# Défi 10 : Blague à part

Yeza Ahem

D'un combat à l'autre... [texte issu des défis d'écriture lancés en ligne par Hélène Duffau : http://www.heleneduffau.fr/defi-decriture-10]

Cette année, personne n'est passé à l'heure d'été. Quand, dans les derniers mois, les experts se disputaient à coup d'arguments économiques, météorologiques, environnementaux, telluriques ou théologiques, je restais distraite aux querelles. Le choc de simplification se décidait à l'échelle mondiale, pas populaire.

Qu'importait ? Je n'avais jamais réussi à retenir quelle heure était la plus proche du soleil. Je savais juste que la première semaine après le changement de l'heure d'été, mes yeux restés bien plus longtemps collés à mon réveil... Quant au passage à l'heure d'hiver... éh bien, je croyais gagner une semaine de grasses matinées !

Mais voilà. Ça y était. Il n'y avait plus d'heure d'été. Winter war staying...

On était lundi, et il était temps que j'aille au lycée. Mon cartable Tann's rafistolé sous le bras était rempli de copies que je n'avais pas fini de corriger. Mais tout était sous contrôle : un trou dans mon emploi du temps, de 9h30 à 11h30, me permettrait de finir ma besogne, quitte à la bâcler.

Sur le panneau d'affichage des syndicats, à l'entrée de la salle des profs mal chauffée, figurait en A3 une affiche déposée par les camarades CGT. Par-dessus les logos des GAFAM et autres gros empires capitalistes était écrit dans une banderole : "La com privée entre au lycée public !" Vaste programme que celui-ci...

Je ne voyais ni comment ni pourquoi perdre le peu d'énergie qui me restait à mettre un "stop" à ces multinationales friquées. À quoi bon aller à contre-courant, tels des saumons indisciplinés ? J'avais déjà bien assez à faire en tant que femme, quarantenaire, sans enfant et célibataire. Pourquoi me créer une autre guerre que celle menée chaque jour au travail avec élèves, collègues et hiérarchie, en famille avec les liens qui se tendaient et se distendaient, avec l'entourage pas toujours si amical, et surtout avec moi-même et mon cerveau ou tournait en boucle la constatation terrifiante que le temps va trop vite...

J'en étais là de mes modestes réflexions quand la cloche a retenti. J'étais à l'autre bout du bâtiment. Une fois de plus, mes élèves m'attendraient, rêvant sans trop y croire, que j'arriverai après les 15 minutes réglementaires après lesquelles ils pourraient s'égayer dans un bruit de basse-cour et une effervescence d'étourneaux.

Parfois, je m'amusais à frôler cette limite, certaine que tous nos portables nous donneraient l'heure au diapason. 14 minutes 57 secondes était mon record !

Aujourd'hui, je me contentais d'un 12 minutes 43 secondes, néanmoins légèrement rallongé par mon envie d'entendre à nouveau en entier cette mélodie impossible à se rappeler, et pourtant si enivrante et attirante, du trio arabo-andalou Joubran.

Sur le calendrier perpétuel que, rituellement, je mettais à jour en entrant dans ma salle, était dessinée une blague intemporelle. Un homme tirait derrière lui, en laisse, une brosse à dents. Je me rapprochai pour lire la légende et comprendre le sel humoristique du cliché... mais un défaut d'impression et l'oubli dans mon autre veste de mes lunettes m'empêchait d'en comprendre un traître mot. Soit. Puisqu'il en était ainsi, je n'avais plus qu'une et une seule chose à faire  :

- Bonjour... Tout le monde s'assoit !... Merci... Non, ne sortez pas vos cahiers... Juste une feuille et votre trousse. Exercice surprise !

Je me tournais vers le tableau et notais, un large sourire sur mon visage, heureusement invisible pour mes suppliciés, le sujet de réflexion proposé : "Que dirait un stoïcien fasse un épicurien traînant en laisse derrière lui un objet ressemblant à une brosse à dents ?"

- Très bien. Il est 8h44. Vous avez jusqu'à 9h30. Inutile de soigner votre style... ce qui compte, ce sont vos idées !... bon courage !


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