus aucun ordre de toi, les infiltrés c'est terminé pour moi !

 

J'avais voté Jérôme. Semper fidelis disait notre devise... Romain aussi, je le savais. Peut-être que si j'avais eu le cran de suivre Stéphane dans sa révolte ce jour-là mon histoire aurait eu une fin heureuse.

Cet instant marqua un tournant dans notre aventure, il marquait la scission du groupe. Simon ne cachait plus son appartenance et s'était trouvé un nouveau chef. Le commandement devenait bicéphale, oligarchique, deux têtes de bois qui se faisaient maintenant face. Il y eut maintenant deux groupes au sein de notre bande, deux groupes non miscibles qu'on prenait garde à ne pas mélanger au risque de créer des étincelles. Jérôme et Stéphane en tête, deux produits dangereux à manipuler avec précaution. Je me trouvais dans une position des plus inconfortables, je n'avais pas de griefs à l'égard de Simon et Stéphane, mais était dans l'impossibilité de leur adresser la parole, ce qui aurait pu être interprété comme une trahison.

Après tout, j'avais choisi mon camp.

L'après-midi fut bien morne. Ensemble nous étions forts, faisions front de nos peurs, un bloc infrangible, séparés nous étions vulnérables. Chacun s'occupa de mieux qu'il put dans son coin. Le repas du soir, synonyme de convivialité, ne sonna par l'heure de la réconciliation. Une fracture s'était installée, brisant de manière irréparable notre groupe, il était trop tard pour recoller les morceaux. Ce soir-là nous nous endormîmes tôt, échappant par le sommeil à l'atmosphère délétère qui régnait dans ce lieu.

Jour 3

 

La nuit n'avait pas reposé les esprits. Et ce matin-là tous les prétextes étaient bons pour se disputer. Nous étions comme des lions en cage, nous bouffant le nez dans cet espace devenu trop exigu. J'en pouvais plus de cette atmosphère confinée, la rancœur pesait comme un nuage noir au dessus de nos têtes. Je me dirigeais vers la sortie, j'avais besoin de prendre une bonne rasade d'air frais et d'espace.

— Tu vas où ? m'interpella Jérôme méfiant

— Pisser, dis-je.

— Tu restes, là personne ne sors jusqu'à nouvel ordre, t'as qu'à pisser dans la bouteille.

 

On attend Sophie avant d'agir.

 

Je restais un instant pris d'indécision, un pied posé sur l'échelle de bois. Puis, une fois de plus je me rendis à la raison du plus fort, j'obtempérai. J'observai alors Stéphane et Simon, Laurel et Hardy, Stéphane le gros, Simon le petit, qui s'occupait dans leur coin à dessiner. Je fus tenté d'aller vers eux, mais je sentais le regard de Jérôme peser sur moi comme une chape de plomb, m'empêchant tout mouvement. Je regagnai ma place autour du feu, où  m'attendaient Jérôme et Romain.      

— Il reste à manger, demandais-je à Romain

— Il y a plus que ça, me dit-il en me tendant quelques cookies rescapés d'un paquet presque vide.

 

Nous n'avions de la nourriture que pour quelques jours et nos dernières réserves touchaient à leur fin. Un problème de plus d'organisation, que nous étions cette fois-ci pas en mesure de résoudre… Tentée une excursion dans le village s'avérait hautement risquée, nous y étions recherchés comme le loup blanc. Je m'y imaginais desperado, ma tête placardée sur les murs de la ville.

 

Décidément je regardais trop la télévision.

Parlons-en de la télé, elle me manquait et si seulement il n'y avait qu'elle. C'est bien une fois qu'on se retrouve sans rien, qu'on s'aperçoit de toutes ces petites choses qui faisaient que notre quotidien était agréable. Ma chambre et son lit douillet, la télé, ma Nintendo, les baisers de maman le soir, tout ça me manquait terriblement…

Je n'étais qu'un petit garçon, je n'avais pas les épaules suffisantes pour cette lutte interminable d'homme. La frustration, la faim, le froid, au troisième jour ils me rongeaient de l'intérieur, faisant craqueler ce mur de solidité, celui que nous avions construit, ensemble…  Là était tout le problème, notre bande avait succombé à une lutte intestine. L'engouement du début s'était évanoui, le marasme nous gagnait, nous plongeant dans un état léthargique. Seul Jérôme gardait la tête haute, mais je n'osais pas croiser son regard de peur d'être à nouveau contaminé par sa folie.

Quelques heures passèrent encore et mon ventre criait à présent famine. Mon estomac était vrillé et les cookies du matin paraissaient déjà bien loin. Nous attendions à présent Sophie comme le messie, celle qui saurait redonner du moral aux troupes, découragées, rendues exsangues par le combat. C'était le pot de terre contre le pot de fer et de ce bras de fer inégal, les adultes en sortiraient vainqueurs. J'avais beau chercher, me triturer les méninges je ne trouvais pas d'issue pour s'en sortir honorablement, les questions qui me taraudaient paraissaient insolubles. J'avais les neurones en sang à force de tourner et retourner le casse-tête de notre situation.

 

— On fait quoi si Sophie n'arrive pas, demandais-je à Jérôme, anxieux.

— On se débrouille…

 

Il ne lâchait rien, toujours aussi déterminé, cela me fascinait autant que cela me faisait peur. Comme si je présentais déjà que Jérôme, malgré nous, nous entraînait dans une lutte à mort, dont nous ne ressortirions pas indemne. Le temps semblait suspendu et s'appesantissait au dessus de nos têtes, transformant les minutes en heures, chacun de nous était perdu dans ses pensées. L'ennui nous tuait à petits feux, l'heure n'était plus à la fête et mon désir de continuer la partie s'était tu.

— J'en peux, plus je sors, nous dit Jérôme d'un ton qui était sans appel.

— Tu vas où ? lui demandais-je interloqué, et les règles ?

— Certaines règles sont faîtes pour être transgressées, me dit-il, je vais tâcher de nous chercher à manger...

 

Je me fiais aux bruits de ses pas en surface pour m'assurer que Jérôme était déjà loin. Les bruits du dehors étaient facilement identifiables dans ce silence de mort. Pourtant, il suffit du départ du chef pour que tout à coup du mouvement se crée dans la pénombre et que les langues s'agitent.

— Psst Stéphane, murmurais-je

— Quoi ?

— Venez voir.

 

Ils s'approchèrent. Je convoquais une assemblée. Une réunion secrète dans le secret comme une mise en abyme. En l'absence de Jérôme, son aura qui étouffait l'air, se dissipait, nous pouvions parler sans entraves… Cela allait au-delà d'une simple réunion, c'était un mouvement de rébellion qui se fomentait dans l'ombre.

— Qu'est-ce qu'on fait ? demandais-je aux autres, je n'en peux plus  de cette situation

— C'est allé trop loin, confia Romain contre toute attente

 

Lui, mon ami de toujours, était arrivé aux mêmes conclusions que moi, comme si la proximité de nos deux êtres faisait s'entrechoquer nos idées pour qu'elles débordent dans sa tête. Nous n'allions quand même pas accepter de mourir de faim. C'est quand le loup à faim qu'il sort de sa tanière et tant pis si c'est pour aller se restaurer dans le refuge du chasseur. Accepter l'inacceptable, c'est ça grandir, assumer ses erreurs. Dire qu'il nous avait fallu trois jours de privations pour le comprendre…

— On est d'accord, mais que faire ? Jérôme ne nous laissera jamais partir, me dit Stéphane

— Il est trop fort pour nous, dit Simon autant admiratif qu'apeuré.

 

Un ange passa. Ce n'est pas pour rien que Jérôme était notre chef et armé comme il était, il devenait aussi fort que dangereux.

— Je suis désolé murmurais-je à Stéphane, j'aurais du voté pour toi la dernière fois, j'ai, j'ai commis une erreur…

— C'est pas grave, vas. Mais la vérité c'est qu'il vous tient par les couilles, encore faut-il que vous en ayez. À quatre nous serions plus fort, mais vous devrez apprendre à lui faire face, nous dit Stéphane.  Ce n'est pas un monstre quand même ! ajouta-t-il.

Je repensais au regard cruel de Jérôme lorsqu'il avait lancé sa pierre sur la poule de monsieur Bertignot, un regard monstrueux… Comment réagirait-il lorsqu'il apprendrait que tous nous avions rendus les armes ? Je n'osais l'imaginer…

Pourtant, le combat devait cesser. Notre chef sans même le savoir avait été destitué, sa cause, perdue, disparaissait en même tant que son autorité bafouée. Rassemblés autour du feu nous parlions encore lorsque Jérôme déboula sans crier gare. Nous ressemblions alors à ce que nous étions, des gens pris sur le fait en pleine tentative de mutinerie. Je crois qu'il débarqua au moment où l'idée saugrenue d'une fuite de nuit était envisagée ; attendre que Jérôme s'endorme, nous rendre à nos parents et donner l'endroit de notre cachette, balancez Jérôme.   Pas très courageux, sans risques.

Qu'a entendu Jérôme ce jour-là ? Cela restera un mystère, mais sûrement suffisamment. Pourtant, quoi qu'il sût, il fit mine de rien. Nous n'osions plus parler. Toutefois, un détail à la ceinture de Jérôme demandait qu'à nous libérer le gosier. Un lapin. La tête prisonnière entre le bandeau de cuir et le pantalon semblait étouffée.

 

— Est-ce qu'il est mort, demanda Simon.

— Assommé, mais c'est comme si, pour lui c'est la fin du voyage, dit Jérôme

 

Nous étions admiratifs bien malgré nous. Comment avait-il pu capturer un lapin et ceci à mains nues ?

S'en suivit un spectacle horrible qui restera à jamais graver dans ma mémoire. Jérôme dégaina l'arme qui nous faisait tant trembler et d'un geste malhabile trancha la tête de l'animal s'y prenant à plusieurs reprises faisant craquer les os et maculant le sol d'un sang noirâtre. Il fit de même pour les pattes de l'animal et la queue ronde et touffue.

— Cadeau ! lança-t-il à Simon en lui jetant à la figure cette dernière.

Simon devient blême. Son visage exprimait la terreur, il suivait maintenant les gestes de Jérôme qui devenaient plus précis, comme hypnotisé ou en état de choc.

Jérôme plaça le cadavre du lapin sur le dos, ou ce qu'il en restait et incisa de bas en haut à l'aide de sa lame. Il dépeça l'animal de sa fourrure. Puis, plongea ses mains sans dégoût apparent dans la fente étroite en y arrachant les viscères sanguinolents.

— À table les enfants, nous dit-il  aux anges

Stéphane bouche bée venait de retrouver l''usage de la parole :

— Je touche pas à ça, c'est ignoble…

— Comme tu veux, qui en veut ?

 

Il embrocha la bête sur un des pieux qui constituait auparavant notre piège anti-intrus. Je fixais encore incrédule la chair rose que cachait le lapin quelques minutes encore. Je pus m'empêcher d'avoir cette drôle de pensée, cette démonstration de cruauté était-elle à notre attention, une sorte d'avertissement : on ne quitte pas comme ça les infiltrés… et si nous avions eu un avant-gout de notre punition ?

Concernant la proposition de Jérôme, j'attendis que bête fut cuite et méconnaissable pour y goûter. C'était bon, comme toute nourriture qui sait se faire désirer. Tout le monde finit par succomber à la faim qui prit le pas sur notre culpabilité. Au moins cette fois-ci nous n'avions pas les mains tachées de sang, mais cela n'enlevait rien à la cruauté de ce crime. À aucun moment Jérôme n'avait tressailli en arrachant la vie à ce mignon animal.

Ce frugal repas nous avait réunis l'espace d'un instant, mais une fois le dernier morceau de chair arraché à la carcasse animale, nous reformâmes nos clans. Sous ces conditions, impossible de planifier notre évasion, Jérôme veillait au grain. Sophie arriva plus tard dans la soirée alors que nous nous apprêtions à aller nous coucher  pressés d'en finir avec cette triste journée.

C'est Jérôme qui l'accueillit après qu'elle ait dit devant l'entrée notre précieux sésame. Elle arrivait avec un sac à dos chargé de provisions. Cette abondance de nourriture nous fit regretter le sacrifice du lapin. Nous mangeâmes en sa compagnie à nous faire exploser le ventre.

— Je m'excuse de n'être pas venue plus tôt, nous dit-elle, j'ai eu ma mère sur le dos toute la journée.

— Ce n'est rien, lui répondit Jérôme, l'essentiel c'est que tu sois là

 

Nous profitâmes de la présence de Sophie pour l'interroger sur ce qui se passait dans le monde des adultes.

— C'en est où des recherches lui demandais-je ?

— Ils sont très proches, c'est vraiment un coup de chance s'ils ne vous ont pas encore retrouvé… Moi-même j'ai dû ruser pour venir jusqu'ici.

— Et les parents ? demanda Stéphane, ils sont en colère ?

—    Je sais pas si c'est le mot juste, ils sont seulement très inquiets à présent…

 

Jérôme se saisit de cette fin de phrase au bond :

— Tant mieux, nous leur faisons paye !.

— Tu ne crois pas qu'ils ont suffisamment payé ? lui dis-je timidement

— Crois-moi que non, les adultes ont beaucoup de fautes à se faire pardonner…

 

Je ne sais pas si c'est mon imagination qui m'a joué des tours ce jour-là, mais il me semble qu'en disant ça Jérôme avait passé un doigt sur la cicatrice qui lui barrait la joue.

Cette conversation avec Sophie  rasséréna le petit groupe de dissidents que nous étions, peut-être que les parents seraient trop soulagés de nous retrouver, pour penser à nous punir ?

— C'est quoi ça, demandais-je à Sophie, en pointant un autre sac qu'elle avait apporté, espérant encore y trouver de la nourriture

— Mon sac de couchage, répondit-elle. Je dors avec vous ce soir. Enfin, si cela ne vous gêne pas ?

Bien sûr que non cela ne nous gênait pas, c'était même un honneur pour nous. Elle avait tout arrangé, prétextant dormir chez une copine pour la soirée.  

Il se passa encore un petit moment durant lequel nous digérions mollement tout en discutant quand Jérôme nous interrompit :

— Il est temps de dormir à présent, je vais monter la garde au cas où les choses bougeraient pendant la nuit…

En disant ça, il avait jeté son regard sombre sur Romain et moi, je crois que nous étions démasqués. Il veillerait toute la nuit, il en était capable, il était d'une autre race, taillé dans le marbre.

En y repensant, je crois que j'ai toujours placé Jérôme sur un piédestal, alors qu'en réalité il était qu'un homme, enfin je veux dire, qu'un petit  garçon de seulement un an notre aîné, avec ses nombreuses failles. La vie ne lui avait pas fait de cadeau, les coups qu'il avait reçus l'avaient rendu plus fort. Il était taillé comme un roc pointu, s'était délaissé du superflu, pour finalement ne laisser qu'une boule de rage, un feu sacré et ardent, une haine viscérale. A qui la faute ? Notre combat, c'était son combat, sa haine il l'avait distillé peu à peu en nous,  pour nous rendre plus forts, peut-être aussi pour qu'on puisse l'aider, qu'on partage ensemble son terrible fardeau. Maintenant, ce fiel qu'il nous avait légué, nous lui avions rendu avec toute son amertume et ça le brûlait de l'intérieur. Nous l'avions abandonné, il se trouvait seul et se savait menacer ; une bête traquée qui serait prête à tout pour ne pas revenir dans les pièges qu'il l'avait tant écorchés.

 Je plongeais dans mon sac de couchage regardant Jérôme assis sur sa chaise, la fascination m'avait quitté pour ce personnage, je n'éprouvais plus qu'une profonde empathie. Hasard du placement, je me trouvais en bout de ligne, Sophie vint allonger son duvet à côté du mien. La proximité de son corps auprès du mien, fit battre mon cœur plus que de raison.

Ce soir-là, pourtant la nuit fut agitée, j'étais nerveux et ne parvenais pas à trouver le sommeil. La présence de Sophie si près de moi, participant surement à mon insomnie. Je jetais un œil vers elle, elle me tournait le dos, je voyais seulement sa crinière blonde, elle avait détaché ses cheveux et ça lui allait plutôt bien.

— Tu dors ? murmurais-je 

— Non.

— Moi non plus, répondis-je bêtement.  

— Tu veux parler ? me dit-elle

— Si tu veux.

 

Elle se retourna vers moi, ses yeux dans la pénombre ressemblaient à deux billes noires et avait perdu leur si bel éclat,  une chance,  il m'était moins pénible de soutenir son si beau regard.

J'étais aux anges. Heureux de cette intimité partagée.  Nous parlâmes alors comme deux amants, en secret, comme dans le renfoncement d'une alcôve. J'étais seul au monde avec Sophie et savourai cette occasion inespérée. Toutefois, Jérôme, vigie nocturne, ne perdait pas une miette dans notre conversation, mais je l'oubliais bien vite, toute mon attention tournée vers  la délicieuse Sophie.  Elle aussi parut gagnée par la magie de l'instant et se laissa aller à de dangereuses confidences.

 

— C'est courageux ce que vous avez fait, me dit-elle. Un peu bête, mais courageux…

— Je sais bien… Mais on est décidé à tout arrêter, j'ai compris mes erreurs, tu sais, j'assume, et demain nous iront voir les parents…lui répondis-je toujours en chuchotant.

— Ça, c'est encore plus noble de ta part.

— Et Jérôme ?

— C'est plus compliqué, il n'est pas décidé à arrêter tout ça.

— Tu vaux mieux que lui, tu es plus gentil, essaie de faire en sorte qu'il t'écoute, il n'est pas si dur…

Je rougis au compliment, tandis qu'un autre dans la pénombre qui avait feint de s'assoupir ravalait sa fierté.

Elle continua :

— Tu sais je t'ai toujours apprécié Mathieu, tu es adorable, te laisse pas mener par Jérôme

Ma résolution s'affermit dans son regard d'ange, j'étais bien décidé à tenir tête à notre chef. Sophie cette fois gagnée par le sommeil me souhaita la bonne nuit définitivement en posant un baiser délicat sur mes lèvres sans dire un mot de plus. Ses lèvres douces et sucrées avaient le gout de la fraise.

N'avais-je pas rêvé, à la frontière poreuse du rêve et de la réalité  façonnant un songe sur mesure dans mes chimères de petit garçon ?  Je repensais à la réalité de ce baiser une heure durant avant que le sommeil me gagne à mon tour.


Jour 4

 

Je me réveillais ce matin-là aux alentours de 9 h, Sophie dormait encore, je jetais un regard amoureux sur ce petit ange endormi, repensant avec délectation au baiser supposé de la veille. Jérôme se tenait stoïquement sur sa chaise, mine fatiguée, yeux cernés, à croire qu'il n'avait pas dormi de la nuit. Je le saluais, il ne me répondit rien. Un long silence s'installa et je fus soulagé lorsque les premières têtes sortirent des duvets tels des mollusques de leur coquille. Nous prirent notre petit déjeuner dans le calme. Jérôme semblait soucieux et nous épiait du haut de sa chaise qu'il n'avait pas quittée. Il ne décrocha pas un mot ce matin-là. Pas plus à Romain qu'à moi.

Plus tard, Sophie regarda sa montre avant de nous dire qu'il était tant qu'elle parte. Galant, où espérant peut-être un autre de ses baisers (ne serait-ce que pour m'assurer de leur réalité), je la suivis jusqu'à l'entrée de notre repère. Pourtant, elle se contenta d'un salut à la cantonade.

 

— Tu ne l'embrasses pas ce matin, dis soudain Jérôme avec colère sortant de son mutisme.

Les autres le regardèrent avec étonnement, étranger à la scène qui s'était tenue la veille.

 

— Je vous ai vu hier, Mathieu tu es doublement un traître, ajouta-t-il froidement en se rapprochant dangereusement de moi.

Il semblait chercher quelque chose à sa ceinture, mais le couteau n'était plus là.

J'étais affolé, mais bien décidé à ne plus me laisser faire. Sentant le regard de Sophie derrière moi, j'étais comme galvanisé. Je n'avais donc pas rêvé. Sans même y penser, je me retournais vers Jérôme lui faisant face, installant un mur de protection sur Sophie.

— Calme-toi, lui dis-je droit dans les yeux.

Une réflexe inutile que de vouloir protéger Sophie. Dans le regard de Jérôme, je lisais toute l'humiliation de l'homme blessé. Il l'aimait, jamais il ne lui aurait fait de mal. En revanche, moi il ne m'épargnerait pas.  Je frémis malgré moi.

Jérôme était vaincu, harassé de fatigue, en roue libre laissant échapper ses plus bas instincts. Il avait perdu sur tous les tableaux. Et c'est déjà affaibli que je l'avais touché au cœur. … lui ravissant sous son nez la seule personne qui aurait pu faire de lui quelqu'un de meilleur. Il avança toujours vers moi d'un air menaçant, mais mes copains ne me laissèrent pas seul contre lui. Ils formèrent une barrière devant moi, le stoppant net.

— Je vois ce que c'est, bande de salauds ! Éructa-t-il. 

 Il se sentait pris au piège, contre nous et désarmé il était bien seul, qu'un gosse parmi tant d'autres. Il nous contourna finalement et parti sans qu'aucun de nous ne songe à le retenir.

 

C'est la dernière fois que nous parlâmes à Jérôme.

 

Sophie le laissa passer devant elle s'écartant furtivement sur son passage. Une fois Jérôme dehors nous nous regardâmes d'un air interdit. Notre propre courage nous étonnait, nous l'avions fait.  C'est naturellement que Stéphane, le second, pris la tête des opérations à venir.

 

— Demain nous partons, déclara-t-il d'un ton sans appel.

Sophie resta finalement avec nous jusqu'au repas du midi. Nous le passâmes dans la joie et la bonne humeur retrouvée. Il parait qu'une bougie brille de mille feux au moment de se consumer, les infiltrés connaissaient leur dernier repas ensemble, un pur instant de bonheur, après tout serait différent…

Sophie nous quitta à la fin du repas. Je pris cinq minutes pour lui dire au ‘revoir et lui promettre de la revoir le plus rapidement possible. C'était cette fois un vrai baiser, qui restera à jamais graver dans ma mémoire, un rayon de soleil alors que couvait déjà l'orage…

Les copains Romain et Stéphane en tête vinrent me féliciter et à grand renfort de tapes dans le dos et d'accolades me firent comprendre à quel point j'étais chanceux et comment Sophie était géniale. J'étais rouge de fierté.

Nous passâmes le reste de l'après-midi à ranger nos affaires, demain dès l'aube où blanchit la campagne nous partirons, comme le disait le poème appris à l'école. Avec Romain nous rebouchâmes les pièges aux alentours, ils ne serviraient plus. Les infiltrés devraient se faire oublié pour un temps, reprendre le cours de leur vie normale. C'est non sans un pincement au cœur que la dernière pelletée fut jetée dans le trou, recouvrant à jamais tout un pan de notre mémoire. Jérôme n'était toujours pas réapparu à la nuit tombée. Un instant nous envisageâmes de partir à sa recherche, mais la nuit qui commençait à tomber freina notre ardeur.

—    T'inquiète, me dit Stéphane, il va revenir, faut lui laisser le temps de digérer tout ça

—     Tu crois ?

— Ouais… Il n'a pas pu aller bien loin, cela lui prendra plus de temps, mais lui aussi devra se rendre à l'évidence et accepter que la partie est terminée…

 

Stéphane avait raison, mais au fond de moi j'avais peur qu'il ne revienne jamais. Je crois que je me sentais un peu coupable.

Avant d'aller nous coucher, nous fûmes tous d'accord pour dire qu'il restait quelque chose à faire : faire un témoignage, laisser une trace de notre aventure. C'est sur une feuille de papier que nous laissâmes ces quelques mots au hasard de la postérité :

 

Ici ont vécu les infiltrés, cinq jours qui ont transformé à jamais leur vie. Des adultes ils n'auront triomphé, mais grandi ils sortiront de l'aventure.

17-04-94 21-04-94

Nous signâmes tous en bas de la feuille. Suite à cela, fatigués, nous partîmes nous coucher la journée de demain s'annonçait rude.

Jour 5

 

Nous fûmes tous réveillés de bon matin un sentiment confus logeait en nous fait de joie et d'appréhension. Nous savions que nous allions au-delà de graves ennuis, mais c'était notre choix, nous l'avions décidé ensemble. Nous étions préparés à la sanction. Après s'être munis de nos affaires, emportant que l'essentiel, nous quittâmes à regret notre repère. Le jour perçant entre les frondaisons nous éblouissait. Nous n'étions plus habitués à la lumière, après cinq jours  passés dans nos ténèbres…   L'air était frais pour un mois d'avril et c'est avec plaisir que nous nous gorgions d'oxygène. En refermant la trappe, je savais pertinemment que je refermais un monde. L'année prochaine nous serions au collège, s'en serait peut-être fini des cabanes et des idées folles... C'est une partie de mon enfance qui se refermait. Sûr que les parents après ce coup-là nous garderaient sous les verrous jusqu'à notre majorité au moins ! C'est idiot, mais j'avais envie de dire quelques mots, de donner un caractère plus solennel à notre échappée.  

— C'était quand même une belle aventure, dis-je. Je ne sais pas vous, mais je me sens plus grand.

— Tu l'es, me dit Stéphane, on a vécu quelque chose d'unique.

— Mais toutes les bonnes choses ont une fin, dit Romain, sage parmi les sages.

— Moi en tout cas j'ai toujours le même âge, je ne vois pas pourquoi j'aurais grandi et puis je suis content de rentrer à la maison… ajouta Simon...

 

Cela nous fit marrer. Sur le chemin du retour nous marchions côte à côté, se dégageait de nous un fort sentiment de puissance et de sérénité. Je pensais un instant à Jérôme espérant que lui aussi choisirai la voix de la sagesse et déposerait les armes. J'avais conscience que c'était la fin de notre amitié, mais j'avais appris l'amour, j'avais appris le courage, je suivais mon cap, même si je savais que les copains seraient toujours là. 


 

— Mais c'est les petits disparus ! Monique appelle les Deveau !

Notre arrivée au village ne passa pas inaperçue. Et tant mieux, nous voulions être vus. Nous allions rendre les armes à César et espérions l'honneur que l'on rend aux vaincus. Un petit attroupement commença à se former derrière nous. Nous ne voulions pas nous arrêter et quelque chose empêchait ces personnes de le faire. Nous ne savions pas où aller, mais sans nous concerter, nous nous arrêtâmes derrière l'église, là où tout avait commencé. Nous avions une certaine idée de la complétude...

Nous attendîmes un instant là et ce fut le déferlement...

Les parents en tête arrivèrent, suivit des gendarmes, même la presse se mêla à la fête. Je croisais le regard de mes parents partagé entre colère et soulagement ; finalement ils m'étreignirent.

« Mathieu, Mathieu, qu'ils me dirent ne trouvant d'autres mots »

 

Je fondis en larmes.

 

— Je suis désolé, marmonnais-je entre deux sanglots…

— Ce n'est rien mon fils… me dit mon père.

 

L'instant était à l'émotion, ce qui repoussait la sanction pour un temps. Ces belles retrouvailles ne durèrent pourtant pas longtemps, les gendarmes sur place exigèrent bientôt des explications sur cette affaire trouble. Cette fois nous dûmes parler. Et surtout expliquer notre nombre de quatre, où était passé Jérôme ? Son père paraissait pourtant plus en colère qu'inquiet.

« Ce petit con, aura le droit à une bonne raclée, lâcha-t-il furieux »

Nous fîmes le récit de nos aventures : notre cabane, notre ressentiment contre les adultes, le plan de Jérôme, la fuite, la survie, le lapin, la discorde… Les adultes pour une fois nous écoutaient avec attention, ne perdant pas une miette de notre épopée. À la fin de notre histoire, ils ne savaient plus quoi penser : fallait-il nous punir, nous féliciter pour notre courage ?  Une chose était sûre dans leur esprit à présent, il fallait retrouver Jérôme. 

C'est alors toute une équipe qui partit à sa recherche. Sophie m'avait rejoint et nous marchions main dans la main vers notre ancien repère. Arrivés sur place, nous mirent hélas peu de temps à le  retrouver, Jérôme nous attendait à proximité de la cachette un rictus mauvais aux lèvres, content de sa blague, la dernière. Un voile blanc recouvrait son regard sombre d'enfant pas sage. Il était affalé contre une fourche d'un arbre, comme là où il aimait autrefois présider nos assemblées, des larmes séchées avaient laissé des traces sur ses joues sales. Il était mort. Un couteau, son couteau planté dans la poitrine, laissait voir une plaie béante au sang coagulé. Sa main était encore crispée sur l'arme pour mieux l'enfoncer. Jérôme avait une haute idée de l'honneur, il s'était donné la mort, visant droit au cœur. Le bateau de notre aventure avait péri dans les flots, lui le capitaine était resté à la barre, il préférait mourir pour ses idées que vivre dans la cruauté du monde …

Fin de l'histoire, de mon histoire.

Épilogue

 

Arrêter mon récit ici n'aurait pas eu de sens, j'ai rompu les vœux que j'ai fait en introduction : mon devoir de véracité n'a pas été respecté. Une fois de plus, je me suis laissé tenter par l'introduction de quelques briques de l'imaginaire, d'idéal, dans le mur lacéré de la réalité. Simon et mort le mois dernier. Et moi je ne tiens plus que par un souffle. Il est temps de raconter l'histoire telle qu'elle s'est passée et non comment nous avons pu la raconter par la suite… Puissiez-vous me pardonner, tous.

—    Je vois ce que c'est, bande de salauds ! éructa Jérôme 

Jérôme était comme fou et avançait dangereusement vers moi, l'objet de tout son ressentiment. Plus que les autres, j'étais un traître à ses yeux, en plus de l'avoir abandonné, je lui avais dérobé sous ses yeux la fille qu'il aimait. Même à notre niveau, les grands drames  débutent souvent par des histoires de cœur. Le cœur de Jérôme était dévasté et pompait maintenant de la haine liquide. Il avait les larmes aux yeux. Il était désarmé, mais restait un ennemi dangereux. Il fallut bien la force de trois de mes compagnons pour le stopper. Mais il se débattait encore. D'un poing rageur, il atteignit Simon au visage qui valdingua vers l'étagère métallique la heurtant violemment.  Romain et Stéphane réussirent tout de même à l'attraper chacun par un bras, faisant barrière de leur corps, épaule contre épaule pour finalement réussir à le maitriser…  Sophie, paniquée, s'était repliée contre le mur de la pièce. Jérôme me faisait toujours face,  maintenu solidement par les copains. Il éructa :

« Je vais te buter ! hurlait-il »

Je ne  savais plus comment calmer cet animal furieux. Toutes mes excuses ne pesait pas lourd pour apaiser sa haine. Et puis, au fond de moi, avais-je vraiment envie de m'excuser ? Je m'affirmais, pourquoi s'excuser lorsqu'on devient meilleur ?

C'est à ce moment précis que tout bascula. Jérôme était maîtrise, la situation allait d'elle-même revenir au calme, ce n'était plus qu'une question de temps, mais Simon en avait décidé autrement…

Tout se passa très vite, Simon revint vers Jérôme bien décidé à prendre sa revanche. Surpris, mais compréhensif, mes deux compères resserrèrent leur étreinte, Jérôme  n'aurait pas volé une bonne baffe en  retour, semblaient-ils penser. Simon s'approcha au plus près de Jérôme.

 

— Dégage moustique, vociféra Jérôme en lui crachant au visage.

La goutte d'eau  qui fit déborder le vase. Nous ne vîmes que trop tard l'objet brillant que Simon tenait cacher dans son dos. Le couteau de chasse de Jérôme. Il frappa avec l'arme, droit devant, une main devant les yeux pour se protéger de l'horrible spectacle qu'il allait commettre. Tout alla trop vite pour que nous ayons le temps de réagir.

Un seul coup de couteau qui atteignit Jérôme à la poitrine, Jérôme s'affala tout à coup sans que Stéphane et Romain ne puissent le retenir. Du sang jaillissait, maculant son pull clair. Il ne bougea plus, il fut tué sur le coup…

Simon tomba à genoux devant le corps inerte de Jérôme, laissant tomber l'arme du crime à ses pieds :

«  Je ne voulais pas, je ne voulais plus qu'il fasse de mal à qui que ce soit sanglotait-il. Je voulais le faire taire… »

En plus des larmes, il déversa tous les maux intérieurs qui l'avaient rongé jusqu'à l'acte insensé et irréparable qu'il venait de commettre.

La panique me gagnait enfumant mon cerveau, nous étions tous figés par l'horreur de la scène. Les regards étaient braqués sur le cadavre de Jérôme. À tout moment je m'attendais à le voir s'animer de nouveau, un peu comme dans les films, mais bien sûr, il ne se passa rien de tel.

Ce fut Stéphane le premier qui agit en poussant le couteau du pied, comme s'il s'agissait du véritable meurtrier. Tremblant il s'approcha de la dépouille de Jérôme pour placer sa main devant sa bouche, il ne sentit aucun souffle, il ne faisait que constater l'évidence. Nul n'aurait pu survivre à un coup pareil, porté par une haine résurgente. Qui aurait pu croire que Jérôme puisse mourir si facilement ? Sophie était en état de choc et pleurait dans un coin. La première chose que je me rappelle distinctement c'est d'être allé auprès d'elle, je l'ai enlacé tout en masquant de ma présence le corps de Jérôme. Il se passa un moment encore, avant que l'un d'autre nous se décide à parler, ce fut Romain qui brisa ce long silence :

 

— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

— On réfléchit, lâcha Stéphane… Relève-toi, dit-il à l'attention de Simon resté prostré à terre.

La vérité c'est que nous étions tous coupables, ce crime était notre crime et le malaise nous gagna tous. Simon, une bombe à retardement, amorcée il y a des lieus de ça par tant de  vexations auxquelles nous n'avions opposé que notre silence.

— On ne va pas te laisser tomber, murmura Stéphane à son attention.

C'était à nous de protéger Simon, le faire plus efficacement que nous l'avions fait auparavant. Chacun devrait vivre avec le poids de ses fautes à présent. C'est à ce moment précis que nous eurent l'idée de cette mise en scène macabre, de maquiller le crime, en suicide désespéré. L'idée vint de Stéphane une fois de plus, son esprit était tortueux, gavé au série policières qu'il engloutissait en masse durant toutes ces heures où sa mère l'avait laissé seul…

— Qui est avec moi ? dit-il, tendant sa main pour que viennent s'y ajouter les nôtres.

Romain et moi échangeâmes un regard, on le suivait. On vint poser nos mains sur la sienne. Je jetais un œil en arrière sur Sophie horrifiée :

— Viens, lui dis-je

Elle était amoureuse, elle obéit. Simon vint placer sa main tremblante au-dessus de nos mains. Un nouveau pacte était scellé. D'une certaine façon, Jérôme aurait été fier de nous…

Nous nous mîmes au travail en silence. Sophie à l'aide du gant de toilette de Simon nettoya le sol maculé de sang, avant de le détruire par le feu. Nous transportâmes le cadavre de Jérôme encore chaud vers l'extérieur. Nous eûmes du mal à l'extirper de notre repère et nous parvînmes seulement à le sortir sur quelques centaines de mètres ;  nos forces ne pouvaient aller plus loin. C'est là que nous vîmes l'arbre ; il nous fit penser, à l'arbre de la cour où autrefois nous tenions nos assemblées. Nous l‘installâmes en équilibre sur la fourche de l'arbre  et partîmes sans nous retourner. Avant cela, dans sa main devenue glaciale et raide, nous prîmes le soin de glisser son couteau. Stéphane insista pour que nous effacions les éventuelles traces de doigts avec un torchon qui finit lui aussi au feu. Le crime était presque parfait…

La suite vous la connaissez… Les gendarmes restèrent perplexes, des zones d'ombres peuplaient l'affaire, mais nous fîmes bloc, pas un seul d'entre nous ne parla. Il y a des promesses qui sont inviolables et qui portent la mort lorsqu'elles sont brisées, d'un ami, d'amis…

L'affaire fut un jour classée. Qui aurait pu imaginer un tel scénario dans la tête de si jeunes gamins ? Des questions m'assaillent encore aujourd'hui. Et si j'avais été plus opiniâtre, si la mère de Stéphane avait été plus présente, si les gamins respectaient les règles ancestrales des parties de billes, si les fils ne servaient pas de punching-ball … Mais vous savez avec des si on aurait vite fait de refaire une histoire.

 

 

  

  

 

Signaler ce texte