Oiseau de nuit
sideburns
Une tâche noire tremblotait sur le sol argileux. Un reflet ambigu donnait à cette flaque un mauvais rôle de miroir. En y posant son regard un long moment, on pouvait deviner une silhouette légèrement mourante. Pour autant, rien ne pouvait assurer qu'un corps bougeait effectivement. D'abord, parce que de minuscules vaguelettes ondulaient concentriquement et de plus en plus faiblement sur toute la surface liquoreuse. L'origine de ce tsunami microscopique provenait de la chute irrégulière de gouttelettes noires, s'ajoutant à la masse déjà présente. Le point d'impact était toujours le même, invisible et d'une provenance mystérieuse. Un calcul rigoureux et scientifique offrirait sûrement le résultat d'une variable : la distance entre le point d'origine et celui d'arrivée. Le son provoqué devenait insupportable dans l'atmosphère sinistre qui régnait, et prenait une ampleur démesurée.
Ensuite, parce que l'œil est altéré face à une image floue et va bien vite lui trouver un dynamisme qui n'existe pas. Il va même aller chercher dans le plan les traits singuliers d'un volume, faisant sortir d'une marre un personnage des plus réels. Au moment précis où une nouvelle gouttelette se fondait aux autres, un hululement se fit entendre.
La chouette était immobile, bien droite, les serres ancrées dans son écorce fidèle. Seules les yeux se déplaçaient sans cesse, ne perdant rien au spectacle qu'offrait la nuit sans lune. Chaque mouvement, aussi éphémère soit il, la concernait et semblait lui raconter on ne sait quelle histoire. Ce soir, ses yeux étaient irrégulièrement mais fréquemment happés vers le sol, à côté du chêne centenaire voisin au sien. La chouette était sur ses gardes car, même s'il était immobile depuis le couché du soleil, l'homme restait sur son territoire...
Il se trouvait là depuis de longues heures, rien ne lui passait par la tête sinon une vague douleur à la lèvre inférieure. Il ne sentait ni le froid, ni la fatigue ; la faim non plus. Depuis qu'il avait pris sa position assise, les jambes croisées, il n'avait bougé absolument aucune partie de son corps. Si le lieu avait été propice aux baladeurs, ils auraient simplement cru à une statue sculptée dans une souche et enracinée depuis lors. Mais c'était bel et bien un homme vivant qui se trouvait là, en proie à la fascination, car son regard n'avait pas quitté la flaque noire sous son visage, et ses oreilles n'avaient manqué aucuns cliquetis émanant de chaque goutte de sang fuyant sa bouche tuméfiée. Ce qu'il observait maintenant était bien loin de sa vision uniformément noire de départ.
Les premiers traits difficilement perceptibles laissaient clairement apparaître la forme d'une silhouette humaine, vide dans un premier temps. Mais il vit rapidement et très nettement se dessiner les traits d'un visage, un visage lisse. Non pas à cause de sa matière d'origine, puisqu'elle n'existait plus, mais parce qu'il était sans trait, sans ride, sans passé en quelque sorte, mais pas sans vie car il assistait à sa naissance, à sa renaissance peut-être...
La chouette tourna la tête brusquement, brisant son immobilisme, prête à s'envoler au premier danger. L'homme était toujours là mais il avait relevé la tête, bousculant la symphonie naturelle, changeant la note donnée par la mare, et à laquelle elle s'était habituée. Après quelques secondes, le temps pour elle d'habituer son œil et son oreille au nouveau spectacle, elle reprit sa position de gargouille.
Comme il l'avait pensé depuis le début, la flaque n'était qu'un faux miroir, un faux semblant jouant formidablement son rôle de masque. Mais le masque était tombé et tout devenait limpide. La silhouette au-dessus de la masse liquoreuse laissait apparaître les traits fins d'une jeune femme sur laquelle ondulait une robe légère sur les courbes de ses seins et de ses hanches. Il la dessina entièrement des yeux, les remontant plein d'angoisse des pieds vers le visage. Visage qu'il reconnut immédiatement, étant celui de la femme inerte, allongée près de lui. Celle-là même qui s'était déchargée de sa substance quelques heures auparavant, formant ainsi cette flaque qu'il n'avait cessé de fixer. C'était elle, il en était sûr, elle revenait pour lui, elle lui pardonnait tout, elle savait très bien qu'il était impulsif, qu'il pouvait devenir agressif, violent. C'était arrivé plusieurs fois, mais pour chacune il lui avait expliqué et elle avait comprit. Elle avait mis du temps à prendre conscience que c'était pour son bien. Elle était là, belle comme un oiseau de nuit, qui gâchait sa vie dans toutes ses croyances sociétales stupides. Mais il avait vite réagit et l'avait sorti de tout ça pour lui faire découvrir la véritable vie, loin des autres. Bien sûr il avait fallu l'en convaincre, elle était complètement aveuglée par ce système merdique qui l'avait fécondée.
Il a fallu du temps, des larmes, du sang, mais elle a finalement compris. En définitive, il lui a fait confiance, il l'a détachée de son tronc, prêt à vivre dans l'harmonie, à s'accorder des regards sincères, laissant l'autre voir son intérieur, ses tripes, tout ce qu'il est. Mais elle a refusé, elle a rompu sa confiance, elle ne s'est pas ouverte, elle a voulu fuir, il l'a rattrapé, il lui a expliqué, il l'a convaincue, par les larmes, par le sang, et enfin il l'a vue, à l'intérieur, ses tripes, tout ce qu'elle est. Pourtant il n'en a profité que quelques minutes, s'est assis, a croisé les jambes, et a regardé la flaque noire, le masque. Il était tombé et elle revenait pour lui, ses cheveux ondulants, son nez épaté, sa bouche pulpeuse. Il allait enfin pouvoir revoir ses yeux, dans lesquels il rêvait de tant de choses.
Les yeux qu'il voyait lui paraissaient être à l'image des siens, infiniment tristes, couverts d'une épaisse couche aqueuse qui s'effondra d'un coup, se reformant pour s'effondrer à nouveau. Tout ce qu'il avait fait dans sa vie c'était chercher le bonheur, le sien, celui qui lui convenait. Et il y avait mis toutes ses forces, toute sa rage. Elle avait tout gâché au dernier moment...
Mais maintenant qu'elle était revenue, il était heureux, il pouvait bien rester là le restant de ses jours, à regarder l'âme de celle qu'il avait tant aimée.
Tout autour du visage féminin, ses cheveux se mirent à tournoyer de plus en plus vite et semblèrent changer d'aspect. Les filaments devinrent plus épais et laissèrent traîner sur leur sillage un long sifflement, comme lorsqu'on vous susurre à l'oreille de ce chuchotement qui dévore les voyelles. L'homme ne vit pas s'ajouter au regard qui le fascinait de dizaines de petits yeux globuleux, points finaux de longs et fins serpents qui couvrirent soudainement le visage de la femme, et exaucèrent aussi vite le vœu de l'homme en face.
La chouette sursauta, lâchant pour un moment son écorce fidèle d'une serre. Un cri perçait la nouvelle harmonie. Il sortait de la bouche de l'homme, à genoux sur le sol. Puis plus rien. L'homme resta de nouveau immobile, la flaque cessa d'être instrument, et les yeux de la chouette ne furent plus jamais attirés vers le sol, à côté du chêne centenaire, voisin au sien.