On the road again
Sylvain Kornowski
Peur de rien, j’te dis ! ils savent pas, eux, ce que ça coûte de se consacrer à ça… T’es là comme un con à réparer des caisses, des motos, des scooters, toute la journée, t’en vois passer des grosses cylindrées, avec de gros bourins pour les conduire, mais tu t’en fous, tu les regardes, tu te marres… Eux, ils ont quoi ? Des Suzuki, des Yamaha, des Ducatti, des Honda ? C’est pas ça, la vraie vie !
Le soir, je prenais mon p’tit bus, je faisais ma p’tite marche à pied, les passants, ils m’regardaient bizarre, tu vois, comme si mes mains graisseuses et noires, ça leur posait problème. Je rentrais, le même appart’ depuis vingt ans, ouais, mon gars, vingt ans ! J’m’en fous, je savais ce que je voulais, je rigolais, des fois même que ça devait s’entendre, mais t’inquiète, y’avait pas que ça qui s’entendait, dès que je rentrais, je mettais ma musique à fond ! Et vas-y que je commence par un Joplin bien sensuel, j’enchaînais avec les Stooges et vas-y que je me déhanche dans ma p’tite cuisine, en cassant mes deux œufs au plat, mon repas du soir, le même depuis vingt ans, eh ouais ! Putain, mais au moins, la sono, c’est pas de la merde, cent-vingt watts ! Alors, quand je lance « La Grange », laisse-moi te dire que les murs tremblent, ils s’imprègnent, ils fondent… et après deux, trois, ou les mauvais soirs, quatre morceaux de ma musique, je suis plus là, je suis plus dans mon deux-pièces miteux, je mets mes bottes, des vraies, j’te dis, je les enfile avec une sorte de… de quoi… ? Le sens du sacré ! Ouais ! Et je ferme les yeux, et j’y suis… Et puis, y’avait les dimanches, à partir du printemps et jusqu’à la fin de l’été, là, rien que pour les entendre, je prenais deux bus différents, plus d’une heure de trajet pour y aller, les voir, leur parler, échanger, on se comprenait, ils me comprenaient, ils savaient qui j’étais, ils m’attendaient même des fois, tu parles qu’ils me connaissaient, ça m’est arrivé de les toucher, leurs bécanes, sur l’esplanade du château de Vincennes, j’y jetais un œil, je prenais presque toujours mes outils, je serrais des boulons, mais tout ce qui me faisait vibrer, c’était le contact avec la machine. On se saluait, j’me marrais toujours, je savais que mon tour viendrait. Les filles étaient sympas avec moi, on se tapait la bise, y’en avait même une qui me tapait dans l’œil, Jessie, qu’elle s’appelait, je n’ai jamais su son vrai prénom, mais j’m’en fous, la roue tourne, et moi, je la regardais tourner, ma roue, comme je voyais leurs roues tourner avant de les ne plus voir du tout, dans un tonnerre de tous les dieux, et ça vrombissait à t’en décoller les tympans, à t’en foutre des acouphènes pendant une semaine.
Ça m’a pris vingt ans, vingt ans d’économie. Et puis, un jour, la somme était là, de côté, amassée patiemment. Quand j’ai reçu mon relevé, j’en croyais pas mes yeux, les cinq chiffres étaient là, même plus encore que ce que je voulais, je pourrais même me payer le cuir. Mais j’ai encore attendu. Quand on a attendu vingt ans, c’est pas tant que tu peux encore attendre, c’est que t’es devenu plus sage… Non, sage, c’est pas le mot, putain que c’est pas le mot… ! Disons que tu te prépares… J’suis allé voir mon boss, un mec cool, un ancien mécano comme moi, je lui ai expliqué que j’avais besoin de prendre quelques jours, peut-être quelques semaines, il m’a souri, il m’a dit comme ça « ça fait combien de temps que tu bosses pour moi, hein ? quinze, dix-huit ans ? t’as jamais pris un congé, jamais tu t’es plaint, t’es un mécano en or, mec, je sais pas ce qui se passe dans ta caboche, mais je me dis que si c’est une gonzesse, elle a su te faire de l’effet pour que tu t’éloignes des machines, profite, mon bonhomme ! profite ! je t’ai jamais vu avec ce p’tit sourire, alors, vas-y, fonce ! ». Je crois pas qu’il savait quoi que ce soit de ce qui se passait dans ma caboche, mais j’ai foncé, ça, ouais !
D’abord, j’ai vérifié si le stage de conduite que je m’étais préparé existait toujours, eh ben, ouais, toujours là, normal, des stages pour t’orienter dans la conduite d’une telle bécane, t’en as pas des centaines… ensuite, j’ai tout éteint dans mon p’tit chez-moi, je me suis acquitté de deux mois de loyer, au cas où, mais bon… j’me connais, mec, et l’heure était arrivée, la roue avait tourné. Je me suis rendu à ce stage, une petite chambre d’hôtel à côté de la piste d’entraînement pour y passer quelques nuits, et continuer à entendre les moteurs qui continuaient à tourner la nuit, souvent. J’en avais les cuisses rouges à la fin de la journée, et alors ? Qu’est-ce que je pouvais m’en foutre, de ça, des irritations, après cette attente ? C’était même une satisfaction, parce que, au bout de trois jours, j’avais plus rien, comme si la peau s’était tannée à cet endroit… tu savais, toi, que ça pouvait se tanner, cet endroit ?
Après, j’ai remercié les gars du stage, on a papoté, j’en ai reconnu une demi-douzaine de l’esplanade du château de Vincennes, certains me remettaient, d’autres non, tu m’étonnes, c’est que j’étais plus le même, j’étais passé de l’autre côté du miroir, mon p’tit, j’avais plus la même gueule, mes mains étaient propres, je m’étais acheté le cuir, pantalon et blouson, je claquais comme t’as pas idée, ceux qui me reconnaissaient étaient heureux pour moi, on a bu des bibines ensemble, je leur ai expliqué comment j’avais attendu vingt ans. Ça leur a plu, à tous, ils sont venus au bar, ils étaient plusieurs dizaines à la fin de la nuit, y’avait aussi Jessie, je crois pas qu’elle m’ait reconnue, elle s’en foutait, elle était avec un gars qui avait une « Héritage Classic », un beau modèle, restauré, il était sympa, mais pas avec elle, si j’ai bien saisi. Ils m’ont posé des questions, je leur en ai posé aussi, je suis rentré ce soir-là dans le club, et heureusement. Au p’tit matin, y’en a même un qui m’a raccompagné jusqu’à l’hôtel.
J’ai écouté leurs conseils deux jours après la fin du stage. Je suis allé voir un certain Manni, qui travaillait dans un garage près de la porte de Pantin, c’est avec lui que ça allait se passer, que j’allais trouver ma merveille. Il m’a emmené, à bord de sa fourgonnette, quelques heures plus tard, à la fin de journée, chez un de ses amis, en banlieue parisienne, qui possédait le bijou absolu : une Harley Davidson 1450 FLHR Road King, un vieux modèle entretenu avec un amour visible, comme celui de Jessie pour son gars. Le propriétaire habitait une bicoque simple et propre, la Harley détonait avec l’aspect rustique de tout ça, il m’a filé les clés, j’ai actionné le moteur, mes cuisses se sont rappelées de ces irritations, il m’a laissé faire un tour, seul. Mon destin s’accomplissait. Ma roue était au plus haut. Je devenais un Biker. Je suis revenu une demi-heure plus tard, échange de chèque, photocopie de papiers d’identité, mais le proprio n’en a pas voulu, des copies, il m’a dit qu’il faisait confiance à Manni qui m’a souri. Il m’a donné la carte grise, il était plutôt satisfait, je ne voyais pas, je ne vois toujours pas pourquoi. Sans doute sa duchesse qui devait le harceler pour qu’il la lâche, il devait aimer la machine plus que la femme, mais on ne finit pas sa vie seul avec sa moto. Il m’a demandé si je voulais une bière, il n’avait que des brunes, il m’a dit, j’ai refusé, alors il m’a dit « bonne route ! ». Et j’ai pris la route.
Voilà !
J’y étais !
J’avais ma bécane, rien qu’à moi, ma vie d’avant derrière moi, qui fusait comme ma beauté avalait l’asphalte, mes membres vibraient à l’unisson du moteur, mon blouson en cuir me tenait chaud, mon pantalon en cuir me faisait transpirer, mes bottes, mes Santiag modèle 1983 tapotaient sur l’embrayage de la Road King, de MA Harley, je vivais, putain, j’étais enfin en vie ! Plus de question de vingt ans d’attente, plus de privations, plus de perspective, plus rien que maintenant, là, le moment, quoi, mec, tu réalises juste que tu respires, que tu es vivant, que ta moto fuse sur le goudron de l’autoroute 6, toujours sur la voie de gauche, parce que tu les tailles tous, tous, sans exception, j’étais l’incarnation de ce que j’avais toujours voulu, et je le vivais. J’écoutais ma musique, « La Grange », encore et encore. J’aspirais l’air qui se faisait rare, à travers le lourd casque que m’avait offert l’ancien proprio, mais j’aurais pu ne pas respirer, c’était pareil.
Je l’ai pas vu déboîter. Pourtant, ça se loupe pas, un 33 tonnes. Eh ben, si, je l’ai loupé, apparemment. On m’a raconté, après, qu’un connard s’était rabattu sur la voie de droite après s’être aperçu qu’il s’était trompé de sortie, une Renault a dû déboîter sur la voie du centre, et le 33 tonnes qui effectuait une manœuvre de dépassement de la Renault a été surpris, a voulu l’éviter, a oublié de mater son rétro, s’est rabattu sur la voie de gauche. Cinq semaines de coma. Les roues du camion ont frotté ma jambe droite, le genou droit n’a pas tenu et a cédé, la moto a été déportée sur la rambarde de sécurité, qui a frotté ma jambe gauche, le genou gauche n’a pas tenu non plus, et puis, la moto s’est allongée après que j’aie effectué un saut de plusieurs mètres, j’étais déjà évanoui, on m’a juste raconté que je me suis encastré dans le pare-choc d’une Honda.
Même pas mort.
Mais plus de jambes.
Et qu’est-ce que tu crois que j’ai fait après tous ces mois, plus d’un an, presque deux, putain !, dans un hôpital, après avoir ingurgité des centaines de cachets de morphine, après avoir à nouveau attendu ?
J’ai appelé Jessie, et Manni, et tous ceux qui m’avaient filé leur numéro, que j’avais gardés dans mon portefeuille aux couleurs du Club des Harley Davidson. Ils sont venus me voir, ils m’ont dit qu’ils projetaient de faire un trip sur l’Europe du Nord, rejoindre le Club à Stockholm et ensuite direction la Russie. Ils m’avaient préparé une surprise, t’y croiras jamais ! Moi, oui, j’y ai cru, parce que c’est ça, le Club ! Manni avait été alerté dans l’heure de mon accident, tu sais, des Harley qui se crashent à vingt bornes de chez son pote, y’en a pas des caisses. Il a récupéré la bécane qui était défoncée, il la travaillait tous les soirs, il l’a réparée en six mois, et il l’a donnée au Club. Ils m’ont montré d’abord des photos de l’installation qu’ils avaient réalisée pour moi, rien que pour ma gueule de biker, mec, rien que pour moi ! Un siège collé sur le siège arrière de ma Road King, quatre ceintures de sécurité qui partent des cuisses et remontent jusqu’aux épaules. Oh putain, j’te jure, j’en ai chialé ! Jessie, elle aussi, elle était là. Quand je l’ai vue dans ma chambre, j’ai compris que ma roue avait tourné. Elle n’était plus avec son gars, elle était venue me voir, et quand les autres sont partis, après qu’ils m’aient dit que le road-trip était prévu pour dans trois semaines, elle est restée. Elle avait apporté des bières, des blondes, tu parles que maintenant, je pouvais boire, alors, j’ai bu. Et quoi ? Tu crois quoi ? J’ai dit que ce fichu camion avait broyé mes jambes, pas ma queue, et mon cœur, il palpite toujours autant, il croit qu’il pompe toujours sept litres de sang, alors que je bande, crois-moi, Jessie, elle en a pour son compte, et on aime ça, « on » !
Ils ont fait comme ils ont dit. Trois semaines plus tard, Jessie en tête, ils sont venus me chercher à l’hôpital, ils m’ont installé sur mon siège, sur ma Harley Davidson 1450 FLHR Road King flambant neuve, rutilante, pilotée par MA Jessie, ils m’ont rendu mon blouson cuir, le reste, plus besoin… Et on est parti, mec ! Sur les routes, à cinquante motos, au départ. Et plus on avançait, plus mon histoire leur plaisait, à tous, à tous les clubs qu’on croisait, on buvait des bibines jusqu’à ce que ma panse éclate, je baisais avec Jessie jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, et le lendemain, des dizaines de bikers nous avaient rejoints. Nous partîmes cinquante, et je te dis pas combien nous arrivâmes ! Tu crois quoi ? Que, parce que j’ai pas de jambes, ma vie, elle est pas aw aw aw aw ? Pffft, laisse tomber, gars, la roue a tourné pour moi, mon temps est venu, je suis le roi de la route ! Je suis le King of the Road, yeah motha’fucka ! Et je ne me lasse jamais de l’écouter, cette putain de chanson que j’aime !
Rumour spreadin' a-'round in that Texas town
'bout that shack outside La Grange
and you know what I'm talkin' about.
Just let me know if you wanna go
to that home out on the range.
They gotta lotta nice girls ah.
Have mercy.
A haw, haw, haw, haw, a haw.
A haw, haw, haw.
Well, I hear it's fine if you got the time
and the ten to get yourself in.
A hmm, hmm.
And I hear it's tight most ev'ry night,
but now I might be mistaken.
hmm, hmm, hmm.
Ah have mercy.