Oh, pluies, lavez le cœur des hommes
moindremal
Oh, pluies, lavez le cœur des hommes.
Ville de Nice, en 1773. Les troupeaux passent par les sentes les cols escarpés. De ces hauts le pays observe loin la ville et ses jalons dans les tremblements d’air. Les premières villas sont blanches alignées, barre d’écume minérale qui frange les garrigues. Les lézards comme de furtives fissures suffoquent sur les pierres disjointes des murets. À l’ombre, des jardins minuscules où serpente un mince filet d’eau. L’air y est transparent. Enfant, dans ces carrés, je croque des olives. Bouche en sel. Loin des écoles je suis élevé dans les livres, je goûte l’altitude, je divague, j’endosse tous les rôles. Celui de mes parents est des plus incertains. Content de moi, ils ne sont pas tentés de fabriquer le frère que j’attends. Je jouis de l’opulence et de l’ennui de mon unique position.
Mon père est un grand voyageur. Les sangles toujours prêtes à se refermer sur les malles. Dans son laboratoire ouvert sur la vallée, il concocte d’étranges parfums, mélangeant des essences rapportées de lointaines expéditions à des absolus de genêt et d’ajonc. Hasardeux diplomate, il mêle le plaisir des cueillettes aux missions politiques partout où il se rend. A son retour, ses bras sont pour moi chargés de surprises, de tendres tentations. Il me régale d’histoires étonnantes. Notre propriété est un cabinet éphémère toujours en mouvement. Du haut de cette perspective, pris dans les turbulences, je n’ai vécu près de ma mère que six frêles années, berceuse furtive au creux du soir, paisible passagère devant un clair de lune peuplé de souris blanches et de lièvres de mars. La connaissant de loin. Nourri au sein d’une espagnole, aux côtés de ses propres enfants, je caracole sur un cheval de planches peintes dans la mansarde de la demeure familiale. A l’appel de la promenade, je dévale les escaliers. Sous l’ombre des platanes, mon père m’initie aux choses de la nature, aux astres, rêvant de bateliers et d’une lettre de mission, guettant la malle-poste. En vérité, il ne prit qu’une faible part à mon éducation. Enfant rêveur, le plus souvent poussé aux jupes des servantes, au milieu des circulations, de jolies dames que j’amuse, sous la discrète surveillance de mon oncle attentif, et des visites maternelles. Puis un jour les malles se mettent à voler, quelques cris, des chariots ont emporté ma chambre, les orangers, les livres, le salon. Mon père exulte. On l’a enfin nommé gouverneur outre-mer. Il organise le départ en hâte. Il désigne sa suite, signe des lettres de recommandation, règle les derniers gages. En me tenant la main, il me parle de choses graves concernant un notaire, de droits de garde, et de droits de visite. Ma mère est toute pâle. Elle me promet d’écrire et de venir bientôt. La tête ballottée par les cahots de l’allée, je vois une dernière fois les platanes qui se balancent dans une brume mauve. Je m’endors la tête pleine de questions.
Sur une broderie de houles qui se croisent, tel Pizarro et ses compagnons, nous allons prendre l’imprévisible Méditerranée vers le large, direction l’océan. Muni d’une boussole, mon oncle me fait suivre du bout de l’index le périple prévu sur une carte maritime ornée d’une rose des vents. Sans autre repère que le rythme des jours, je comprends que je vais franchir une étendue interminable. On m’installe à bord d’une chambre sculptée, parmi les craquements. Au plafond des raffuts de galoches, des sifflets, des bruits de vaisselle et des ordres. Je me sens protégé dans ce creux de la bête, loin des rumeurs du bord, en cale comme dans un grenier, comme lorsque je me cachais dans le fond des armoires. Mon cœur bat le tambour. Pour la première fois je parade au cœur de l’aventure au côté de mon père. Capitaine en second, je jette autour de moi un regard étonné, feignant d’être serein. Ce bâtiment de chêne m’apparait grand comme un village. Dans l’entrepont on descend des chevaux. Les vaches laitières renâclent et donnent de la corne dans les cloisons. L’équipage de paysans a troqué la blouse pour la vareuse et le sac de toile, mais aux pieds garde ses sabots. Chacun se fait un territoire, installe son hamac, serre dans le filet l’équipement sommaire : une cape de toile goudronnée, une cuillère, un bol, un bonnet, un jeu de linge de rechange seulement et un porte-bonheur. Aucun ne sait nager. Des grappes de canots se balancent à l’arrière où pend l’enseigne. Le pont est fait de courbures et d’étages bordés de coursives encombrées. La barre de cuivre est aussi haute qu’une roue de charrette. À la proue, une abondante chevelure de faune couronnée porte un fanon. Le navire est armé, chargé de nourriture et d’eau. Mon père me confie comme à son habitude à l’équipage. Il prendra les devants de cette expédition sur une frégate rapide afin de préparer notre arrivée. Octobre gonfle ses poumons et nos immenses voiles. Un petit orchestre de vents joue sur le quai la levée des couleurs. Il est temps. Dix huit coups de canon ont sonné l’heure des adieux à notre pavillon. De la terre ne reste bientôt plus que le cri des oiseaux de rivage. Je m’accommode peu à peu au roulis. Le pachyderme se balance avec mollesse. L’eau bat d’écume ses flancs indifférents. Perdu dans les journées, je mets le nez aux souffles pleins de nouveaux parfums, ouvert à la géographie. Le pont de ce navire est mon tapis volant. À l’autre bout de la lunette, mon père surveille l’avancée de tout ce qui lui fait défaut, les maîtres charpentiers, les intendants, les chaudronniers, le chirurgien, la cargaison d’armes, d’outils, de métal et de cuir. Chaque fois où nous le poursuivons le soleil se dérobe dans des incendies. Je perds patience. On distribue les rations de tabac. La voile de mon père a disparu à l’horizon. Des heures à traverser des loques de brouillard d’où surgissent les marins qui parlent à voix basse, lavent et brossent le pont, trient les cordages et réparent. Équipage mêlé de hâles italiens et de bretons blafards à la manœuvre lente dans la nuit sombre et pénétrante de la mer. Des orages éclairent les aurores. Pour m’occuper, mon oncle me lit des contes d’outre monde. Il me raconte des légendes de ce pays fantôme qui m’attend. Au bout d’une semaine, à l’aube, nous croisons un archipel qui s’étire dans la chaleur humide. Les îles Canaries. Sur la grève des bêtes alanguies semblent attendre les navires. Certaines nous suivent, applaudissent, et nous longent. On aperçoit des barques halées sur les plages telles des poissons échoués. Des voiles rondelette dansent autour de nous, faisant la révérence de la mer à ce monstre de bois aligné de canon, l’apprivoisent, repartent, petits points timides alignés sur les côtes arides. Puis à nouveau pendant des jours cette vaste absence de rive, sans cesse remuante, si surprenante et monotone. Une halte au mouillage. Nous faisons une escale au large du Cap Vert. On charge des fruits frais, de la viande salée, le plein d’eau. L’équipage répare, pique, recoud, rabote, profite du repos pour jouer de la musique et boire. Je mange au côté de cette troupe théâtrale de rustres débonnaires sur une longue table dressée sur le pont, coudes serrés, suçant à la cuillère une soupe de poissons et d’herbes, prenant part aux chansons, tremblant aux terribles histoires racontées par chacun avec ses propres mots. Sur ce navire où l’on vit l’un sur l’autre, ma chambre est un havre de paix. Je vais me promener à terre, croisant des mulâtres et leurs maîtres en armure qui parlent portugais. L’alizé sonne l’heure du départ. L’ancre est levée une dernière fois. L’étrave creuse un long sillon et sépare les mottes de mer écumantes qui s’enflent et s’affrontent. La nuit, on cherche Cassiopée. Le maître de bord fait des calculs au sextant. Nous traversons le vide de la carte, croisant des migrations de cétacés qui se signent en crachant des geysers.
Au terme de plus de huit semaines, le temps de l’accostage approche enfin. Je me presse au plat bord. Mon oncle me désigne notre destination : une large langue de lave qui se noie, toute hérissée de cornes de basalte, quelques villages sur un plateau de craie rose. Au loin, dans le bleuâtre des montagnes chauves, les yeux caves de grottes où scintillent des feux. Un pays d’arbres plein. Un sentiment farouche. Des barques à balancier nous guident. Dans des pirogues, des rameurs accompagnés de chiens pelés font le tour du bateau. Nous descendons par les échelles. En chaloupe nous accostons dans l’inconnu d’où mon père me fait signe. Il m’arrache aussitôt à la compagnie laborieuse des hommes occupés aux manœuvres d’amarrage et m’entraine à sa suite dans l’anse de la côte. Des rafales de vent font courir le sable sur la plage. Les yeux mi-clos, la peau battue par la bourrasque, mordue par les grains, nous pénétrons dans le silence d’une chapelle de madriers où il m’invite à rendre grâce de notre arrivée en cette communauté nouvelle.
Ile bantoue, de l’autre côté des éclairs, ma nouvelle Italie, ta pierre accrochée à mon cou. Au pied d’une vierge fardée, voilée comme sont les gitanes, brûlent des encens de griotte. Je lui jette en obole quelques tranches de mangue et de petits colliers. Tu parfumes les nuits, belladone de mi-carême bercée sur des épaules rondes, magicienne à l’enfant, mendiante aux portes des mosquées, vierge des anneaux de navires. Un faubourg de paillotes cercle le front de mer. Arrimée à un surplomb de roche, la maison de mon père est une citadelle sur le port. Toute habillée de bois sombre, aux plafonds courbes, comme une barque renversée. Dans ce premier matin du monde, je suis réveillé en sursaut par des appels de bêtes et d’accents inconnus. Les vieux se lèvent les premiers. Ils ouvrent les volets et regardent la mer. Un parfum de café tourne autour du volcan. Ancêtre solitaire parmi les couples de collines. Roche brûlée dans le sel des marées d’équinoxe. On m’habille de toile légère. Sous une halle maritime, dans le désordre fourmillant des allées, pêcheurs, petits maîtres et commis en voyage tiennent boutique. Sur des bancs, sur des nattes, à l’arrière des charrettes s’étalent les vanités de la saison : des poissons suspendus sur des épingles de bois vert, ou vivants, dans des jarres, des fruits tressés, tranches ouvertes, des torsades de fleurs, des dômes de poudre polychromes, des volailles sous des nasses picorant le pavé, des cochons de brousse entravés, de petits oiseaux de cage en chamaille, des coquilles de nacre, des carapaces, des peignes, des aiguilles, des colliers, des coffres, des bijoux de pacotille. A l’étal les femmes vêtues de mouchoirs chassent les papillons mais supportent les mouches. Je descends la marelle des chemins de poudre coquillage. A coup de dés, je chasse vainement des oiseaux-paradis, saisissant des insectes immenses. J’attends les pluies d’orage qui tous les soirs apportent la douceur du repos. Les gardes nègres emplumés nichent dans des cahutes à l’entrée du domaine. Pour dissiper leurs impatiences, ils balancent d’un pied sur l’autre leur chair en bloc avec une lenteur de phasme, roulant des yeux articulés comme des caméléons pour amuser des enfants moitié nus qui s’attardent au portail du côté de la plage. Pays de fraîcheur végétale, cathédrale de la verdeur écrasée par un soleil citron, pays de malaise éconduit.
Dans la maison s’affairent des serviteurs beiges. Du port on monte le moka et les charrettes pleines de manioc pour les corps affamés des esclaves. Nul ne peut s’asseoir s’il n’y est invité. Les mains rêches blessées par les fibres de canne, le dos parfois strié de coups, des hommes taciturnes tels des bœufs infatigables travaillent sous le fouet. Dans la torpeur du soir ils dorment dans des cases à mouche tandis qu’au grenier s’installent les servantes. Un sacristain tente de me persuader du bienfait de ces courtes chaînes. Les négrillons de ce pays, galopins indociles, perpétuels bambins incultes, ont, me dit-il, un sévère besoin de conduite, ne sachant tirer de valeur de la liberté que Dieu leur a concédée. Aussi, Dieu leur avait reprise, avec l’accord du pape et sa sainte bénédiction. Sans sa miséricorde ils courraient nus encore, reprendraient la mauvaise habitude de se manger entre parents. Bien que contre nature, l’esclavage est ici fondé sur bien des raisons naturelles. Le brave vicaire semble si convaincu de cette fable. Cachant mon trouble, je prends soin de ne rien contredire. Pourtant ces yeux baissés autour de nous ont oublié l’enfance, s’ils ne l’ont jamais connue. Ces corps prisonniers par temps de paix se prêtent à tous les jeux. Si loin de nous, dans la lumière de leur origine. Leur peau, comme de vieilles écorces transparentes de sève. Leurs regards de fièvre. Gestes gracieux issus de danses anciennes. Mon soin est confié à l’un d’eux.
Oh ! Les mains douces de ma nourrice. Elle me berce et me chante des poésies de mouvement. Sa bouche a la douceur d’un pétale. Veilleuse de mon sommeil bercé sous une moustiquaire dans l’ombre de l’horreur. Mon père est levé tôt, et jusqu’au soir, dans le palais du gouverneur, il administre le commerce, établit le cadastre et les titres, converse avec des architectes, tranche les questions délicates dans l’intérêt lointain de la couronne, accueille l’étranger, pacifie. On a descendu les canons de la caravelle pour les aligner sur le fort. On organise la défense de ce confetti d’univers que nul ne doit pouvoir reprendre.
A l’heure où se baissent les voiles, les faces sculptées forment le rang de la commande, réagissant au moindre geste. Plantes de force qui d’une main pourraient broyer un mât. Indolents gardiens du logis. Dans le soir le rouge fait flamber le pays. De la terre montent des fumées. Au retour de mon père, le féticheur tient la mort en respect et l’attache à la rampe du balcon de terrasse de la grande maison qui craque. Les bois grouillent de plantes dangereuses qu’il me faut redouter. Ennemies, elles m’appellent avec leurs fleurs multicolores comme une luciole aveuglée dans la beauté des profusions. Il se trouve ici des serpents redoutables et ceux qu’ils mordent en meurent.
Un chemin d’eau remonte jusqu’aux marches de la maison. On me porte à la pointe des barques allongé sous l’ombrelle dans le parfum réglisse du goudron calfaté mêlé à celui des copeaux. A l’avant du bateau où chante le ressac au rythme des pagaies passent comme un refrain des bancs d’oiseaux bavards friands de vers à soie. Les poissons glissent leur miroir dans l’ombre verte du plat bord, et à qui met le pied dans l’eau viennent grignoter les orteils. À notre passage, des aigrettes à l’affût braconnant la grenouille s’enfuient à grands claquements d’ailes. Les vents inverses accompagnent les mascarets, mêlant le sable, l’étoupe et le duvet aux herbes rêches des îles couvertes de bois mort. La futaie sur cette eau mi-salée, parfois obscure, pleine de sentinelle et de chemins dissimulés, laisse la place aux rocs d’un chaos de schiste et de porphyre. À l’entrée de ce défilé on doit attacher les barques et descendre un sentier qui mène à l’anse de halage. À une encablure de la côte des voiles nouvelles forment un convoi, cherchent l’ancre. Ce point perdu sur la carte de l’océan est un oasis où s’échangent secrets et richesses. Honnête commerçant autant que trafiquant de denrées coloniales, mon oncle qui pourtant compte encore dans ses mains, a vite su tirer profit du lieu et de sa situation. Ici se croisent les libres nations, les peuples, et les langues. Aux courtiers de passage qui repartent bientôt dans de grands appareils aux cales combles, on confie des messages pour la France ou de lointaines colonies. Sur des airs caraïbes les hommes se racontent l’histoire de villes disparues sous la mer.
Sur la ligne de plomb des marées une corvette conduite par un négociant arménien se détache puis elle accoste lentement, chargé de viande maigre venu d’îles voisines. Les chiens aboient. Le contremaître accompagnant mon oncle sur le quai porte sur l’assemblée un regard réprobateur de maquignon doutant de futurs bénéfices. Il inspecte les dents, passe la main sur la laine des crânes, saisit un bras, considère la tension d’un collier, fait ses comptes à la craie sur le coin de la table où il mange avec appétit au milieu d’un défilé de bœufs et de mulets, de balles de manioc, de colis de sucres et de poivre dans l’air, de lots de troncs veinés de cercles écarlates, d’oiseaux chanteurs dans des cages d’osier, de lames de métal. Chacun se plaint d’être volé, de ne pouvoir faire un échange à telles conditions, menace de couper là une discussion trop stérile, se défend à grands gestes et par de longs silences. À contre gré pourtant un accord est conclu. De graisseux billets à l’odeur de saumure sortent du fond des poches, passent de main en main. À la fin du repas, le marchand retourne son verre, essuie le tranchant du couteau sur un morceau de pain abandonné aux rats. Il remet aux gardes-chiourme une lettre de change, faisant mine d’être mécontent. La procession de fourmis noires porte sur ses antennes des ballots, des barriques, des paniers débordants. Elle s’ébranle sous l’écrasement dans l’inertie du désespoir. Le ciel s’assombrit. On m’entraîne à grands pas à l’abri dans un des bâtiments de l’intendance. Sans qu’on l’entende, tout à coup l’horizon a déchiré sa robe. Les grands zèbres d’aluminium percutent à coup de sabots les terres ocres dans le fracas des vents de mer. Les palmes fouettent en rafale la trame des éclairs. Chiens et bêtes de trait baissent la tête sous les trombes, les agneaux sont blottis dans le surplomb du fort, galop affolé des chevaux dans l’enclos que heurtent les traverses, les oiseaux disparus. Une grêle aussi drue qu’un carreau d’arbalète déchire le feuillage. Des hommes aux mains blessées se couvrent le visage et prient pour quelques âmes qui ne répondront pas à l’appel du matin. Des vaisseaux brisent leurs amarres. Le souffle emporte tout comme un pillard surpris. Le vent se sèche. La colonne s’abrite sous les portes cochères. Des femmes courent coiffées de feuilles sous l’averse.
Et tout aussi soudain le calme revenu. La sève sourd aux aisselles des flamboyants blessés. La sueur au front de colosses livides coule au sol ondulant sous la fin de l’ondée Branches brisées pourrissant dans les mares. On tire par les pieds un cadavre noyé, la tête ballottée par les vagues, tandis qu’à d’autres, surpris dans les fourrés à surveiller les bêtes, il faut tirer l’épine de la chair. Des enfants s’éclaboussent en riant. Ils poussent au bout d’une baguette des radeaux de papier sur l’eau des ruelles. Les vieillards se hasardent à relever les yeux et de leurs mains tremblantes comptent les grains des chapelets. On ramasse les derniers fruits tombés.
Mon oncle s’avance avec curiosité. Au creux d’un lot de vieilles tiges destinées aux travaux des champs, on a débarqué une enfant de mon âge, une perle à l’oreille. Voilà le jour où je t’ai rencontrée. Tu es trempée. Les manches de ta robe trop large pendent au bout de tes mains. Comme un oiseau de mer qui sécherait ses ailes, tu ouvres les bras au soleil revenu. Mon oncle ordonne que l’on te défère et que l’on te sorte du rang. Confiée aux soins du majordome, te voilà versée en apprentissage au service de la maison. Saurais-tu ravauder cette veste que j’ai déchirée ? Tu t’approches et tu me considères. Dans ton regard une fierté. Dans ta voix des éclats de rire. Une attirance insaisissable qui joue le jeu de la distance et du refus blessé. Tu te chargeras de l’ouvrage. Tu m’inities et tu m’irrites. Je ne suis qu’un petit garçon. Et toi aussi petite, tu t’inclines comme on te l’enseigne, sans protester, mais sans bassesse.
L’année de mes douze ans, on m’apprend à monter à cheval. Je suis désormais assez grand pour conduire un solide coursier de montagne. Pour cet anniversaire mon père m’offre une selle brodée. Je veux aller au loin. Je conduis ma monture à la forge pour la ferrer de neuf. Les clous brûlants lancent des étincelles sous les coups de marteau. Hors des chemins qui me sont réservés, je croise celles qui piquent les rizières, ceux qui plantent les champs d’aromates et de cannes. Certains ont à cause du travail d’incurables infirmités. Des hommes assis sur leurs talons se lèvent à mon passage et me saluent, reprennent leur ouvrage. Des chèvres dans de larges enclos d’épine sont gardées par des jeunes garçons. Maigres seigneurs en équilibre sur des perches au milieu de troupeaux qui se disputent une herbe rase. Les bouffées tièdes de la brise m’incommodent dans cet arrière pays où l’on transpire au moindre mouvement. Partout je trouve bon accueil, mais mon cœur est troublé. Solitude de petit maître auréolé par la peur du caprice, élevé dans la main d’un Dieu très secourable. Je ne suis que ce migrateur arrêté dans un nid d’abondance. Fortune de mer arrogante. Marque à l’épaule de ceux que l’on rejette hors de toute prétention, ne leur laissant d’autres remèdes que des herbes amères et des filets troués. Je suis le fils du fournisseur de sel, de celui qui emporte la clé. On m’accueille en silence. La pauvreté cachée derrière les murs. Je cherche en vain les voies de la sagesse sur le long des chemins séparés où résonnent des chants de révolte.
Le soleil est depuis bien longtemps devenu mon ami. Ma peau a fait le plein de cuivre. Mais je suis un être fragile. Souvent, quand la moiteur s’installe, j’ai la fièvre. On emporte mon lit et moi couché dedans au bord de la terrasse. Les rideaux moirent doucement dans les volutes de chaleur. Lit fait comme une hutte avec un toit de chaume où viennent se poser les oiseaux de rivage qui repartent en tirant des brindilles. Cette île est une grande volière perdue dans l’océan. Les ailes blanches planent. Si haut qu’elles n’ont plus d’ombre. Une servante agite l’éventail. Sous l’oreiller mes cheveux se collent à ma nuque raidie. Je bois des infusions de canne et de feuilles de saule. Dans la torpeur, je rêve à des géométries de couloirs où bat le cœur d’un homme à tête de taureau qui apparait soudain dans la lueur de torches de résine. Je trempe mes lèvres desséchées dans l’eau du cyclamen. On éloigne les bavardages pour mon repos. Je m’endors dans des draps agités. Au pied de mon sommeil veille un guerrier armé de lance combattant les traits de l’alchimiste qui me fixe de son mauvais œil.
Ma nourrice, comme tu sens bon. Je prise mon nez dans tes plis. Mais il faut que l’on nous sépare. Chacun de son côté du monde. Je lâche cette main marquée par les poignes de fer. Moïse, tu tresses l’anse du panier porteur de l’enfant vers un autre rivage. Le temps se lasse et j’ai grandi.
Plus tard je suis instruit à l’école des pères blancs qui enseignent aussi à quelques petits nègres pour le commerce. Je combats les voyelles de mes flèches trempées à l’eau des encriers. Les chiffres se mélangent. Perette a perdu ses papayes, sa poudre de piment, son panier est percé. Cette Perette est bien pataude. La France est un royaume immense. Ses fils de couleur la servent fidèlement. Frémissant au pied du drapeau des léopards en guenilles secouent la tête sans même faire mine de montrer les dents. Loin des bivouacs, ils disputent leur pitance aux cadets de la troupe et posent en héros sur les lithographies. La pluie tombe encore sur les toits de feuilles tressées en fin d’après-midi, couvre les voix, marque l’heure de la sortie de classe. Dans le secret des confidences, je te rejoins, liane qui pousse à mes côtés. Un jour, tu me racontes ce que tu sais de ton passé, toi qui n’as pas d’histoire. Capturée au Soudan, pays de rois où les chiens sont des lions, tu as traversé le désert immense dans la soif d’une chaleur inconcevable. Séparée de ta mère, on t’a lavée et nourrie pour mieux te vendre, pièce d’une valeur certaine, morceau choisi. Dans un troupeau de trente têtes, emportée dans la nuit sous une toile, tu n’as rien vu du premier océan. Recueillie en Espagne par un maître français tu as appris quelques mots de diverses langues. Et à nouveau le grand bateau jusqu’à la colonie, où tu changes de main. Ta perle, ton seul trésor et ton seul souvenir, volé par un plongeur qui a cette heure doit être mort noyé. Tu portes en toi la force des survivants, la fierté de ton origine. Tu crois en moi comme un égal. Moi qui ne me sens personne, je suis porté par ton regard. Je te suis dans tes mystères où l’on joue à colin-maillard avec les tissus de ta robe. Je me fais beau et j’essaie de me consoler de ce qui nous sépare. Ton rôle est d’être ma servante. À la cuisine où tu travailles les plats valsent, les voix se mêlent aux épluchures. Tes mains ôtent les écailles irisées de grands poissons suspendus par la tête. On roussit des oignons dans des poêles. Au plafond pendent des poivrons. Tu aides à préparer les noces et les galas où coule un jus de canne fermentée que tu foules. On passe à la balance des viandes boucanées. Aux roseaux tu apportes comme au printemps des mois de linge. La dalle lisse résonne sous les coups humides des battoirs dans le courant des bavardages de fontaine. Dans la cour pavée, sur les nattes on étend les tissus. Tu t’épuises à la mine du gisement de rêves. Tu voudrais changer l’avenir. Tu frappes les branches à noyaux à grands coups de bâtons. Le peigne du vent passe dans les blés.
Une vieille trompette sonne le couvre-feu. Dans mon dos, on murmure qu’hors la loi, une clique de serviteurs s’est perdue derrière les rideaux de lianes avec l’idée qu’ils auraient un destin. Ils ont volé de la farine, des mèches, des fusils, des tonnelets de poudre. C’est un déchirement de voir ainsi s’enfuir ses enfants qu’on aurait dû éloigner du porche des écoles. Partis dans la montagne, à l’hôtel de la providence, ceux que le Tout-Puissant a désignés pour transporter les charges et laver la poussière des jours qui se prend aux logis psalmodient dans la brume des appels dans des langues étranges. Les chiens aboient aux avant-postes des battues poussant devant leur course un silence aux abois. On ouvre à la machette des chemins inconnus. Un homme, plutôt qu’être dévoré, se jette dans le vide du haut d’une falaise. On rattrape un blessé seulement que l’on pend comme une gargouille au tronc d’un arbre de plein vent. Puis les pistes se perdent dans la confusion des odeurs, des loques arrachées pour tromper la poursuite. Vainement on enfume un bois quadrillé de falaise. Des nappes d’animaux courent en haut des branches. Sans espoir, peu à peu, on renonce à la chasse. Je songe alors qu’un jour ce sont eux qui voudront nous rabattre au rivage armés de pistolets. Nous les éduquerons peut-être, non plus avec le poing, mais dans l’étroit couloir de la mission divine au royaume éternel. Le travail ou la corde. La chanson est la même. Ils devront la chanter. Mon père s’épuise en surveillance. Il tient ferme la barre, mais l’horizon se brouille. À chaque sourire, les rides au coin de ses yeux bienveillants se creusent un peu plus. Le cou un peu plus maigre, une épaule fragile, blessure ancienne réveillée. Une ombre grise le teint et la tempe. Il parle parfois d’avenir avec mélancolie, passant sa main dans mes cheveux. Gouverner ce pays c’est d’abord être maitre en mer où les dangers abondent. Il voudrait que je prenne d’abord la gouverne d’un équipage, gagnant le respect par mes aptitudes et mon intime connaissance de ces contrées marines.
Le marin d’opérette tout juste bon à mener une barque sur les hauts fonds va donc cesser de prendre la mer comme elle vient. Mon oncle accepte de m’initier à la navigation côtière. J’apprends à reconnaître dans l’odeur des algues le péril des récifs. Je glisse ma navette dans l’entrelacs des passes et des îlots, entre les pierres affutées qui affleurent. J’apprivoise les rafales sifflant dans la mature par de savants réglages en tensions et relâches, je dompte les courants qui s’engouffrent dans les biefs, j’arrive à discerner les dunes sournoises de ce désert noyé qui succède à la barrière de madrépores. Je sonde à l’avant avec une longue badine graduée. Je sais désormais annoter une carte. Ma nef se balance à bon port aux degrés de la lune attachée à la chaine.
J’ai quinze ans et j’en suis fier. Je t’appelle à la barre pour porter témoignage de notre intimité secrète. J’ai congédié le timonier. Tu tiens le cap sur la reconnaissance, tu cherches à tout savoir, sans condition. Au large nous jetons l’ancre et tu plonges. Ton beau corps noir ruisselant. Je te rince à l’eau douce et fraîche d’une outre de cuir suspendue aux échelles. Tu couves le réchaud de ta féminité, baigneuse de la nuit, urne ronde où habite un éclair, larges hanches, barge de l’enfantement. Paupières sombres, main fardée, tu glisses ton reflet dans les reflets de l’eau. Je porte à ma bouche la touffe obscure de ton crin. Surprise dans la chaleur de la nuit, tu retrousses des lèvres boudeuses, tu chuchotes et te lèves sur la pointe des pieds. Ta mère t’a faite âpre comme l’iode. Nous voilà couple de vaisseaux en haute mer filant dans le sillage d’un sillon de semences. Je retire tes voiles à pleine bouche. J’attise de ma main le frisson. Nous accostons en rives inconnues ne sachant ce qui nous assemble. L’arôme de ta peau porte un duvet d’amande. Un vol de poissons traverse mon rêve.
Perclus d’une tendresse sans exemple, je me promène par les chemins, en équilibre, je perçois des ailleurs. Sur mon passage des étalons se consultent aux barrières sous des arbres à racines rouges. Rayons de miel, jour de félicitée. Des femmes ondulantes portent des nasses de coquilles au bord des routes en poussière. Elles dispersent les cendres refroidies des braséros tripodes, balaient avec des fagots de brandes les seuils du matin. Le grand muscle au glissement de pieuvre déroule ses anneaux ornés autour des branches échassières. Dans l’ombre, le gluant et l’écaille recherchent la chaleur. Des crabes musiciens se dissimulent dans un écheveau de racines pendrillonnées de barbes bleues. Des regards sans paupières posés au fil de l’eau m’étudient froidement et s’enfoncent à mon approche. La vase chante aux traits des hachures lorsque le vent agite les feuillages. La vie s’escamote dans les viscères marécages où scintillent les ailes emportées par le songe. On saigne un coq qui tremble encore aux afflux des caillots. Avant de laver le billot on y lit l’avenir au contour des lignes de nos peaux contrastées. A l’arrière de la hutte, la magicienne à la pipe crache dans ses mains avant de jeter les osselets. Les chiens se disputent la moelle du reste des offrandes et lapent les marmites renversées. Les pains de sucre disparaissent dans des boîtes à chapeau. Les herbes odorantes sèchent dans de grands pots. Le jour est avancé. Le tranchefil des nuées s’abat sur l’océan sévère. Une empreinte dans l’eau s’efface. Nous avons décidé de ne plus nous cacher. Mon père considère cette affection comme une fièvre passagère, me rappelle mon rang, tolère une aventure. Notre toit restera frondaison de palmiers. Nous ne rêvions pas d’autre endroit.
Mon père, ma racine, m’avait choisi une vocation militaire pour me transmettre un jour le bâton du pouvoir. Je deviendrais vraiment un homme sous le drapeau en ordre de bataille. J’embarque à contre cœur. Dans ces années loin de mon ile, je n’ai jamais pu effacer le souvenir de notre adolescence. J’apprenais alors patiemment les arts de la lutte. Je rentrais au service actif de sa Majesté. A la fin des mes classes, Je dus faire mes adieux au maitre de musique qui m’enseigna l’art de la fugue, qui m’apprit à garder toujours un temps d’avance sur l’ennemi dans le fracas de la mitraille et le vent des boulets. Gloire de ma jeunesse offerte au sacrifice dans l’insouciance de la perte et du sang, je disais des poèmes, tenant tête à l’Europe entière convoquée en duel matinal. À coups de sabre, dans le boucan des canonnières, j’allais seconder des généraux qui se disputaient les restes de l’empire et des terres inconnues sur ordres régicides en lettres capitales. Sur l’océan une armada défie la puissance du roi. Jeune officier, je suis choisi pour conduire les manœuvres à revers. À l’approche, nous lançons des grenades de poix incendiaires. Les canons chargés de brûlots déchirent les voilures et tranchent les gréements. C’est un feu d’artifice. Dans une valse lente des bordées de plomb achèvent de briser les membres disloqués. Les mats s’abattent en éclats fulminants, dévastent les rambardes, fendent les ponts, ouvrent des voies d’eau dans les flammes opaques. A l’abordage, au travers des mêlées, je me fraie un chemin à coup de hache parmi les lances espagnoles qui s’abaissent. La flottille affolée par la vigueur de l’assaut est mise en fuite. Nous la poursuivons. Le soir venu, les courants de marée ne nous sont plus propices. Nous devons rebrousser chemin car s’ils sont moins armés, ce sont les plus rapides. Et prés des côtes nous les savons nombreux et mobiles, aux aguets. Nous coulons au large les barques des survivants et jetons nos morts à la mer. Au bout de quelques mois, nous regagnons le détroit de Mycènes. Un danger repoussé, autre surgit aussitôt. Les turcs nous accueillent. Leurs longues galères à cent rames chargées de prisonniers nous harcèlent comme des frelons dardées de cuivre. Ils ont bâti des remparts sur la mer. Le comptoir de la colonie est tombé et part en fumerolles. Il nous faut trouver une alliance. C’est alors qu’une nouvelle du large m’atteint dans les massacres. A la lisière de l’océan, mon père, ma racine, a profité de mon absence pour quitter à jamais le domaine. L’armée me rapatrie avec mission de prendre le relais du commandement. Chargé des ordres et des ors de l’Empire. Il me faut faire demi-tour dans le cyclone des révolutions. Après une halte sur les côtes françaises, je rapporte à mon bord la certitude heureuse d’un nouvel ordre, et dans mes cales une monnaie d’échange. Le libyen est privé de trafic. Sous l’œil d’Abraham, il se retire dans les pierres armées et prie dans le secret des maisons. L’espagnol abandonne par contrat le négoce des chairs en échange d’une plus vaste colonie. La France volontaire répondant à l’appel philosophe s’ôte le droit d’user du code noir. La profondeur des carènes est lavée des sueurs. Elles ne transporteront plus d’homme qui ne soit libre de profiter de l’air et d’aller se promener sur le pont à ses heures perdues si le cœur lui en dit. Je mets le cap sur mon îlot secret. J’écarte les tempêtes. Les balustres contiennent les flots qui se répandent sur le pont, plongent dans les hublots béants et abaissent la ligne. Je réponds à l’appel impérieux du retour. De pesants gouvernails surgissent comme des cimeterres, se rabattent à grands bruits, semblant nous saluer. Quarante-quatre fois le soleil s’est levé dans l’ardeur écrasante du jour égal sur la mer insondable. Lumière redoublée, concentration de la fournaise, astre qui guide mon sillage parmi les tourbillons d’étoiles. La loi nouvelle est annoncée à la lueur d’une lampe tempête. Les vagues emportent sous l’écume un vent de liberté. La dague regagne son fourreau dans l’équateur d’un sommeil résigné.
A terre, les fenêtres observent aux aguets l’horizon, grandes ouvertes sur le large. La haute ville s’éclaire sur le front plissé de la roche. J’entame la manœuvre d’accostage. J’ai pointé mes gréements vers le beaupré de ton jardin. Sous un ciel dégagé je me présente au port. Au bout d’un mât de perroquet le pavillon de la République ouvre la porte de ta maison déserte. Penché au bord du bastingage, je chante la bonne nouvelle comme une certitude avec un portevoix dans le bonheur d’être préfet en si heureuses circonstances. Tu ris de ce puissant naïf que je suis devenu. Tu m’attends sur le quai au milieu des foulards qui dansent les couleurs. Je passe du vent d’une voile à ton souffle en bout de passerelle. On décharge mes malles nombreuses dans le vaste pavillon familial où m’attendent tant de vieux visages aimés. Tu m’offres ton bras et rentres avec moi la tête la première dans la maison du père. Tes pas résonnent dans les pièces où tu allais pieds nus de peur d’éveiller des fantômes. Comme autrefois tu me couves dans ton regard de pierre chaude sur le perron de mon désir. Les loups tournent pourtant déjà autour du bois fleuri. Tu sais ce qui t’attend. Je retrouve au cours des promenades les lieux où tu me donnais rendez-vous. Me voilà revenu, soldat d’une couronne conquérante, seul des deux cent vingt ne logeant pas au fort. La république sait être convaincante. J’apporte dans cette main un ordre de réquisition de la prison de l’ile et le transfert de son commandement. On ne négocie pas avec deux navires armés battant ce pavillon et un village de galériens dans l’entrepont prêt au déchargement. À la clé, un prix de location pour la roche des fers aux hauts murs et son réseau de caves, complaisamment surestimé pour convaincre les récalcitrants. On me rend les honneurs dans le chuchotement des flots approbateurs gonflant les outres des sénateurs de la nouvelle économie de l’ile, comptoir avancé aux portes d’une Amérique mystérieuse et secrète. Ma cargaison puante est confiée au geôlier.
La liberté a un goût de chicotte. L’abolition cède sa place au bagne. Les anciens esclaves ont un zèle intraitable à contenir les évasions. On échange sa place à la roue. Dans les champs s’élèvent à nouveau les rengaines rythmées par le pas des entraves à des chevilles blanches parlant l’accent du maitre, cette fois. Me voilà capitaine à bord d’une prison. À midi les gueules tordues défilent sous la tonnelle, résignées de chaleur, et passent à la cambuse se plaindre de la soupe tiède un quart de fer-blanc à la main, dans l’autre le bonnet qu’ils remettent aussitôt. Oh ! Pluies de la grâce divine, venez laver le cœur de ces hommes dans leur obscure condition.
Ce domaine est à moi. Ces navires sont miens. Je me jette à l’eau dans les cris de liesse et j’en fais le tour. Voile abattue. Je me tiens au cordage comme un poisson pris à la ligne. Je ne veux plus partir et je le fais savoir. Je veux rester parmi ces sortes d’hommes qui boivent aux cratères, vénèrent un scarabée male, s’assemblent dans le soir autour d’un feu d’écorces, discutent avec un singe borgne, lancent au quartier-maitre des nœuds de chanvre où dorment des abeilles, partagent le pain du sommeil, plissent les feuilles sur le riz, ceinturent en haute mer les espadons blessés, se balancent dans le crible des ponts, moissonnent les rochers, contemplent les ruisseaux au creux des sentiers escarpés, prisent des épingles malaises allongés sur des nattes, épaule contre épaule, et dans la solitude, s’arrêtent de ramer, fredonnent et vantent les exploits de héros légendaires. Je ne veux pas bâtir une autre vie.
Tout sera accompli. Les planteurs au bout de semaines de palabres, de résistances et de négociations acceptent finalement le marché de l’abolition en échange de pouvoir imposer leurs conditions en terme de travail, d’unités de bagnards, de taxes, de patente, contre des droits de propriétés inaliénables que je paraphe de ma plume au nom de la serviable République.
Je peux enfin t’affranchir à ton tour ma maîtresse. Je vais te marier sans même attendre que l’encre ne soit sèche. Si noire dans ta robe si blanche. A tes épaules dansent des pivoines sous la dentelle de ton ombrelle rouge. Affranchie qui pourtant marche encore pieds nus. Au sortir de l’église battant de sa cloche ébréchée, tu toises fièrement l’escorte. Comme tu as raison. Et comme j’en aurais fait de même. Tu te tiens sur le seuil de la grande maison. Tu portes d’une main gantée une diaphane porcelaine. Jeune commandeur sensible aux appels du devoir, je baigne dans la lumière de ton sourire. Un nuage de fumée bleue s’élève des fusils qui tirent vers le ciel la colombe du Saint Esprit. De vieilles cafres ivres dansent la sarabande dans les allées des plantations. C’est dimanche. La grande lunaison s’avance sur des éclats de verre en fumant le cigare. En mon pays j’épouse une étrangère. La grande partie de mon cœur. Boucle de ma naissance. Le linge rafraîchit l’été. On croque dans les fruits et on fait des bouquets qu’on trempe dans la limonade. Les équipages rassemblés farandolent. Les hommes se bousculent, ils chantent, glissent, tombent, boivent à en perdre leurs sabots. La fête pétille et jusqu’au feu du soir les flûtes et les tambours accompagnent les chansonnettes et les quadrilles. Tu trônes en bout de table sous le regard sourcilleux et sévère de mon oncle attendri. Il a fini par accepter de racheter ce qui te reste de famille sur le compte de la convention. Tu es lucide. Tu portes mon enfant.
Oh ! Les nuits dans notre lit sans amarres, blanc de lune au creux du bras de mer, nous croyant protégés de ce monde à l’envers, notre couche était vaste. Anémone dans le ressac, dans le balancement, tandis qu’au dehors tout un pays s’éloigne. La liberté a finalement un bien fâcheux goût de bois mort. Elle n’assure pas le droit d’accompagner le riz. Les ventres grondent. Ils gonflent s’ils sont loin du port. Je ne suis pourtant pas ce maître dur et silencieux qu’était mon père. Mais beaucoup voyaient apparaître un léopard à mes côtés. Et ils baissaient encore les yeux. Je remplissais le vide qu’il avait laissé. Bien peu m’écoutent avec le cœur. Je rachète des hommes et je dresse des comptes. Dans les propriétés on maquille les apparences. Le personnel aura désormais un salaire pour régler les services dont il avait jusqu’alors librement disposé en temps de servitude. L’ile découvre à la fois le loyer et l’impôt. La vie des nouveaux citoyens est devenue si mauvaise que mieux vaut rester un marron dans les bois. La liberté en plus avaient-je dit, mais pour en faire quoi ? La chaleur dans le haut des cuisses. Voilà ce qui restait et de nombreuses et jeunes bouches affamées. La hache sculpte des idoles à corne dans le bois noir des vieux ifs où montent les voix des ancêtres. Les ensorceleuses retrouvent leur pouvoir. La nuit résonne de tambours majeurs. Dans les cases on murmure des psaumes à rebours en dansant cloches aux chevilles. Le hibou ouvre grand ses yeux, bec en lame de faux.
Tu t’assois à la table du matin apaisée. Tu bois le lait de chaque jour dans la vaisselle d’or tiré du coffre de mariage. Indocile, tu pries en tes croyances dans les ourlets intimes de la nuit. Tu chantes des chants millénaires et inlassables, chants de la nostalgie de la force. À mes côtés dans les cérémonies, tu reçois nos hôtes du soir dans l’envie de ta grâce, emplissant les miroirs. Je suis maître de danse. Je tourne avec ta robe ronde dans la jalousie des regards. Ton vol erratique te conduit d’un invité à l’autre, portant la lumière en tout point. Ma rose sans épine épanouie sous le cèdre.
Souviens-toi, amour, de ce soir de pluie sur l’océan sonore comme une volée de cailloux. Nous revenons de la montagne où pousse une misère folle refoulée le bol à la main. Je veux installer une aide de santé pour ces patriarches de trente ans vivants parmi les nombreux orphelins inéduqués. De vieilles femmes me sourient de leurs sourires édentés Les portes où nous frappons ne nous sont qu’entrouvertes. Aux vivres que nous distribuons, ne répondent aucun merci, mais des - oui Maitre - sans regards. La misère emporte son sac au regret de devoir accepter son dû. Nous avons traversé à cheval un fleuve où passent des cadavres d’animaux. Tu me ramènes au fort dans le dédale des plantations à la tombée du jour. On voit arriver la Grande Ourse en pirogue. Tu me montres l’étoile qui brille dans son étrave. Quels idiots nous avons été de manger ensemble ce soir là des grappes de goyaves au front de mer. Dans cette nuit de juillet nous avions tenu la promesse de notre enfance. Je t’écrivais des pages lumineuses. Je t’avais fait le serment de t’emmener en France. Tu fermais les paupières et te tenais dans cette joie poussée de l’intérieur. Nous courions à la rencontre de nos songes dans un conciliabule. Nous rentrions à pied à notre abri de mer. A cette heure tardive on n’entendait plus que les vagues et le tintement lointain des drisses sur les mats. L’écharde d’ivoire incrustée au front du serpent endormi qui règne au cœur de l’homme.
Émergeant de la nuit, un assassin t’avait attendu patiemment, accroupi sur la plage, en faisant mine de coudre des filets. Sur sa lame brille le couteau de la lune. Il plante cet éclair dans ton cou. Il s’enfuie. Je connais le chemin de sa traque. Cet homme qui ne pouvait plus supporter de te savoir éprise au lit du maître que je refuse d’être, de te voir quitter le troupeau. Mais je reste sans voix. Je suis seul avec toi et je te serre alors que tout s’effondre. Les oiseaux de falaise pleurent. Tu pars entre mes bras. Mon attelage s’enfonce sous les eaux. Ses chevaux nacrés partent dans le vide. Je tente par tous les sortilèges de te ramener à notre bord. Je trace les lignes sur le sol. Mais rien ne peut te retenir, même pour un adieu. Toute la nuit je berce ton visage, ton cœur inaccessible sous cette poitrine immobile. Dieu, aie pitié ! Prend ma vie, je veux escorter jusqu’au bout cette flamme. Accueille-moi prés de celle qui buvait à ma coupe, qui s’est perdue, qui a perdu son rang, entaillée de blessures. Celle qui portait un homme à naître. Mais Dieu est sourd. Et il me laisse dans le noir.
Fourbe, perfide, maudit enfant de la misère ! J’ai reconnu ton meurtrier dans l’éclat du poignard. L’araignée tatouée sur son bras. Fils jaloux de ma nourrice. Le dernier préféré des jeux et des genoux. Qui me donne quittance par cette mort du détournement de l’amour d’une mère, de l’usurpation de ma place. Il ne m’avait jamais caché sa haine. Esclavage, grande plaie de l’Afrique, lèvre béante, cri muet, tu as refermé tes mâchoires jaunes. Armée de maléfices, ta patiente et parfaite vengeance a sonné sur nos terres. Aux abords des plantations, des granges brûlent. Dans la nuit sans défense, des ombres se balancent. On a empoisonné les chiens.
Dans la grande maison qui craque, j’ai étendu sur le lit mon amour dans la robe blanche des beaux jours. Je prends contre mon cœur cette main inerte qui pend sur le rebord du lit. Muré dans ma douleur muette. La folie des tropismes t’a arrachée de force, emportant ton secret. Sur le point des adieux, on te rend les honneurs. Je taille dans la même toile ta dernière chemise, la voile et le linceul. Je suis sourd aux appels qui me demandent d’oublier et de punir, de poursuivre ma tâche sur cette île. Je ne dois plus rien à quiconque.
Le vent se lève. J’ai confié ton cadavre pétrifié aux traditions des gens de mer. Ils emportent au large la barque où tu reposes, garnie de fleurs odorantes et de branchages. Au large bientôt tu disparais dans le lit du brasier. Sur le quai, ils sont des centaines, cierge à la main, de l’autre protégeant la flamme, femmes en chemises, hommes aux visages recueillis, à chanter. Je me souviens d’une mélancolique et si lente villanelle. La goélette qui danse sur une mer teintée de pourpre m’attend pour un dernier départ. Je serre dans ma main ta perle.
Dans les colères océanes
une longue barque à sombré
elle emporte mon seul amour.
Les anges plongent à sa suite
à la recherche d’un enfant
dans les colères océanes.
Cette barque qui monte au ciel
pleine de regrets, de courroux
elle emporte mon seul amour.
Au printemps des couronnes blanches
sont jetées au vent de l’étrave
dans les colères océanes
qui emportent mon seul amour.
Mère, en lisant ces lignes vous saurez qu’une aube me raccompagne vers l’Occident. Je porte en moi le souvenir d’un parfum désolé dans le reflet des pierres grises. Je reprends ma marche funèbre aux confins inondés de ma petite enfance où je reviens vous saluer. Comme autrefois, alors que nous vivions à Nice.
J’ai invité des souvenirs, mais aujourd’hui je n’entends plus rien au créole. Pays rentré, je subis tes automnes et ta langue. Mes pas se perdent dans l’ombre fraîche des fougères. Le front de mer se poudre de lavande et d’ajoncs dispersés. Je parle à des chevaux qui transportent des malles. Ils hochent de la tête puis, las de mes histoires, grattent du pied pour repartir. Vieux chevaux recouverts d’une bâche. Patience sous les pluies imprévues.