On a frôlé la vie !
northern-lights
- On a frôlé la mort cette fois, Andrea !
Il y a un soupçon de sourire sous son reproche. Il attrape sa main. Le velours de sa peau l'apaise.
- Je dirais plutôt qu'on a frôlé la vie. (1)
Et il l'entraîne, avalant la rue, dans la nuit épaisse. Le brouillard tombe en coton sur la ville, et les deux fugitifs s'enfuient. Fugitifs de la vie. Parce qu'ils l'ont prise à contre-courant, parce qu'ils braquent l'essence même de la survie chaque jour. Et que chaque carré sur le calendrier devient matière vivante à mémoriser.
- Attends ! lui crie-t-elle, alors que ses cheveux se fondent avec le ciel d'encre, qui se tend vers l'ocre.
D'ailleurs, il se retourne, rejetant en arrière les mèches désordonnées de sa chevelure qui a trop poussé.
- Tu es fatiguée, Jude ?
Une légère provocation borde son interrogation, couverture espiègle. Mais le stratagème est le bon. Elle se remet à courir. Le double.
- Jamais !
- Non, attends !
Il intercepte sa main. Elle a des iris en points d'interrogation quand elle virevolte vers lui.
- On va par là.
Pour elle, peu importe. Il est son unique boussole. Celui avec lequel elle dérobe un peu plus à cette existence. Avec qui elle rend unique chaque gramme d'ordinaire. Avec qui elle chasse le commun des habitudes, l'insignifiant du normal, le vulgaire du quelconque.
- Si tu veux.
- Tu es belle comme une comète.
Il a lâché ça dans un murmure sucré. Elle voit ses yeux remplis de soleils noirs ; mais c'est sur le bitume désert qu'elle laisse s'érafler son regard.
- Tu mens. Tu n'en as jamais vu.
Mais son objection camoufle mal le feu chatoyant et farouche de ses joues. C'est pour ça qu'elle ne le regarde pas.
Ils marchent à présent, mais Andrea a un pas plein d'impatience.
- Crois ce que tu veux.
- Où m'emmènes-tu ?
Il hausse les épaules et glisse un châle bordeaux sur les épaules nues de Jude. L'aube approche, plein d'incertitudes bariolées de ces couleurs tranchantes, et les températures chutent. Mais ils n'ont pas froid. Le mercure entre eux se brûle les ailes au zénith de l'adrénaline.
- Là où on sera vivants pour de vrai.
Il a ce timbre qui appartient aux héros des contes fantastiques. Parfois, elle a peur qu'il ne disparaisse d'un seul coup, comme une chimère.
Elle ne répond pas. Le silence chaleureux est bien la meilleure approbation.
- Voilà, c'est là.
Ils sont au sommeil de la falaise. Au sommet de la ville que l'horizon garde encore dans les couleurs pluvieuses de l'aube prématurée. Mais, là-haut, les premières phalanges dorées effilochent déjà leurs visages. Leurs traits, si âgés déjà de bien des façons, et pourtant si juvéniles. Il se tourne vers elle. Les prunelles saturées de lunes étincelantes, et des éclats de cristal sur son sourire. Il effleure, d'une caresse douce et fragile comme les ailes d'un papillon, ses tâches de rousseur.
- Alors, c'est là que nous allons être vivants pour toujours ?
Il secoue la tête. Désigne le bord du précipice dans un souffle d'appréhension.
- Tu veux qu'on saute ?
Pour toute réponse, il attrape sa main et entrelace leurs doigts. Ils ont toujours galopé vers l'existence à l'état brut. Ont pourchassé sans relâche son essence pure. L'ont toujours frôlé, dans l'inconscience, dans la pudeur d'une intimité confuse entre vivre et exister. Mais andrea est résolu. Et secrètement, il sait que sa complice est aussi amoureuse de l'expérience qu'il l'est lui. Elle sert sa main. Ça vaut mille autorisations.
Il l'emmène au bord, là tout près du vide, qu'elle sent vertigineux.
- Lorsque le soleil apparaîtra, intime-t-il, sur le ton de la confidence, alors qu'ils sont seuls.
Seuls, mais ensemble.
Elle se tient sur l'ourlée de son existence. Sur la côte d'un océan qu'elle a rêvé si souvent, au travers des fenêtres trop étroites. Elle n'a pas peur. Elle sent, dans son oxygène, le carburant même de ce qu'est la vie.
- Prête, Jude ?
- Prête, Andrea.
Ils échangent un regard, un dernier, et jettent leurs ancres au fond des pupilles de l'autre. Pour ne pas se perdre en mer. Et le premier rayon déchire l'obscurité. Sur l'horizon, c'est une blessure au cutter, qui cisaille les ténèbres. Il bascule en arrière, comme un rocking chair, et l'entraîne dans une chute de plus.
La dernière.
Il y a ces secondes pâles d'apesanteur, qui se chargent d'une électricité foudroyante. L'adrénaline. Et les deux adolescents, devenus anges pillards de sensations, devinrent à jamais les pirates de leur longue (et pourtant si courte) traversée dans l'existence.
Ils n'avaient jamais eu peur de défier les règles.
Parce que mourir demeure la meilleure façon de prouver qu'on est en vie.
(1) bien sûr, l'expression « on a frôlé la vie » est une réplique du film culte « Fight Club ».