"On s’est tous tenu les mains jusqu’au bout" 

My Martin

Notre bateau est "cassé" 

Calais. Départs de migrants vers le Royaume-Uni 

 

Plusieurs membres du CROSS (centre de secours en Manche) soulignent la hausse du nombre d'opérations de sauvetage et le manque de moyens pour les assurer 
 

Décembre 2021. Nicolas H., administrateur des affaires maritimes. « Le dispositif mis en place par l'État est le suivant : deux moyens nautiques et un moyen aérien. Il y a parfois 30 à 50 embarcations sur l'eau. C'est largement insuffisant. » 
 


 

Depuis de nombreuses années, les migrants ne demandent pas à rester en France, pourtant pays réputé plus généreux (au moins sur le plan des urgences sociales -hébergements, soins) que le Royaume-Uni 

Malgré le Brexit, la situation économique et les perspectives incertaines, au Royaume-Uni 
 

Au Royaume-Uni, il est plus facile de trouver du travail, tout d'abord dans le secteur informel. Pas vraiment attesté -en comparaison avec l'activité en France, des sans-papiers 
 

Souhait de rapprochement familial (famille au Royaume-Uni) 
 

Tous les migrants ne parlent pas bien l'anglais ; ils savent cependant, leur parcours migratoire en témoigne, que l'anglais est une langue internationale 
 

Outre-manche, les contrôles d'identité sont bien moins répandus qu'en France ; il est aisé de vivre là-bas, sans papiers 
 

Calais, dernière étape par small boats vers le Royaume-Uni. Compliqué, dangereux, onéreux. Pour justifier le coût, les discours des passeurs (mafias albanaises) font craindre la prise en charge en France. Faire rêver du Royaume-Uni 
 

"Si tu acceptes de rester en France, tu ne pourras plus partir." 

"Si tu es pris en France, tu seras plus facilement expulsé qu'au Royaume-Uni." 
 


 

Mercredi 23 novembre 2022. Calais, des migrants. Une dizaine d'hommes se réchauffent autour d'un feu. La pluie passe à travers la bâche 
 

Depuis un mois, Tony vit ici. Il a fui le Nigeria. Il a déjà tenté plusieurs fois la traversée 
 

"J'ai essayé trois fois mais on nous a stoppés. Mon ami a essayé dix fois. Je n'abandonnerai pas. Parfois vous êtes dans une situation si dure, vous n'avez pas d'autre choix. Vous avez envie d'une vie normale, d'un avenir meilleur pour vous et vos enfants 

Les gens meurent, je sais. Mais j'ai espoir qu'un jour, on y arrivera. Je ne sais pas quand, ni comment. Mais un jour peut-être... Et si je dois mourir en essayant, tant pis." 
 


 

Littoral français, Côte d'Opale. Campements informels -sans eau, sans électricité, sans droits 
 

Ils ont entre 6 et 59 ans 

 

Pshtiwan, Shakar, Fikiru, Twana, Mubin, Mhabad, Rezhwan, Mohammed, Kazhal, Hadiya, Maryam, ... 
 

Afghanistan, Érythrée, Éthiopie, Irak, Iran, Égypte, Somalie, Vietnam, ... 
 

Mardi 23 novembre 2021. 22 heures. Le "small boat" (embarcation pneumatique) quitte les côtes françaises. A 33 km, les côtes anglaises  
 


 

Nuit du mardi 23 au mercredi 24 novembre 2021. 1 heure 48. Premier appel au 196, numéro d'urgence pour les secours en mer 

Pas-de-Calais. Préfecture maritime de la Manche et la mer du Nord. Base Navale de Cherbourg (Manche) 

Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Gris-Nez -composé de militaires. Chargé d'organiser les secours des embarcations en difficulté dans la traversée vers le Royaume-Uni 
 

Échanges en anglais. Une langue que maîtrisent les Kurdes irakiens présents sur le bateau et l'officier de permanence au CROSS Gris-Nez 
 

Les migrants expliquent. Ils sont trente-trois à bord. Leur bateau est "cassé" 
 

A dix-huit reprises, les migrants en perdition appellent les secours français (le CROSS). Le 15, Service d'aide médicale urgente (SAMU) 

A six reprises, ils envoient leur géolocalisation, via la messagerie instantanée WhatsApp 
 

Les migrants contactent les secours britanniques (Douvres), qui leur disent d'appeler les Français. Les Français leur disent d'appeler les Anglais 
 

« 2 heures 05. Le canot est localisé côté français » 
 

2 heures 28. Le CROSS confirme. L'embarcation dérive, passe dans les eaux territoriales britanniques 
 

4 heures 15. Le tanker Oil/Chemical "Concerto" (pavillon de Singapour) passe à proximité. Les migrants crient. Repérés 

Le " Concerto" demande au CROSS. Doit-il intervenir ? 

« Non, ce n'est pas la peine. » Le patrouilleur français, le « Flamant », est en route 
 

Entre 2 heures 43 et 4 heures 22. Les passagers appellent les secours français 

Le CROSS assure aux naufragés qu'ils se trouvent dans les eaux britanniques 

A plusieurs reprises, le CROSS contacte les garde-côtes britanniques 
 

"Allo 

Oui 

Au secours s'il vous plaît, je suis dans l'eau 

Oui mais vous êtes dans les eaux anglaises 

Non non pas les eaux anglaises, les eaux françaises. S'il vous plaît pouvez-vous venir vite ? 

Non non vous êtes dans les eau anglaises. Attendez, je vous confie à la garde côtière anglaise"  

 

Compte rendu du CROSS « Conversation coupée, suite arrivée du patrouilleur anglais "Valiant" (pas de certitude). » 
 

Mention « Secouru » 
 

Ni le "Flamant", ni le "Valiant", n'ont porté secours aux migrants 
 


 

Mercredi 24 novembre 2021. 13 heures 49. Détroit du Pas-de-Calais, à proximité des eaux anglaises 

Dans les eaux françaises  
 

Le chalutier "Saint-Jacques II" Boulogne-sur-Mer est en pêche 

A la passerelle, le second, Karl Maquinghen (37 ans. Marin pêcheur depuis 21 ans). Canal 16 de la radio VHF, il prévient le CROSS  
 

« Une quinzaine de corps flottaient sur un rayon de 500 mètres, comme "Titanic", mais ce n'était pas du cinéma. » 
 

« J'ai vu des gens morts, des enfants… Ça nous restera. Si on était arrivés cinq ou dix minutes avant, on aurait peut-être pu les sauver. » 
 

« Ça fait un an que ça dure. Cet été, on a vu un Zodiac avec une quarantaine de personnes se mettre contre notre bateau. Ils disaient “Prenez nos enfants ! Prenez nos enfants !” Et on ne peut rien faire. Tous mes hommes pleuraient. » 
 

« On se dit qu'il faut vraiment être au bout de sa vie pour risquer celle de ses enfants. On est tous pères de famille, on a mal au cœur pour eux. » 
 


 

Vingt-sept corps. Dix-sept hommes, sept femmes, trois enfants. Quatre migrants portés disparus  
 

Seuls, en hypothermie, sont sauvés 
 

un Somalien, Mohammed Isa Omar (28 ans) 
 

et un jeune berger Kurde irakien, Mohammed Shekha Ahmad (21 ans). Il partait en Angleterre pour trouver l'argent nécessaire au traitement de sa sœur malade 
 

"On s'est tous tenu les mains jusqu'au bout" 

  

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