On s'habitue à tout
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On s'habitue à tout.
Le bonheur est un état doucereux dans lequel on tombe jusqu'à l'overdose, jusqu'à ne plus pouvoir l'encaisser, jusqu'à exploser.
La colère est une source dans laquelle on puise malgré les gisements déjà fortement entamés, malgré la fatigue, malgré l'abattement dans lequel cela nous plonge.
La douleur, elle, est inextinguible.
Contrairement au bonheur, on n'en sort jamais. Contrairement à la colère, elle ne s'éteint jamais. La douleur est un puits sans fond qu'on creuse un peu plus chaque jour. Même lorsqu'on pense en sortir, on s'enlise jusqu'aux tréfonds de nous-mêmes. Même lorsqu'on pense ne pas pouvoir tomber plus bas, on pénètre une nouvelle couche de l'enfer. Même lorsqu'on pense ne plus pouvoir tenir, on se lève le lendemain.
Parce qu'on n'a pas le choix. Parce qu'il faut continuer à donner le change. Parce qu'on est habitués.
Il n'existe pas de remèdes à cet état des faits. Il n'y a pas de remède à la vie. Alors on maudit nos géniteurs, on s'interdit toute descendance. Comment donner la vie quand on n'est pas capable de la vivre ? Comment profiter de la vie quand on n'est au bord de se l'ôter ? Acte de lâcheté ou folle bravoure de tenter tout de même l'expérience ? Qualifierait-on cela d'espoir indéfectible que de se lever chaque matin, de travestir la réalité, de sourire malgré les larmes, imaginant naïvement un juste retour des choses ?
J'ai le cœur brisé, peut-être trouverais-je le vrai amour. Je suis au chômage, peut-être trouverais-je un emploi. Je suis endetté, peut-être gagnerais-je au loto. Je suis seul, peut-être trouverais-je une âme avec qui partager ma peine.
Peut-être, peut-être, peut-être. Le support de l'espoir. La pente vers le désespoir, l'aboulie, la mort.
Et il y a ceux qui ont tout vu, tout vécu, qui possèdent la science infuse et les solutions miracles. Ceux à qui on s'est habitués, en dépit de la haine qu'ils nous inspirent.
Tu cherches l'amour, commence par sortir de chez toi. Tu cherches un boulot, sors-toi les doigts du cul et va frapper à toutes les portes. Tu veux des thunes, travaille plus. T'es seul, fais-toi des amis.
On vit dans un monde d'incompréhension, entourés d'imbéciles heureux à qui tout sourit et qui se croient intouchables, jusqu'à ce qu'ils tombent de leur piédestal et se retrouvent à ranger dans la fange comme toi. On vit dans un monde d'injustice où les riches te regardent de haut et retroussent le nez quand ils te croisent, comme s'ils sentaient physiquement la merde dans laquelle tu patauges, et où les pauvres se battent bec et ongles pour un quignon de pain alors que l'état leur offre de quoi s'acheter du champagne et du foie gras. On vit dans un monde d'hypocrisie où ton voisin te sourit le matin et appelle les keufs le soir sous prétexte que tu fais un peu trop de bruit, où ton patron te complimente pour mieux te virer, où tes amis t'enlacent pour mieux te poignarder.
On ne vit plus, on survit. Mais tout le monde se voile la face.
Quand tu essaies de faire preuve de sérieux et t'ouvres un tant soit peu, les moqueries fusent. Alors oui, on devient aigri. Oui, on devient solitaire. Oui, on devient con. Mais c'est normal, c'est juste une habitude.
On rêve de félicité, de plénitude, d'utopie. Pourtant l'Eldorado est mort. Ne reste plus que le cimetière de nos rêves, tout aussi desséché et peu ragoutant que nos vies. Tout aussi lugubre et insalubre que notre avenir.
On s'accroche dès lors à de petites habitudes qu'on a fermement ancrées dans nos vies. Promener son chien, lire un bon livre, profiter de la caresse du soleil sur sa peau, échanger quelques mots avec son buraliste, boire un verre entre amis. Autant dire, tout ce qui est susceptible de s'écrouler tel un château de cartes au moindre souffle impétueux de vent. Car rien n'est éternel.
Tu te voyais finir ta vie avec cette personne, pourtant elle t'a quitté, t'a abandonné, t'a piétiné le cœur pour en envoyer paître les morceaux aux quatre coins du monde. Tu te voyais aller jusqu'à la retraite dans cette boîte, faire le boulot que tu aimes, entouré de collègues qui te boostent, pourtant on t'a poussé vers la porte, te forçant à fuir pour ne pas tomber dans la folie. Tu te voyais retaper cette maison que tu as acheté, en faire le nid douillet dont tu rêvais, pourtant tu dois t'en aller, retourner chez tes parents, économiser pour un trou à rats car les créanciers sont sur ton dos et n'auront de cesse qu'une fois qu'ils auront sucé jusqu'à la moindre goutte de ta moelle.
Et dans tous les cas, on finira notre vie de la même façon : dans une boîte, six pieds sous terre.
On s'habitue à l'incertitude, cette déchirure béante dans laquelle sillonne un chemin escarpé entre l'espoir et l'aboulie. On s'habitude au rejet, malgré la petitesse que ton existence revêt brutalement, malgré l'étau qui t'enserre brusquement, malgré la souffrance qui t'étreint violemment. On s'habitue à l'absence, malgré la douleur que cela entraîne, malgré le manque que cela produit, malgré les questions que cela suscite.
Dans ces périodes creuses, on ne pose et on fait le point sur notre vie. Une lente et pénible introspection s'en suit, faite de révélations douloureuses et malsaines, fructueuses et encourageantes. Es-tu ce genre de personne ? Combien as-tu changé ? Dans quel sens ? Qu'est devenue ta vie ? Quels sont tes rêves ? Les as-tu réalisés ? Qu'as-tu accompli ? T'aimes-tu ?
Parfois la réponse n'est pas celle qu'on espérait. Parfois on préfère se réfugier dans le mensonge, dans un sursaut de protection fallacieux et vicieux. Pour ne pas voir son cœur exploser en flammes. Pour ne pas sentir son âme se briser en mille morceaux. Pour ne pas subir la putréfaction inévitable de son corps. On repousse l'échéance de mille façons différentes, car ne vous leurrez pas : la vérité éclate toujours.
Tu caches ta maîtresse à la copine, elle l'apprend et te fout à la porte – te saute à la gorge – te fait subir les pires outrages. Tu caches la perte de ton emploi à ta moitié, elle l'apprend et te dénigre en une vindicte houleuse – te pousse à des extrêmes terrifiantes – te quitte et t'abandonne à ton triste sort. Tu caches tes magouilles à tes proches, ils l'apprennent et te dénoncent – te poussent plus profondément dans l'entourloupe sans se soucier des conséquences que cela entraîne pour toi – partent sans un regard en arrière dans une attitude pleine de déni.
On cherche l'amnistie comme un besoin vital. Certains la trouvent dans l'alcool, la drogue, la débauche. Le temps d'un instant, on leur octroie l'illusion d'un infime infini. Puis la chute survient, toujours plus douloureuse, toujours plus brutale. Mais ils sont habitués.
On prend la vie pour acquise, mais on peut tout perdre du jour au lendemain. Son amour, ses amis, son travail, son argent, sa maison, sa famille – la vie. Alors on devient mélancolique, on devient dépressif, on devient suicidaire. On cherche un exécutoire dans lequel jeter pêle-mêle toute cette habitude malsaine qui nous englue.
Car survivre ne devrait pas être une habitude. Le positif devrait l'emporter sur le négatif. Le verre devrait être à moitié plein. Les ténèbres devraient s'éclaircir à notre approche.
Néanmoins on s'est habitués à l'obscurité, à la solitude, à la souffrance. Et nous ne sommes pas les seuls.
On vit dans un monde où la solitude est ancrée alors qu'à côté de nous gisent les cendres des espoirs d'autres personnes, les squelettes des rêves d'autres hommes, les restes putrides d'autres âmes. On se met des œillères pour se complaire de sa propre misère car celle du monde est trop intense, trop vibrante, trop malsaine pour y penser.
Car songer aux malheurs d'autrui, aux ruines fumantes de la terre, aux cris d'alerte de la nature est intoxicant. Ça nous prend à la gorge, nous malaxe dans un moule de médiocrité et d'hypocrisie, nous arrache les bribes insalubres de nos cœurs. Ca nous étouffe et nous tue un peu plus chaque jour. Pourtant on s'y est habitués.
On appuie sur le réveil chaque matin même si on rêve de le balancer contre un mur. On stagne sous la douche même si on rêve de se noyer. Et on se montre poli et jovial, respectueux et motivé, même si on rêve de meurtres.
Parce que dans la force de l'habitude, il y a la puissance de l'espoir.
On sait qu'on va tomber, on sait qu'on va souffrir, on sait qu'on va se détruire, mais toujours, toujours on se relèvera pour retomber dans ce cercle vicieux. Tous les matins on se lèvera avec l'espoir infinitésimal d'un changement. Car la moindre goutte d'eau peut modifier le cours de notre existence.
Peut-être aujourd'hui vais-je rencontrer quelqu'un, peut-être la personne que j'apprécie va enfin me voir, peut-être mon ex va-t-il se souvenir de moi. Peut-être aujourd'hui vais-je trouver du travail, peut-être aurais-je droit à un entretien, peut-être Pôle Emploi va-t-il m'appeler pour me proposer le job de mes rêves. Peut-être aujourd'hui aurais-je une augmentation, peut-être vais-je être chanceux, peut-être toucherais-je un héritage lointain d'un parent inconnu.
Tous ces scénarios qui nous passent par la tête sans jamais réellement se concrétiser. Nous laissant hagards et harassés, perclus et pervertis – désespérés. Jusqu'à ce qu'on s'habitue au fait qu'il ne nous reste que cela : l'habitude.
Car on s'habitue aux fausses promesses, aux mensonges, aux non-dits. On s'habitue à la perte, à l'horreur, à la mort. On s'habitue à la folie, aux sourires, à la joie.
On s'habitue à la vie.