Oeil pour oeil

Michaël Frasse Mathon

Vous avez beau fuir, la culpabilité vous rattrape toujours.
L'autre nuit, je rêvai d'une adolescente. Sa figure était couverte de d'écorchures, comme quelqu'un qui a subi un violent accident de voiture. Elle se tenait au milieu d'un couloir sombre et me fixait sans rien dire, dans les yeux, d'un air accusateur. Moi-même, je ne pouvais pas parler. J'aurais voulu lui demander ce qu'elle me voulait, pourquoi me regardait-elle comme ça, mais aucun son ne sortait de ma bouche. J'étais comme paralysé. J'ignorais qui elle était. Je me rappelle m'être réveillé en sueur dans mon lit, en plein mois de décembre, avec la peur de la voir apparaitre face à moi, surgissant d'un coin d'ombre de ma chambre.
Entretemps, la vie avait repris son cours et j'avais oublié la jeune fille de mon cauchemar, du moins pour un temps. Plusieurs semaines s'étaient écoulées. Je me rendais sur mon lieu de travail, une prestigieuse agence de communication située au coeur de Paris, près du Louvre – mon premier job, décroché à l'âge de vingt cinq ans – quand je l'aperçus de l'autre côté de la rue, sur le trottoir d'en face. Elle était de nouveau là, la fille de mon cauchemar, figée comme une statue, à me regarder fixement au milieu de la foule. Pourtant, cette fois, je n'étais pas endormi. Ma raison commençait-elle à me jouer des tours ? Etait-ce dû à la fatigue ? Au surmenage ? Il n'y avait aucun antécédent psychotique dans ma famille, donc à priori je n'étais pas en train de devenir fou.
La jeune fille, qui semblait avoir une quinzaine d'années, fit un pas vers la route. Puis un deuxième. Elle s'apprêtait à traverser hors des clous, sans se soucier des voitures, me fixant toujours avec ses yeux hypnotiques. Alors que je la regardais, aussi surpris que terrifié, gagner du terrain pour venir à ma rencontre, une camionnette la percuta de plein fouet. Dans un réflexe, je me cachai les yeux en poussant un cri.
Je laissai passer quelques secondes et quand j'osai enfin enlever mes mains de mon visage, il n'y avait plus personne au milieu de la route, si ce n'est le flot matinal interrompu des voitures. Les passants autour de moi me regardaient bizarrement, comme si j'étais fou. Je ne pouvais leur en vouloir ; après tout, je venais de hurler en pleine rue. Est-ce que je venais d'halluciner ? Venais-je, pour la première fois, de vivre un rêve éveillé ? Quoiqu'il en soit, cet évènement avait suffi à me perturber pour le reste de la journée, voire de la a semaine entière.
Sur mon lieu de travail, je peinais à me concentrer, répondant au téléphone sur un ton absent, l'esprit totalement absorbé par l'apparition qui était venue à moi par deux fois. Réelle ou non, cette fille ne me quittait plus. Qui était-elle et surtout, que me voulait-elle ?
A la fin de la journée, je rentrai chez moi. Je n'avais qu'une hâte : me délasser avec une bonne douche, évacuer la tension que j'avais emmagasiné plus tôt. Aussitôt arrivé à mon domicile, je fermai la porte de mon appartement à clé, jetai ma sacoche dans un coin par terre, avant de balancer tous mes vêtements dans le bac à linge sale pour entrer dans la cabine de douche. Le jet d'eau chaude me fit du bien.
Je m'abandonnais à des pensées agréables, quand j'entendis un bruit derrière moi. Un bruit de porte qui s'ouvre. Ouvrant les yeux malgré l'eau qui me coulait sur le visage, je distinguais une silhouette trouble à travers le rideau de douche, une silhouette féminine. J'écartai alors le rideau pour la découvrir devant moi : la fille qui me hantait. Pareil à son habitude, elle se tenait devant moi, sans rien dire. Elle se tenait devant moi, nue comme un nouveau né, et je pus voir que tout son corps souffrait de plaies béantes, pas seulement au niveau du visage.
Surmontant ma terreur, je tentai de m'adresser à elle :
- Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu me veux ?! lançai-je, d'une voix rendu aiguë par la peur.
Elle me répondit pas, se contentant de me regarder, avec toujours cet air inquisiteur. Je m'attendais à ce qu'elle se jette sur moi en poussant un cri démoniaque, comme dans un mauvais film d'épouvante, mais la jeune fille se contenta de tourner les talons et de sortir de la salle de bain.
J'hésitais entre me lancer à sa poursuite dans l'appartement ou rester là où j'étais. Finalement, je décidai de la suivre. J'avais besoin de comprendre le sens de ses apparitions. Enroulant ma serviette autour de mon bas-ventre, trempé et grelottant, je m'aventurai dans le salon vers lequel elle s'était dirigée, tremblant comme une feuille.
Je ne la trouvai nulle part. A la fois rassuré et presque déçu, je décidai qu'il me faudrait en parler à un spécialiste. Peut-être la folie me guettait-elle, finalement ?
 
Deux heures plus tard, je me couchai avec la peur au ventre. Exceptionnellement, je laissai la lumière de ma lampe de chevet allumée. Alors que je tentais de trouver le sommeil, un souvenir me revint en mémoire. J'étais adolescent à l'époque, je devais avoir douze ou treize ans. C'était il y a quinze ans, durant les vacances de Noël. A cette époque, j'habitais avec mes parents une grande maison de campagne dans le Vexin, au bord d'une route nationale. Ce jour-là, ma mère m'avait demandé de rentrer le container à poubelle qui trainait près de la route devant chez nous, en début de soirée.
- C'est dangereux pour les voitures, la nuit, avait-elle expliqué. Absorbé par un nouveau jeu vidéo, je lui répondis oui d'un air distrait, oubliant ce qu'elle venait de me dire la minute suivante.
Le soir venu, étendu dans mon lit, j'avais du mal à trouver le sommeil. Après avoir lu un moment, à la lueur de ma lampe de chevet, un récit de fantôme piqué à ma grande sœur, j'éteignis la lumière pour écouter les bruits du dehors. Rien. Il n'y avait même plus de voitures sur la nationale, à cette heure avancée de la nuit.
Au milieu de la nuit, je commençais finalement à trouver le sommeil quand je fus réveillé par un bruit violant. Le bruit d'un choc que je ne parvins pas tout de suite à identifier. Passé quelques secondes, quelques minutes de ce silence oppressant, je perçus enfin quelque chose. Un gémissement. Ce que j'avais pris au début pour la plainte d'un chien s'avéra en fait être la voix d'une jeune femme en détresse. Je distinguais à présent clairement les mots qu'elle prononçait :
Au secours, répétait-elle.
Je me levai soudain et courus jusqu'à mes parents pour les réveiller. Leur chambre ne donnant pas sur la route mais du côté de la forêt, ils n'avaient donc rien entendu. J'eus du mal à les sortir de leur léthargie. Une fois réveillés, je leur expliquai que j'avais entendu un gros bruit dehors, du côté de la route, que quelqu'un avait besoin d'aide et qu'il fallait aller voir tout de suite. D'abord, mon père et ma mère arguèrent que j'avais fait un cauchemar et m'intimèrent de retourner me coucher, mais j'insistai. Mon père et ma mère consentirent à se lever, pensant que je fabulais, accusant les jeux vidéos violents auxquels je jouais.
Nous sortîmes tous les trois dans le froid, moi en pyjama et mes parents en chemise de nuit. En ouvrant le portail donnant sur la route, nous découvrîmes une voiture retournée, les roues en l'air, les vitres éclatées, avec à l'intérieur une jeune femme appeurée au visage écorché, et un jeune homme inconscient, à la place du conducteur. Mon père m'ordonna de rester en retrait, près du portail, et s'empressa d'extirper l'accidentée du véhicule. Quelle ne fut pas la surprise de mes parents en découvrant que la jeune femme était enceinte, de plus de six mois. De là où j'étais, je le vis aussi.
Tandis que mes parents essayaient de rassurer la jeune femme du mieux qu'ils pouvaient, je tournai la tête en direction du container à poubelle, que j'avais oublié de rentrer quelques heures auparavant et qui gisait maintenant au milieu de la route, pulvérisé. Un déclic se produisit alors dans ma tête : l'accident avait eu lieu à cause de moi, à cause ma négligence. La jeune femme ne cessait maintenant de répéter :
Mon bébé ! Mon bébé ! Faites quelque chose !
Ma mère, qui venait de se rappeler qu'elle m'avait laissé seul près du portail – ma grande sœur étant partie passer la nuit chez une copine, il n'y avait personne pour rester avec moi – vint à ma rencontre.
- Je vais te demander de rentrer dans la maison, chéri, dit-elle. Ce n'est pas un spectacle pour toi.
Je la regardai avant de lâcher, d'une voix blanche :
- C'est ma faute. C'est à cause du container à poubelle, c'est ça ?
Ma mère me regarda d'un drôle d'air, avant de répondre :
- Bien sûr que non, mon cœur.
Je ne saurai dire si elle était sincère ou si elle avait simplement dit cela pour me rassurer. Quoiqu'il en soit, j'obéis et retournai dans la maison en attendant la fin du drame.
Quelques jours plus tard, je surpris une conversation entre mon père et ma mère. J'appris que le jeune homme était mort dans la voiture, et que la jeune femme avait perdu son bébé. Je ne devais plus jamais parler de ça avec mes parents. Loin d'oublier, je grandis dans l'idée que deux personnes étaient mortes à cause de moi.
Je me réveillai de nouveau au beau milieu de la nuit, de retour à l'âge adulte. Je souvenir auquel j'avais repensé s'était progressivement changé en songe. Bien qu'effrayé, je ne fus pas surpris de découvrir de nouveau la jeune fille, plantée dans un coin de la pièce, m'observant dans la pénombre. Une jeune fille qui ressemblait à s'y méprendre à la jeune femme de mon souvenir. C'est alors que je compris : cette fille au corps meurtri, qui me me fustigeait du regard, était l'incarnation d'une enfant qui n'avait jamais vu le jour, qui était morte à l'état de fœtus pendant l'accident, dans le ventre de sa mère. Quinze ans après, à l'approche de la date anniversaire du drame, elle revenait me hanter. Elle réclamait vengeance.
         La jeune fille s'avança alors au bord du lit et cette fois, elle se jeta sur moi. Surpris, je la sentis m'agripper à la gorge. Tandis que je me débattais, pris au dépourvu par sa force surnaturelle, je l'entendis me dire :
         - Tu vas payer pour ce que tu as fait, pour la vie que je n'ai jamais eu.
         Ne parvenant pas à me défaire de son emprise, je suffoquais. Mon visage devenait de plus en plus rouge. Mes yeux se révulsaient. J'allais sombrer dans l'inconscience. Voire dans la mort. Elle allait avoir sa revanche.
         Je me réveillai, cette fois pour de bon, en me tenant la gorge Je toussai violemment, sentant encore la trace des deux mains de la jeune fille sur mon cou. J'éclatai alors en sanglots. Je pleurai à la fois d'angoisse, de culpabilité, de frayeur. J'allais payer pour mes fautes, et je ne pouvais rien faire pour l'empêcher.
         Je ne savais pas comment m'en sortir. Où que j'aille, elle me retrouverait. Pourtant, avais-je d'autre choix que de fuir ? Je n'allais tout de même pas rester chez moi à attendre que cette fille fantôme le tue dans mon sommeil ! Je décidai donc de prendre ma voiture, en pleine nuit, et de rouler jusque chez mes parents. Peut-être que le fait de retourner sur le lieu de l'accident m'aiderait à conjurer le mauvais sort ?
         Je me rendis au sous-sol de l'immeuble, dans le parking où mon véhicule était garé toute l'année, dans une rangée parmi d'autres voitures. Après m'être extirpé de là, moyennant une ou deux manœuvres risquées, je m'élançai sur le périphérique parisien, vide à cette heure de la nuit, avant de rejoindre la voie à grande vitesse qui me conduirait dans le Vexin. Je commençai à éprouver un certain soulagement.
         Je roulais depuis une demi heure, après avoir quitté la voie rapide pour m'engager sur une route de campagne, quand mes phares éclairèrent une silhouette, plantée au milieu de la route. La sienne. N'ayant pas le temps de freiner, je me déportai sur le côté. Après, ce fut le noir total.
         Je me réveillais dans un lieu blanc, froid et aseptisé. Il faisait jour. J'avais été conduit à l'hôpital. Voyant ma voiture encastré dans un arbre, un conducteur s'était arrêté pour appeler des secours. Je lui devais mon salut. Du moins, provisoirement.
         Je m'attendais à voir la fille à mon réveil, comme d'habitude, hors c'est une autre silhouette qui se matérialisa devant mes yeux, quand ma vision retrouva sa netteté : celle de ma mère. Quand j'avais été admis, inconscient, à l'hôpital, on avait fouillé dans mon portefeuille à la recherche de papiers d'identité pour savoir qui j'étais. C'est ainsi que mes parents avait pu être mis au courant de l'accident.
         A son air fatigué, je devinai que ma mère avait passé toute la nuit près de moi, ainsi qu'une partie de la matinée. Il était presque midi. Sa main tenait la mienne, dans laquelle était planté un cathéter relié à un tuyau qui m'envoyait du sang.
         - Comment vas-tu ? Me demanda-t-elle. Tu nous as fait une de ses peurs. Qu'est-ce que tu faisais sur cette route, en pleine nuit ?
Plutôt que de me lancer dans une explication interminable, je lui demandai :
         - Tu te souviens de la fameuse nuit, ou un jeune couple a eu cet accident, devant chez nous ? J'aurais aimé savoir, parce que tu n'as pas vraiment été honnête avec moi là-dessus : c'est de ma faute si le bébé et son père sont morts, pas vrai ? Je pense que tu m'as répondu que non à l'époque pour me protéger, mais je préfère que tu me dises la vérité, maintenant.
         Ma mère me regarda alors d'un air doux.
         - Tu n'as rien à te reprocher, dit-elle. Le seul responsable, c'est le conducteur. Il était en état d'ébriété, ce soir-là. Jamais il n'aurait dû prendre la voiture en étant soul, surtout en transportant sa petite amie enceinte.
         Cette explication avait du sens. Dire que je ne l'avais jamais envisagé plus tôt ! Ainsi, toute ma vie, je m'étais cru le seul et unique responsable. J'étais heureux de m'être trompé.
         Les médecins m'obligèrent à passer la nuit suivante à l'hôpital. Selon eux, je n'étais pas encore en état de me relever. Je me pliais donc à leurs injonctions, n'ayant pas d'autre choix étant donné ma condition – une grande partie de mon corps était plâtrée.
         Ce soir, j'attendais son apparition avec une certaine fébrilité. Même si elle devait m'emmener en enfer avec elle, je ne partirai pas sans lui avoir d'abord parlé. A force de l'attendre, je finis par m'endormir. J'étais persuadé qu'elle serait là à mon réveil.
         Il faisait encore noir quand je m'éveillai. Je m'attendais à la voir près de moi, la lueur de l'aube filtrée par la fenêtre éclairant en partie son visage dévasté. Mais non. Il n'y avait personne. D'ailleurs, il n'y eut personne les fois suivantes. La jeune fille était tout simplement sortie de ma vie.
         Avec le temps, je me mis à douter de la réalité de cette apparition, qui avait cessé de se manifester sitôt après la révélation de ma mère. Je finis par me rendre à l'évidence : cette adolescente n'avait jamais existé ailleurs que dans ma tête. Elle était la matérialisation de ma culpabilité. Un sentiment qui s'était développé dans mon esprit, se propageant au fil du temps, comme une gangrène. A l'approche de la date fatidique, mon inconscient s'était souvenu de la scène, créant de toute pièce cette chose si effrayante.
         Je serais de mauvaise foi si je disais que tout cela ne m'a servi à rien. Les apparitions de la jeune fille m'aidaient à prendre conscience du sentiment qui me rongeait et maintenant, grâce à cela, j'ai pu tourné la page.
         Je commence une nouvelle vie, à présent.
         Une vie dont je compte bien profiter.
 
Le 07/07/2015
 
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