# Défi 4 : D'une bête à l'autre...

Yeza Ahem

Plusieurs étranges, et manières de les aborder... [texte issu des défis d'écriture lancés en ligne par Hélène Duffau : http://www.heleneduffau.fr/defi-decriture-4]

Le petit port était en ébullition. Tout le monde ne parlait que de cela depuis le retour des premiers pêcheurs, vers 6h du matin. Ils répétaient tous à l'envi, lorsqu'un nouveau venu arrivait : "je l'ai vue !... Une Bête !" 

Je ne connaissais cette expression apeurée, associée au mot Bête, que dans les histoires qui circulaient dans mon Gévaudan natal. Mais ici, au fin fond d'une Bretagne oubliée, j'en étais bien loin... Que penser alors de cette effervescence, que le village n'avait pas connue, aux dires des anciens, depuis qu'un touriste, en 1958, avait ramené quelques deniers trouvés au fond d'une épave gisant à une dizaine de kilomètres de là.

Même l'arrivée des gendarmes, alertés par quelque bon citoyen inquiet de voir tant de remue-ménage, n'avait créé aucune trêve à l'agitation ambiante. Jeunes et vieux, pêcheurs et mareyeurs, femmes et hommes y allaient de leurs commentaires ou anecdotes, qui se souvenant du récit d'un grand-oncle, qui se moquait des réserves trop conséquentes de chouchen à bord des chaluts.

Un homme, d'une prestance qui ne laissait en rien présager un quelconque charisme, finit par donner le la à l'ensemble de l'assistance. Il s'agissait du notaire, me dit une jeune femme qui se trouvait près de moi et à qui je n'avais jamais parlé depuis que j'étais arrivée au village, il y avait 6 ans à peine... sauf un ou deux "bonjour" quand, d'aventure, nous nous croisions près du camion du boulanger.

Il était à présent 8h20, et le port ressemblait à une cour d'école, depuis que les quelques enfants de tous âges avaient compris que les adultes avaient mieux à faire que de se préoccuper de leurs bonnes manières. Les premiers jeux d'affrontement entre une bête imaginaire et des hommes transformés en chasseurs épiques pouvaient commencer.

Seule une fillette, Alice, restait statique au milieu du brouhaha des générations mélangées. Elle arborait un T-shirt avec "New York" inscrit dessus, cadeau d'une tante revenue quelques jours plus tôt de son voyage de noce dans The Big Apple.

Ses petites mains tricotaient machinalement dans l'air, comme si elles tentaient d'attraper d'invisibles lucioles, trop délicates pour être arrachées à leur liberté, trop rapides pour être capturées.

Perdue dans ses pensées, happée par un monde spirituel dont peu de ses congénères pouvaient l'extirper, elle regardait l'eau, le lointain, et évaluait le taux de probabilité pour qu'une telle chose puisse exister... et bien sûr toutes les autres possibilités.

Peu à peu, le port se vidait. Le débit de boissons-épicerie-bureau de poste-presse se remplissait au même rythme, alors qu'une cloche actionnée par l'instituteur appelait les bambins de 4 à 11 ans à se rassembler.

Il fallut plusieurs minutes pour que l'absente sorte de ses calculs et hypothèses. Mais que lui importait cette interruption ? Elle aurait toute une nuit pour continuer. En attendant, peut-être, une bête se mouvait, et retournait dans ses abysses protectrices.


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