comme avant de naître, comme après mourir

My Martin

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D'après le livre de Denis Podalydès 

acteur, metteur en scène, scénariste, écrivain. Sociétaire de la Comédie-Française (1997). 

né en 1963, à Versailles 

 

En jouant, en écrivant 

Molière & Cie (octobre 2023) 

 

 

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Le mot n'est en rien moins matériel que la matière, ni moins réel que la chose. Pleinement matériel est le langage, pleinement parlée est la matière. 

 

Valère Novarina. Né en 1947. Écrivain, dramaturge, metteur en scène franco-suisse 

Lumières du corps (2006) 

 

 

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On ne sait pas si au moment de jouer Le Malade imaginaire, Molière se savait proche de la mort. 

 

Selon Georges Forestier, professeur émérite à Sorbonne Université, il semblerait que non.  

Sujet à la toux -sa fluxion-, il était régulièrement souffrant, ainsi l'attestent les rôles qu'il jouait. Il prenait soin d'intégrer cette situation à son texte, dans  

L'Impromptu de Versailles (14 octobre 1663),  

L'Avare (9 septembre 1668),  

Le Malade Imaginaire (10 février 1673). Sa dernière œuvre dramatique. Comédie-ballet, en trois actes et en prose. 

 

Molière s'interrogeait sûrement sur sa santé, comme tout comédien qu'un mal dérange, parce qu'il l'empêche de bien jouer ou de jouer tout court ; ce qu'il n'envisage jamais, à moins d'une gravité, d'un handicap avérés.  

 

Selon Georges Forestier, le sujet de la médecine était alors très répandu, faisait rire, attirait le public, garantissait le succès. Molière aurait suivi la vogue, enchaînant les thèmes à la mode pour remplir le théâtre. Il n'y a pas de raison d'y voir une intention autobiographique.  

Georges Forestier démontre, textes en main -gazettes, correspondances- que tout le monde fut surpris par la disparition de Molière, survenue inopinément. 

Âgé de 51 ans, le 17 février 1673, vers 22 heures, en son domicile, au 40 de la rue de Richelieu. 

Au sortir d'une représentation du Malade imaginaire, au cours de laquelle, il fit un malaise. 

 

 

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Malade dès 1665 (43 ans), Molière tousse et fait rire de sa toux. Il revient jouer, après avoir frôlé la mort. La médecine est son thème obsessionnel. 

En trois comédies, il se laisse envoûter par la maladie, la mort, et par ceux qu'il accuse d'en faire commerce.  

 

Il aboutit dans Le Malade imaginaire, à ce jeu : faire le mort, pour savoir qui l'aime et qui ne l'aime pas. L'un des plus vieux phantasmes du théâtre comique ; on le retrouve dans maintes pièces macabres. 

Molière en Argan, mari tyrannisé, père abusif. Obstiné à jouer, à faire rire de lui, demande 

N'y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? 

 

 

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J'y pense toujours, lorsque j'apprends la disparition d'un acteur ou d'une actrice. 

 

Mardi 12 septembre 2006. Un soir après une fête à la Comédie-Française, par blague, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz et Daniel Znyk, simulent des infarctus.  

 

Paris (18e). Deux heures plus tard, en bas de chez lui, à la veille d'une tournée de Tartuffe en France et à Madrid. Daniel Znyk (1959-2006. 47 ans) décède. Infarctus. 

 

 

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Enfant, je me plaisais à rester longtemps allongé, les yeux ouverts, après avoir reçu une balle ou une flèche de mon frère. Je faisais durer mon immobilité de cadavre, dans une position étudiée. 

 

Comédien en scène, je tâche de ne pas cligner des yeux, jusqu'à ce qu'on me les ferme. Alors, j'entends les voix finir la représentation. La rumeur des premiers applaudissements s'étouffe dans la descente du rideau. Je rouvre les yeux, le regard droit vers les cintres.  

Moment lumineux, paisible, avant le redressement vertical pour les saluts. 

 

 

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Pierre Louis-Calixte, comédien. 

 

Dans une chambre stérile à l'hôpital Cochin, en aplasie -c'est à dire, privé de toute immunité- pendant huit mois, à la merci d'un rien qui peut l'emporter. Le prix à payer pour tuer les cellules qui minaient son sang. 

 

N'entrent dans la chambre coupée du monde que médecins et soignants, dans des combinaisons étanches.  

 

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J'allais le voir. 

 

Au dernier étage d'un bâtiment. Je monte, je monte haut pour arriver à ce département parfaitement silencieux, isolé, où l'on ne croise personne. 

Après avoir revêtu une combinaison, s'être coiffé d'une charlotte, j'entre dans une pièce. J'aperçois enfin Pierre, derrière une vitre. 

 

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Pierre Louis-Calixte. « Les doses de morphine pour contrer la douleur, je me les envoie moi-même avec une pompe, quand je sens la vague monter en moi. » 

 

 

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2022. Éric Ruf, l'administrateur de la Comédie-Française depuis 2015, propose à Pierre de participer à l'anniversaire de Molière (le 15 janvier, chaque année), par un seul-en-scène.  

 

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Dans le spectacle dont il écrit le texte, qu'il met en scène et joue au Studio-Théâtre de la Comédie-Française en avril 2022, Molière-matériau(x), Pierre Louis-Calixte se place au cœur de cette réplique. N'y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? 

 

Son spectacle, entre la confession, l'évocation, la conversation.   

 

Pierre en vient à Jean-Luc Lagarce (1957-1995), qui a monté Le Malade imaginaire (mars 1993) 

 

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1992. La note d'intention de Jean-Luc Lagarce  

 

On se coucherait pour toujours, on dirait qu'on est malade.  

On serait comme un enfant perdu, un vieil enfant redevenu petit.  

On ne sera plus qu'un corps peu à peu.  

Un corps que les autres devront nourrir, laver, porter, retourner. Un corps qu'on doit remplir et vider. Un corps plein de sang, de bile, d'humeurs, un corps un peu effrayant peu à peu qu'il faut faire manger et vider, un corps qui sent mauvais et qui encombre l'espace. 

Rester seul enfin, médecin de ses propres douleurs, être bien sans personne, n'avoir jamais de comptes à rendre, être bien, oui, comme avant de naître, comme après mourir, pareil. 

 

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Jean-Luc Lagarce ne manque jamais une représentation, raconte Pierre. 

 

Bernard Bloch, qui joue Argan, donne en sortant de scène, son bâton de jeu à son metteur en scène ; Jean-Luc Lagarce le garde en main, jusqu'à ce que son acteur le reprenne et retourne en scène. 

 

 

Pierre évoque le personnage de Louis, dans Juste la fin du monde (Berlin, 1990) de Jean-Luc Lagarce. Que le comédien a joué sur la scène de la Comédie-Française (juin 2008). 

 

Louis vient annoncer sa mort prochaine à sa famille. Mais une fois parmi les siens, il écoute les uns et les autres, bercé par le jeu familial des récriminations, des égoïsmes, du fragile amour qui les tient ensemble. Il ne dit rien. 

 

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