Oiseaux de nuit

Muriel Guigo

Une rencontre dans un bar newyorkais à l'heure où la cité est endormie.

La nuit est tombée depuis un moment déjà sur cette froide journée d'hiver. Elle a renvoyé dans ses foyers de ce quartier populaire de New York, sa population de lève-tôt. Bureaucrates libérés des hautes tours,  kiosquiers affairés, mettant de côté les invendus de la journée pour leur enlèvement aux premières heures de l'aube. Des cireurs fourbus côtoient des marchands ambulants et grillent solidaires les dernières cigarettes de la journée. Des mères pressées traînent leurs garnements emmitouflés.

S'ajoutent alors aux lumières de la cité, par intermittence et au fur et à mesure que chacun regagne qui sa chambre, qui son appartement, d'autres signaux lumineux qui animent les façades des immeubles de nouveau habités. Témoins de vies ordinaires de travailleurs plus ou moins bien lotis dans ce faubourg délaissé par les pouvoirs publics et qui s'affairent, à présent, aux activités domestiques dans l'intimité de logis gardant jalousement leurs secrets.

La cité désertée de son chaland diurne habituel, a laissé place à une population de noctambules ; marins remontant des docks venus dépenser leur gain quotidien, traînards insomniaques ou indigents en quête de rapines aux abords des bars de nuit qui peuplent les quartiers en mal d'espérance.

Après une longue déambulation, le froid comme une tenaille me pousse dans l'un de ces bars à l'atmosphère glauque. Je m'y engouffre poussé par une bourrasque qui vient rafraîchir l'air confiné et saturé d'odeurs d'alcool et de volutes de fumée. Quelques visages patibulaires se retournent sur mon passage. Les conversations s'arrêtent un instant puis reprennent de plus belle leur cours dans un flot continu et inintelligible, au son d'une musique lancinante provenant d'un rutilant et solitaire jukebox Seeburg.

Je me fais servir un bourbon vingt ans d'âge que j'avale d'un trait. La chaleur de l'alcool se diffuse dans chaque partie de mon corps comme un poison bienfaisant et détend un à un mes muscles contractés. J'aperçois alors accoudée au zinc une jeune femme qui semble être une habituée des lieux. Vêtue d'une robe rouge fourreau qui met en valeur sa ligne svelte, elle sirote nonchalamment un gin tonic et échange, sans plus se soucier des allées et venues d'une clientèle hétéroclite, quelques propos avec le barman.

-C'est drôle comme l'on se plait à deviner quels passés se cachent derrière un visage. Sans aucun doute, l'arrière petite fille d'immigrants irlandais vu sa chevelure flamboyante, sa peau laiteuse et son regard d'azur. Tiens, il me semble qu'elle a évoqué le répertoire de Julie London. J'adore cette crooneuse à la voix suave et sensuelle. J'en mettrai ma main à couper, cette fille fait le show ce soir.

Il y a une scène au fond de la salle où j'aperçois un micro sur pied et un piano. Je suis captif de cette apparition à la beauté naturelle ; libre de tout préjugé, elle évolue avec une grâce infinie dans cet endroit peuplé d'hommes qui semblent la connaître et la respectent.

Il faut que j'engage la conversation avant qu'elle ne disparaisse.

-Bonsoir, j'ai cru entendre que vous chantiez ce soir ? 

Elle simple et avenante (je ne me suis pas trompé) : 

- Oui c'est mon dernier show. La salle se remplit bien. Beaucoup d'habitués.

Moi (des picotements dans la cage thoracique)

- Quel heureux hasard m'a poussé à prendre un verre ici ! Vous allez chanter "cry me a river" ?

Elle avec des étincelles dans les yeux :

- Oui bien sûr, c'est dans mon répertoire.

Moi (conquis, sous le charme, des étoiles dans les yeux....)

- C'est l'une de mes musiques préférées. Je suis moi-même musicien. 

- Laissez moi deviner. Puis-je voir vos mains ? Piano ?

- Dans le mille !

- Moi c'est Stella....

Une annonce au micro rompt le charme. L'artiste est attendue. Le show va commencer d'un instant à l'autre.

Le public arrive et prend place, la salle se remplit d'un raffut de chaises que l'on traîne, de tables que l'on pousse, de rires et de verres qui s'entrechoquent. La scène devient le centre d'attraction où se tournent tous les regards. L'orchestre composé d'un piano Steinway et de cuivres rutilants se met en place. Plus un bruit, les plafonniers s'assombrissent et confèrent une lumière tamisée aux lieux, seule une poursuite braque son faisceau lumineux sur la belle irlandaise qui prend place et entonne son premier morceau.

Installé à bonne distance de la scène, le cœur battant comme s'il s'agissait de moi en représentation, je n'ai d'yeux que pour elle. Le swing fait chavirer la salle entière. Stella, enchaîne les morceaux avec maestria. Les musiciens font corps avec la diva, moment jubilatoire. Nous sommes tous sous le charme de son grain de voix, grave et chaud, de sa dégaine élégante et féline.

A la fin du récital, épuisée mais rayonnante Stella quitte un moment la scène après avoir chanté "Bye bye blackbird". Le public survolté en redemande et lui fait une standing ovation. Elle réapparaît enfin après une salve d'applaudissements, de sifflets et de chaussures tambourinant le sol. Au pied levé, portée par ses musiciens, Stella fait un bœuf sur des rythmes syncopés de jazz qui balancent bien.

Moi dans l'ombre, je n'ai qu'une seule envie : rejoindre le groupe. Mes doigts frémissent d'envie de courir sur le clavier et de donner la réplique à cette femme envoutante. Je me rapproche du pianiste luisant de sueur et lui offre une pinte de bière qu'il engloutit reconnaissant, avec avidité. Dans la folie ambiante d'une salle surchauffée, j'en profite pour prendre possession du clavier et, sous les yeux médusés du big band, instaure un dialogue musical entre elle et moi, fait de pauses et de soupirs, de silences où nos regards s'accrochent entre trois croches.






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