# Défi 9 : Tomatophobie
Yeza Ahem
Comme chaque matin, je longeais les buissons d'hortensia de Madame Simonet, avant de tourner à droite sur l'allée Juskiewenski. Au bout de la rue se trouvait la petite épicerie qui ravitaillait le village. J'aimais aller faire mes courses toujours à la même heure, ma liste bien calée dans la poche avant de mon tablier.
Ce jour-là, je n'y avais noté que le mot "moutarde", me laissant tout le loisir de choisir, sur l'étal, entre la forte, mi-forte, à l'ancienne ou aromatisée.
J'entrai donc dans la supérette où l'odeur de détergent flottait encore, du fait que Monsieur Dumay préférait faire le ménage le matin à l'ouverture, plutôt que le soir.
À l'entrée, les deux caddies du magasin étaient bien alignés et rangés. Je m'emparais du premier accessible, et rejoignais le rayon des condiments, au cœur du magasin, véritable épicentre de la vie du village, et de celle de ma table. Impossible pour moi, en effet, d'imaginer un met sans un petit peu de ceci pour relever, ou de cela pour adoucir ou surprendre le palais.
Perdue dans mes rêveries culinaires, je prenais un pot par-ci, en reposer un par-là... quand Monsieur Dumay m'appela depuis l'autre côté de la travée. Je voulais me retourner, un peu surprise, mais mon panier, dans son élan, se détacha de la poignée du chariot, avant de frapper le rayon... ainsi qu'un pot de sauce tomate qui accusa une chute violente sur le carrelage éclatant, aspergeant de concert les rayonnages, le sol, mes chaussures et le bas du chariot.
Cherchant à m'échapper du carnage, tout en ne voulant pas en répandre plus, je dansais comme une gigue, bientôt rejointe par Monsieur Dumay, tout contrit de m'avoir surprise et du résultat, anéantissant, pour un temps, son honneur qui voulait que son magasin soit toujours impeccable. Mais le pire était encore à venir...
Alors que je me penchais pour ramasser mon panier, mon foulard se coinça sous la roulette du caddie. Au même instant, Marcel Dumay voulut déplacer le-dit chariot pour mieux accéder à la scène du crime. Son mouvement, combiné au mien, et additionné d'une bonne couche de coulis bien glissante, donna un magnifique résultat : après un quart de seconde, j'étais les quatre fers en l'air !
Encore accrochée à mon panier, mais tartinée, telle une bruschetta, de sauce tomate qui couvrait à peine le rouge de honte sur mes joues, je réussis à reprendre mes esprits et à m'enfuir de là, abandonnant foulard, liste, moutarde et carnage.
Une fois sortie de ce lieu où je me suis crue maudite, je détalais plus vite qu'un lapin pour revenir chez moi, ouvrir ma porte, me cacher derrière et la refermer... à double tour. Je n'arrivais pas à reprendre mon souffle, l'angoisse m'ayant trop serré le plexus. Mes poumons semblaient ne plus vouloir s'ouvrir quand, tout à coup, il arriva... le cri primal approchait, voulant expulser la honte, la colère contre ma maladresse, contre la gentillesse de Marcel, et surtout la peur de me retrouver à nouveau face à lui. Et tout à coup... j'ai éructé... comme jamais dans mes souvenirs.
Voilà pourquoi, depuis 17 ans 2 mois et 3 jours, je ne mange plus jamais... non, jamais... de coulis de tomates.
Licence CC BY-NC-SA
Marquée au fer rouge !
· Il y a plus de 4 ans ·yl5
C'est ça ! :-)
· Il y a plus de 4 ans ·Yeza Ahem