Odilon 628

wikprod

Saloperie de pseudozhommes

« Dès le départ t'es programmé pour casser ta pipe ou pas, hein ? T'es verni ou t'es pas verni, c'est comme ça… Moi je connaissais un mec là, il allait à la salle, tous les jours, du sport, du sport, du sport… Le week-end dernier il a mal à la tête toute la journée, il va à l'u-méd, bim, il meurt : mauvaise mise à jour de son unicortex, arrêt des sous-programmes ! La mort, la putain de mort…

- Dur, hein ?

- Ouais. T'en penses quoi, la recond' ?

Odilon 628 ne dit rien. Odilon regarde la plaque de la paroi interne du vaisseau qui vibre une fois toutes les soixante secondes, depuis l'entrée en atmosphère, la plaque vibre, toutes les soixante secondes. Odilon bave un peu. La plaque se désynchronise. Soixante et une secondes.

- Laisse, elle ne dit rien, de toutes façons, elle ne pense qu'à plonger, et à chercher les échos. Sont pas vraiment comme nous, vu ce qu'on leur a laissé dans le crâne… », murmure l'autre conscrit.

Odilon 628 ne dit toujours rien. La plaque n'est plus intéressante. Maintenant, elle regarde l'océan, la surface calme de l'océan, cette étrange planète bleue si familière qui s'approche inexorablement.

§

« Et vous l'avez laissée partir ?

- C'est-à-dire que…

- Un 628, un modèle 628 ?

- …

- Vous savez bien qu'ils sont défaillants. Ils ont des résidus, des saletés de mémoires résiduelles… Cela fait combien de temps qu'elle plonge ?

- Deux cycles, trois peut-être.

- … Où l'avez-vous récupérée ?

- Accident de navette. Une technicienne de récupération Bravo. Elle rentrait chez elle pile le jour de l'Oraison... Presque irrécupérable, 80% du cerveau atteint… Un légume.

- Mais elle sait plonger.

- Le corps était nickel. Oui, elle sait plonger.

-… Espérons  qu'elle se limite à ça. »

§

La navette a fini par atteindre la tour, l'immense épine de métal plantée dans l'océan. Depuis l'Oraison, la Terre, d'un horizon à l'autre, n'est plus qu'une gigantesque boule d'eau. Çà et là jaillissent quelques îles, anciennes chaines de montagnes, sommets de volcans, mais... C'est tout.

L'androïde vérifie les combinaisons.

« Unité cinq, check. Unité six, check. Unité sept… »

Odilon s'avance. Elle ne pense à rien, elle regarde l'océan. L'androïde la dévisage, leurs regards se croisent. Les deux humains reconstitués scannent leurs rétines, dans un dialogue de sourd. Des sous-programmes cogitent, des lignes de commandes défilent. Les lueurs s'éteignent. L'examen est terminé. Odilon regarde la mer.

« Unité sept, check. Fin de l'enregistrement. »

Odilon s'avance, un pas dans le vide... Elle chute de la tour, à toute vitesse vers la surface des flots.

§

[Petit Garçon] Maman, maman ! C'était comment la Terre ?

[Ménagère] Oh, tu sais, je ne m'en souviens pas très bien, tout à tellement changé depuis l'Oraison… Le mieux serait de demander à ton père !

[Petit Garçon] Oh, oui ! J'adore parler à Papa ! Papa, papa, c'était comment la Terre ?

[Plante en pot] Ah, la Terre, je m'en souviens si bien…

[Voix Off] Objets en Mémoire, retrouvez les mémoires perdues de vos ancêtres, pêchées au fond des océans par nos véritables derniers pécheurs de mémoires… Objets en Mémoire, tirez un trait avec le passé. Cliquez pour en savoir plus. Un service Terra Corp.

Un déclic, la télé s'éteint, le garde s'étire, baille, jette un coup d'œil sur les caméras du site de plongé 628 de Terra Corp.

§

Odilon atteint la surface dans un grand splash!. Cette secousse. Quelque part, dans les derniers synapses de son pauvre cerveau, elle se rappelle le crash, l'accident… La mort. Mais bon, tout ça c'était il y a longtemps. Depuis elle a  trouvé du travail. Elle devrait s'estimer heureuse, ils ne sont pas nombreux, les reconstitués, à trouver du travail.

Silencieusement elle s'enfonce au fond de l'eau.

§

« Qu'est-ce-qu'elle fout ?, s'étonne le premier conscrit. Ce n'est pas du tout le chemin indiqué par les sondes...

- Laisse, elle est tarée, tu connais les recond'…

- Ouais, puis ça fera une plus grosse prime pour nous ! »

Les deux conscrits haussent les épaules et se dirigent vers les vestiges de la ville engloutie.

§

Odilon nage dans la forêt noyée. Des mousses flottantes, des champignons obèses, un flot de poussière s'élève sur son passage. Soudain une prairie, à l'orée des bois. Ici avant coulait une rivière.

« Attention, vous quittez la zone de recherche, retournez dans votre périmètre assigné. », grésille la voix dans son audiocasque.

La maison est toujours là, comme la semaine dernière, et celle d'avant, et celle d'encore avant. Le perron, la peinture rutilante… Le toit à moitié défoncé par la navette écrasée. La navette. Sa navette.

Elle contourne le toit. Là, dans le petit jardin, près de la niche du chien, le guidon de la navette, dans son sillon de terre.

Elle frôle l'objet du doigt. Le guidon frémit, puis l'écho s'en échappe.

« Encore toi ?, murmure-t'il. Mais pars, bon sang, corps, pars ! Tu n'as pas compris qu'ils allaient te recycler si tu revenais encore me voir ?

Odilon ne répond pas, en fait sa bouche ne fonctionne plus depuis que ses mâchoires sont soudées. Précaution n°5 chez les recond'.

- Unité sept, retournez à votre zone d'excavation, maintenant, grésille le micro de la combinaison.

- Tu vois, tu les entends...

Odilon les entend, mais Odilon ne dit rien. Odilon continue à fixer de ses yeux vides la lumière pulsante près du volant. Odilon sourit et sa bouche grince.

- Ah... Allez, ça fait plaisir de te  voir, vraiment, tu me manques ! Enfin tu as l'air de bien aller, ça fait plaisir… Tu es belle, ma grande… Un peu pâle, tout de même... Tu as un petit copain zombie ? Je suis sûre que vos relations sont plus faciles que pour les normaux... Hé, cette barrette dans tes cheveux, où tu l'as trouvée ? C'est celle que je portais quand j'... quand on était gamines… On l'aimait tellement. Pas moyen de mettre la main dessus, pourtant... Merde, ça fait une paille, tu te souviens ? On courrait dans les champs, là-bas, on prétendait qu'on était des princesses, des chefs indiennes… Merde, ça fait...une paille…

- Unité sept, dernier avertissement…

- Bon, corps, tu vas vraiment devoir rentrer maintenant, OK ? Je t'aime bien mais je ne veux pas te voir finir en idiovrier ou en bouffopile et…

Odilon se jette sur la lumière et l'étreint de toutes ses forces. L'humaine reconditionnée n'attrape que du vide.

- Putain, corps…, soupire l'esprit. »

§

Au loin, les androïdes d'interventions décollent. Un nouveau rebut vient d'être détecté. L'entreprise ne peut se permettre un nouveau retard.

Les conditions d'embauches des reconditionnés vont devoir être revues, à nouveau, quoi qu'en disent les syndicats...

Le garde secoue la tête et décroche son téléphone. Saloperie de pseudozhommes.

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