Oreille blanche dans terre noire
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Oreille blanche dans terre noire
Ils avaient fait un trou et s'étaient relayés. La terre était froide, dure, la pioche s'activait lourdement, régulièrement. Elle était partie cueillir quelques branches de romarin, des feuilles de laurier, ses jambes mouillées par l'eau persistante sur les herbes hautes. Il abattait la pioche comme on abat ses dernières cartes les jours de misère, il tapait au fond du trou, tombait sur une pierre, le choc serpentait jusqu'à ses lombaires douloureuses. Il mordait ses joues, ne disait rien, elle avait fait le plus gros du travail pendant qu'il pleurnichait dans leur lit. Son crâne le faisait souffrir depuis des jours. Le manque de sommeil, l'alcool de cerise trop sucré lui revenait quelquefois en rot acide, Mon Chéri vinaigré. La lumière du mois de janvier était pale, triste, maussade. Ou peut-être était-ce son âme qui voilait ses yeux rougis d'un filtre pale, triste, maussade. Il l'appela pour lui dire que c'était bon maintenant, le trou était assez profond. C'était une bonne idée qu'elle avait eue de le faire à l'endroit des plants de cannabis qu'il avait planté au printemps dernier. La petite chatte blanche aimait s'y réfugier, profiter de l'ombre, elle s'y couchait et pouvait y passer des après-midis entiers. Ils s'étreignirent un instant. Elle n'arrêtait pas de pleurer. Il la sentait frissonner dans ses bras, alors il tenta de faire le mec solide, le mec robuste, celui sur qui on pourrait doucement s'étioler.
Il alla chercher le petit panier dans la maison à l'intérieur duquel reposait la petite chatte blanche qu'ils avaient enveloppée dans un gilet en fausse fourrure rouge. Elle lui demanda s'il était sûr. Il avait la gorge nouée, le corps était maintenant raide et mou à la fois. Il secoua la tête sans répondre. Elle cria. De grands cris, de grands pleurs pendant qu'il déposait la petite chatte blanche au fond du trou. Elle mit à côté sa petite gamelle rouge, un fer à cheval rouillé, des branches de romarins, des feuilles de laurier. Puis rapidement, ils recouvrirent le trou – un instant il n'y eut qu'un bout d'oreille blanche surnageant dans la terre noire. Tassèrent. Elle planta du laurier encore, et du romarin, encore, sur la tombe, pendant que lui alignait des bogues de châtaignes sur la terre meuble pour repousser les charognards. Il sentit le guignolet à nouveau, essayer de remonter son œsophage, la lassitude le gagnait. Ses bras mous. Ses jambes moles. Sa tête mole mais douloureuse. Ses lombaires esquintées.
Et ils peuvent bien aller se faire enculer. Y a quand même des mecs qui ont pondu une loi stipulant que vous n'êtes autorisés à enterrer votre animal de compagnie sur le terrain dont vous êtes propriétaire si et seulement si le poids de ce dernier n'excède pas quarante kilogrammes, la sépulture devant en outre se situer à plus de trente-cinq mètres de toute habitation ou point d'eau. Y a quand même des mecs qui passent leur temps à déblatérer pendant des heures pour établir le juste poids et la juste distance. Je veux dire, t'imagines un peu la scène ? Et t'imagines un peu les objections ? Parce qu'à jouer au con, y en a forcément un qui a du dû se dire : quarante kilogrammes d'accord mais si l'animal a fait l'objet d'une amputation ? Très juste mon cher. Très juste. Il conviendrait alors de clarifier si l'amputation a eu lieu pré ou post mortem. Très juste mon cher. Très juste. Il serait tellement simple alors de découper copain bovin en petits fagots de trente-neuf kilogrammes disséminés en autant de sépultures que de fagots, bien évidemment à trente-cinq mètres de distance au moins du lieu d'habitation… Mais très cher monsieur, vous soulevez un lièvre, qu'en est-il de la distance entre les sépultures ?... – Rumeurs dans l'assemblée. Nous suspendons la séance, allons casser la croute, nous nous retrouvons dans une heure trente. Et ainsi, tu les imagines qui se lèvent, chacun sept mille deux cent trente-neuf euros et quatre-vingt-onze cents brut par mois, pour aller bouffer leur œuf mollet, tu les imagines parce qu'ils sont quand même cinq-cents soixante-dix-sept, faire la queue à la cantine, et poursuivre la discussion, en se grattant le front et en se tapant dans la brioche, et en se léchant les babines. A se poser des questions compliquées et à imaginer des réponses qui le seraient d'autant plus. Et cinq-cents soixante-dix-sept multiplié par sept mille deux cent trente-neuf euros et quatre-vingt-onze cents brut par mois…
Et comme il calculait, elle lui demanda sèchement de fermer sa gueule. Il obéit. Et sentit une immense vague de chagrin débouler dans sa gorge, mêlé au guignolet, il se mit à pleurer en silence. Elle. La petite chatte blanche. C'était la plus gentille. Ooh oui. La plus gentille de toutes. Il sentit à ses pieds, le gros chat tigré qui se frottait et qui miaula comme pour le ramener à la raison. Le gros tigré c'était le fils de la petite chatte blanche. Elle s'accroupît pour le prendre dans ses bras mais gros tigré n'avait pas trop envie. Il fit quand même le minimum : un petit coup de tête au menton, un ronronnement faible, puis sauta des bras pour se poster à mi-distance de la maison (moins de trente-cinq mètres), il miaula plus fermement. Tout ce qui l'intéressait présentement, gros tigré, c'était bouffer.
Des jours de fatigue. Des jours d'épuisement. Des jours qu'il ne distingue plus vraiment le pourquoi du comment. Comme il va pour sortir les poubelles, ses chaussures trainent sur le sol, comme s'il s'agissait de patins d'appartement, il se souvient oui, il se souvient de ces morceaux de feutre déposés à l'entrée des pièces du haut chez la grand-mère, on posait ses pieds dessus, et on glissait sur le carrelage impeccablement moucheté. Ça l'amusait beaucoup, avec les cousins cousines, ça glissait. Morceaux de feutre à carreaux, blouse de la grand-mère, nostalgie des moineaux. Tu te rappelles dis ? Tu te rappelles ?... De qui de quoi. Ruminer les vieilleries, c'est dangereux se disait-il souvent. Ça vous fait changer de chemise, changer de chaussures, de chaussettes, de patins, ça vous fait irrémédiablement glisser, comme sur des carreaux lustrés, glisser vers l'horizon de la quarantaine, l'horizon des vieux cons, du c'était mieux avant. Mais tout est mensonger dans un cerveau ramolli, il le savait, il le savait. La mémoire sélectionne pour rendre le passé supportable, ne reste que les pères Noël faussaires, les parties de pêches sans ligne qui s'emmêle, l'odeur des crêpes mais pas les brûlures. C'était mieux pourtant. C'était Raz el hanout, la petite chatte noire à cravate blanche. Plus farouche que la blanche qu'ils venaient d'enterrer, elle passait son temps sur le balcon de l'appartement, à tenter d'attraper les pigeons boiteux du sixième arrondissement. Il était en colonie de vacances quand elle s'est fait percuter par la voiture du facteur, mais il ne le sût qu'en rentrant. La mère avait voulu le protéger, le laisser profiter des vacances avec les copains. Il lui en avait voulu profondément. Il faut qu'il fouille au lointain pour se souvenir du déchirement, cette première crevasse dans la cage thoracique. Raz el hanout passait ses vacances chez la grand-mère quand la voiture du facteur l'avait tapé au petit matin, corps sans vie que la mémé avait ramassé puis enterré au fond du jardin. Pendant des nuits, la fin des vacances d'été, il se réveillait en silence et pleurait pleurait en se demandant quand donc cesserait cette douleur, ce gouffre à l'intérieur, et impossible à présent de se souvenir quand la chose était devenue supportable.
La petite chatte noire, la petite chatte blanche. La lumière du mois de janvier fait des écailles dans ses yeux, à l'endroit où perlent des larmes idiotes. Comme tout le monde, n'est-ce pas, il pleure pour un chat, pour la fourrure l'innocence et la tendresse. Comme il conduit la bagnole trop vite et imprudemment, il écrase un centième mégot dans le cendrier, et se dit qu'il pourrait glisser, la voiture verser sur le côté, comme avec les patins de la grand-mère. Avant il voulait changer le cours des choses, avant oui. A présent il se restreint à les supporter.
Le cul sur les pierres froides de la terrasse, son téléphone portable clignotait, lui essayait de l'ignorer, mais il n'y arrivait jamais réellement. Depuis cette sombre histoire de confinement, de vaccins, de masque, de pandémie, de laisser passer, il regardait avec amusement les hommes se déchirer. Tout le monde avait une opinion, et tout le monde vous sommait d'indiquer la vôtre, chacun cherchant à semer sa petite graine dans le cerveau de l'autre. Ce que l'autre pense devenait crucial, vital. On s'affichait, on cherchait à savoir qui il nous restait possible de fréquenter. Sur Tinder le petit certificat de la vaccination avait eu l'effet de Moïse traversant la mer Rouge : on ne trempe plus son biscuit qu'avec ceux de son bord. On sélectionne. On ne pourra bientôt plus se mélanger. Le prosélytisme ça l'a toujours profondément perturbé. Religions, régimes alimentaire, partis politique, cause animale, cause climatique. L'impression que celui qui pense avec conviction se fait à présent un devoir que sa conviction devienne générale. Sinon c'était dangereux. L'autre était dangereux. Pas le corps fait de chair et d'os, mais le système de pensée. Autre pensée que la sienne était devenue une menace. Il détestait ça. Angora aussi détestait ça. Angora était pure. C'est ainsi. Il jalousait parfois sa pureté. Il chérissait surtout le goût de sa sueur, des années après leur première rencontre, cette odeur ronde et presque sucrée.
Sur son téléphone : la notification d'un nouveau tweet présidentiel. Depuis quelque temps il réagissait quelque fois à la diatribe de l'Elysée, ce n'était pas le seul compte auquel il était abonné, mais c'était bien l'un des seul où il se permettait de réagir, son opinion noyée dans un flot de commentaires. Parfois des gens likaient. Trouvaient ses mots certainement bien sentis et plein d'esprit. Il n'utilisait pourtant le réseau social qu'en tant qu'observateur. Un peu plus bas sur l'écran, un message du boulot. Ça lui fit un peu un haut le cœur, guignolet, petit chat blanc, on retombe abruptement les pieds les mains dans la merde.
Salut ça va
Un message. Bref et concis. Il avait l'habitude. Genre de message qui a dû couter à son auteur. Chaque lettre était lourde, chaque petit morceau, fragment. Il imagine la main qui tremble, il imagine un message plus long cent fois réécrit puis effacé. Il se demande si lui aurait eu le courage de faire la même chose. Adolescent. Non. Sûr que non. Il ne l'aurait pas fait. Il repense au gamin qu'il était : inhibé, les lèvres constamment gercées, des épluchures de mandarine dans les poches qu'il pressait grattait, pressait grattait, pour se donner une certaine contenance. Il aimait l'odeur que ça laissait sur les ongles. Il attendait à l'angle d'une rue, son sac trop lourd lui sciait les épaules, il attendait une ombre connue, un copain. Encore aujourd'hui : ça lui fout la chiale et ça lui fout la gerbe. Il ne s'aimait pas et repenser à cette enfance solitaire lui fiche le bourdon. Aucune compassion pour ce petit morveux. Pourtant, n'importe quel licencié en psychologie pourrait lui objecter qu'il lui faudra faire la paix avec son enfant intérieur. Bande d'idiots.
Il se secoue la tête, essaye de chasser les souvenirs qui tentent d'entrer par la fenêtre entrouverte, et il se dit que merde de merde, il n'a pas enregistré le numéro. Il se dit aussitôt qu'il est en repos pour deux jours encore et qu'il est préférable de mettre tout ça dans un coin. Les mains qui tremblent, les enfants cabossés, les enfants qui s'enfoncent dans la nuit sans personne à qui parler. Décidément, son humeur est dégueulasse. Noire comme le charbon. Il réagit à un message de @BFMTV :
Retraites : EM appelle à « dénoncer les tentatives de blocage du pays »
Satisfait il balance sur la twittosphère : Ah ! « Dénoncer » nous y voilà…
@VIRGEETVIERG like direct et s'abonne à son compte et lui propose en mp de pas faire le timide et de venir discuter avec elle et ses copines célibs et coquines qui habitent St Félicien 07410. Incroyable toutes ces filles célibs qui habitent à même pas cinq minutes de chez lui. Des seins gros et brillants, lèvres boursouflées, elles s'ennuient terriblement. Mais que viennent-elles foutre par ici ?... Il se dit qu'il a faim et qu'il est l'heure de manger mais en rentrant dans la baraque, ni fumet ni bruit de cuisson. Angora n'est pas là. Partie voire une copine ou faire des courses ou quelque chose d'autre qu'elle lui a certainement dit mais qu'il n'a pas écouté. Victor croque dans un saucisson noisette, regarde par la baie vitrée les montagnes comme un trait fin et inégal sur la ligne d'horizon. Il se demande qui ça peut-être. Ce numéro qu'il n'a pas enregistré. Croque à nouveau dans le saucisson noisette. Il passe en revue des visages d'adolescent qu'il a pu rencontrer récemment, des visages pour un numéro. Il se dit que c'était peut-être la jeune fille au regard triste et à la peau très pâle, lèvres très fines, un éclat sur une incisive supérieure à l'endroit où son père avait dû frapper il y a bien longtemps. Il se dit que cette jeune fille était trop adaptée et polie pour envoyer un message aussi bref et familier. Alors ça pourrait être ce jeune collégien au visage carré et déformé à l'arrière, les yeux très bleus, un peu espiègle, il avait pris une feuille A4 dans ses mains l'avait mise en boule entre ses poings crispés : c'est comme quand on froisse, après on veut remettre à plat, mais ça reste les plis, on veut remettre tout propre mais les plis ça reste. Cette métaphore du jeune garçon l'avait marqué, il parlait de ce beau-père dont sa mère était incapable de se séparer et qui avait pris l'habitude de l'humilier à longueur de journée. Il se dit que c'était peut-être lui. Mais il ne se souvient pas lui avoir laissé son numéro. Il pense à cette jeune fille aussi, collégienne encore. Haut potentiel, défoncée du matin au soir, elle allait fêter ses treize ans en Teknival. Dans la petite pièce du collège Marie Currie où il recevait les collégiens, il se souvient comme elle se rependait dans le fauteuil en mousse rouge en énumérant les produits qu'elle envisageait d'expérimenter, et comme il lui faisait part de son inquiétude, elle avait éclaté de rire : Parce que tu crois que j'en ai quelque chose à foutre ? Tu crois que je vais me rajouter ça dans ma liste des choses à penser ? L'inquiétude de Mr Duplessis ? C'est pas ce que tu m'avais vendu non ? Le deal c'était que je dis ce que je veux et tu juges pas… Toi tu juges pas. Libre arbitre mes couilles ! Alors il lui avait souri, elle avait raison. Il pense à la gamine : Renarde quel drôle de prénom. Il l'imagine sur le bord de sa fenêtre, ce refuge qu'elle lui avait plusieurs fois décrit : Fumer des pétards et regarder la lune moi j'connais pas mieux…
Lui non plus à vrai dire. Angora absente, il se roula un petit joint. En pensant à la petite chatte blanche. En pensant à Renarde. En se disant que merde : un jour de repos il ne faut pas penser à tout ça. THE VOIDZ, l'autre groupe de Julian Casablancas se mit à vibrer sur le tourne-disque. Il monta le son, monta le son, tira sur le joint, et monta le son encore. Mais il pensait encore à Renarde sur son bord de fenêtre. Tira sur le joint, monta le son au maximum, les murs vibraient, tira sur le joint encore. S'affala sur le canapé, trop chargé, fumé trop vite, la tête lui tournait, un haut le cœur le guignolet. S'assoupît, des cendres sous le cou, s'assoupît avec l'image d'une oreille blanche dans la terre noire.
Il se réveilla dans le canapé complètement frigorifié. Pas de lumière. Il se frotta les yeux, mit quelques secondes à se repérer, la nuit était tombée. Quelle heure pouvait-il être. Plus de braise dans le poêle. Angora toujours pas là ? Plus de bois dans la petite caisse. Il mit une veste, des chaussures à l'arrache. Sa tête en coton, son haleine l'indisposait. Il fut surpris de s'enfoncer. La neige était tombée d'un coup, fortement. Ses chaussures en toile légère disparaissaient complètement dans la poudreuse, ses orteils se comprimaient, se chevauchaient, il fit les quelques mètres qui le séparait de l'abris à bois à moitié à l'aveugle, éclairé par un quartier de lune descendant. Que pouvait donc faire Angora ?... Il remonta quelques buches, prenant soin de mettre ses pieds dans les trous qu'il venait de laisser. Manqua de se casser la gueule en glissant, ses orteils se dépliant douloureusement pour reprendre son équilibre. Il relança le poêle. Le thermostat indiquait une température de quatorze degrés. Fini l'opulence, de toutes façons, la pompe à chaleur était en pane depuis des siècles. Il l'avait fait réparer quatre fois. Quatre fois cela leur avait couté entre deux cents et cinq cents euros. Quatre fois ça avait tenu quelques semaines puis en panne et il fallait à chaque fois changer une petite pièce qui mettait des semaines à arriver. On lui assurait que ça allait tenir maintenant, que c'était de l'horlogerie, une mécanique de précision qu'il fallait bien ajuster au début mais après ça marchait du tonnerre. Tonnerre mon cul. Collé au poêle, il regrettait le chauffage au fioul, cette odeur écœurante et pourtant rassurante. Il se les pelait ferme. Et Angora n'était pas là. Il envoya un message.
Que fait tu
Lu. Il attendait une réponse. Mais pas de réponse. Un instant les petits points de suspension indiquant qu'Angora rédigeait quelque chose. Et puis non. Plus de points de suspension et pas de réponse non plus. Il envoya un autre message.
Tu es ou ?
A nouveau les petits points de suspension. Et puis à nouveau rien. De nouveau les points. Et de nouveau : Rien. Un vent de panique lui remonta le long de la colonne vertébrale. Il essaya de se rassurer. Certainement le réseau. Le réseau est toujours mauvais par ici. Certainement elle ne peut pas rentrer à cause de la neige. Oui. C'est sûr. Les petites routes devaient être impraticables. Ou peut-être elle était coincée. Dans la neige. Il imaginait la voiture qui avait versée sur le côté. Et Angora perdue, sous un mince quartier de lune, perdue, la neige lui fouettant les joues. Elle se repère si mal. Son sens de l'orientation n'avait jamais été sa qualité première. Il tenta d'appeler. La sonnerie retentit une fois, puis la messagerie vocale. Le réseau n'était pas en cause. Elle lui avait simplement raccroché au nez. Il envoya.
Tu m'raccroches au nez ?
Pas de réponse. Pas même la petite notification lui indiquant que son message avait été lu. Il n'aimait pas ça. Et il lui en voulut immédiatement. Parce qu'elle savait très bien qu'il gérait difficilement les pauses, les hypothèses de rupture, ou toute sorte d'état d'âme au sujet de leur couple. Il se roula un autre joint. Fit chauffer de l'eau dans laquelle il plongea Yum-Yum Crevette Spicy Green Curry. Pressa sur la petite pochette en plastique blanc, pour faire sortir le jus d'ail graisseux. Il tira sur le joint en attendant les nouilles. S'en voulut de ne s'être lavé préalablement les mains, son cône avait des tâches de graisse à la base, et l'herbe un curieux goût d'ail fermenté.
Et la nuit s'étira longuement. A chaque bruit, il espérait le son de la voiture d'Angora. Il s'endormait et se réveillait sur le canapé, la bouche sèche. Il se débattait toujours avec la couverture et les plis du canapé pour retrouver de quoi fumer. Et se rendait compte à quel point fumer ne lui faisait aucun bien dès lors que son cerveau s'imbibait d'inquiétudes. Il regardait des mecs qui s'acharnaient à coup de marteau piqueur dans une galerie souterraine soutenue par de vacillantes poutres en bois. Parfois les mecs hurlaient de joie : Y a d'la couleur Y a d'la couleur !!! Alors on les voyait à quatre pattes chercher de minuscules morceaux de pierres brillantes, et ils étaient heureux, ils avaient trouvé de l'opale Crystal. Mais le plus souvent, les mecs avaient des soucis mécaniques et rafistolaient des moteurs d'excavatrice et des pompes à eau, et ils pleuraient de fatigue et de découragement, mais parfois le moteur remarchait miraculeusement et tous sautaient sur place en buvant des bières ou du soda.
Et du vendredi on passe au samedi. Lui, était répandu dans son canapé. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas autant fumé, cela faisait oui, bien longtemps, qu'Angora n'était pas partie pour le laisser seul dans sa tanière, lui l'oreille dans la terre. Il émergea, à nouveau, réveillé par le froid, la télé continuait à déverser son flot de conneries. Il s'approcha de la baie vitré, la neige était bien là et merde aussi, puisque les pneus de sa voiture étaient lisses comme des limaces. Il devrait rallumer le feu, réchauffer la tanière. Mais seul à quoi bon. Il fallait qu'il bouge. Oui. Qu'il bouge quelque part. Qu'il bouge pour arrêter de penser.
Il sortit, non sans difficulté la voiture de l'allée. Zigzagua, tapa le portail et patina. L'air qui sortait de sa bouche formait des volutes qui s'écrasaient contre le parebrise qui semblait ne jamais complètement dégeler. Trois degrés en dessous de zéro indiquait le tableau de bord. A vingt kilomètres heures, on a le temps de se dire ce qu'on veut faire, tout lui paraissait peu réel. Un drôle de rêve. Angora partie, avait-elle pensé à emporter des cols roulés ?... Il prît la route pour Tournon. Il allait faire quelques courses, du tabac, peut-être prendre un café, peut-être marcher doucement le long des quais, marcher doucement oui ne serait pas une mauvaise idée. Marcher à petit pas, en relevant le col de son blouson, doucement à tout petit pas. Comme on apprivoise une certaine idée de la vieillesse.
Il échoua au Bistingo. Prit un café. Il y avait du monde dans le bistrot. Des jeunes, des vieux, tous ravis de se retrouver, certains avaient sortis les boots et les combinaisons de skis, les petits chiens avaient mis leur mentaux écossais – ça lui rappela son enfance lyonnaise sixième arrondissement. Il aimait voir ce mouvement. Il restait seul à sa table, n'avait aucune envie de se mêler aux conversations dont les bribes qu'il entendait le fatiguait d'avance. La neige, les retraites, le prix de l'essence, les cochons truffiers et les sangliers. Il restait seul, mais bien. A sa table. A sa place. Il regardait les gens, les quais. Regardait toujours régulièrement son portable, désespérément silencieux. Son œil happé par l'écran immense lui faisant face : C STAR, le TOP. Il ressentait ses os comme creusés : par les courbatures, la fatigue, le guignolet, la fumée de cannabis. Comme si à l'intérieur c'était creux. Comme un père Noël en chocolat premier prix. Tout vide à l'intérieur. Tout vide comme ce bougre de Calogero qui s'est dit Tiens il faut que je parle du puissant sentiment d'être français. Dans son beau manteau, le soleil lui lèche la peau et il regarde l'horizon très sérieusement en secouant la tête sur une mélodie débile. Il y a quelques personnalités publiques qui polarisent ainsi tout ce que lui déteste. Les Calogero / Nicolas Bedos / Bruel / Hanouna, chaque année ils empirent, chaque année, ils poussent le bouchon un peu plus loin. Comme si la caricature de la veille n'était pas suffisante : on croit qu'on ne peut pas faire pire. Et si. Ils y arrivent. Il suffit qu'ils vieillissent. Et c'en serait presque dommage qu'ils crèvent puisque chacun à leur façon, lui fait du bien. En songeant au gouffre qui les séparent. C'est très manichéen tout ça. Et ils vieillissent, coincés dans un tableau qu'ils ont eux-mêmes peints, bloqués dans leur costume. Comme ce Polnareff ridé et mégalo s'écroulant sur son piano, chantant les mêmes chansons, avec les mêmes perruques, les mêmes lunettes. Et peut-être que derrière c'est même pas Polnareff. Juste un vieux gars qui a répondu à une annonce. Une perruque, des lunettes, qui pour vérifier ?
Le monde est bleu comme un orange. Pourquoi cette phrase dans la tête. Peut-être à cause de l'odeur de mandarine : une petite fille à une table voisine suçote des quartiers que sa mère lui a préparé. Le monde est bleu comme une orange. Il ne lit plus de poésie depuis des siècles. Et Calogero qui pue la merde et qui marche sur la plage. Le bistrot est bondé, tout le monde s'est dit : Il neige ?... Mais bien sûr le Bistingo ! Des groupes WhattsApp avaient dû fleurir à l'aube :
- T'as Vu
- Koi
- Y neige
- Retrouvons nous au Bistingo
Et à quoi bon ce cynisme puisque lui-même a fait vingt virgule deux kilomètres pour poser son cul dans ce bar jouxtant la poste et les quais. Il retourne à son téléphone pour constater qu'Angora ne lui répond toujours pas et retombe sur l'autre message, celui du boulot.
Salut ça va
Il répond.
Qui est-ce je n'ai pas enregistré le numéro
Quelques secondes. Les points de suspension.
Y a bon ici. Ecaille de poissons. Livraison +20 %
Ah bah merde. Ça il ne l'avait pas anticipé. Comment son téléphone professionnel s'était retrouvé dans le répertoire d'un dealer ?... Il se gratte la tête et se mord les joues. Une jeune fille le regarde à la table des petits quartiers de mandarine. Il la reconnaît, lui sourît : Jenny. Rencontrée trois fois dans la petite pièce avec les canapés rouge du collège Marie Currie. La jeune fille sourît timidement puis se détourne, retourne à sa table, avec sa petite sœur et les quartiers de mandarine à moitié mâché et qui reposent maintenant dans une sous-tasse à côté d'un café.
Son boulot... Oui. Il le déteste autant qu'il l'aime. Le problème c'est ce sentiment que ça ne s'arrête jamais. Dans la tête. Il aimerait qu'on lui installe un robinet de vidange pour déverser toutes les souffrances que les jeunes lui ont confié. Dans les collèges et lycées de Tournon sur Rhones 07300, sa mission consiste à la mise en place de permanences d'écoute. Si un jeune souhaite parler, lui est là pour l'écouter. Pas nécessaire que les parents soient au courant, lui est soumis au secret, il ne dévoile rien de ce qui se dit. Jenny était donc venu le voir pour parler de son petit copain au début. Puis du petit copain, ils avaient dérivé vers son papa avec qui elle était fâchée et qui lui manquait beaucoup. Puis ils avaient parler de sa maman que Jenny lui avait décrite comme méchante et incapable de la comprendre. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, Jenny avait raconté le jour où sa mère l'avait surprise en train de fumer. Elle l'avait prise par les cheveux, trainée jusqu'à sa chambre, jusqu'à la cachette où la jeune fille avait glissé un paquet de cigarette, il en restait trois. Toujours lui tirant les cheveux pour relever sa tête en arrière, maman lui avait fait ouvrir la bouche, et elle lui avait fait bouffer les trois cigarettes, une par une, avec le filtre rien à foutre. Elle lui avait fait mâcher puis avaler. Pour lui faire passer l'envie. Et comme Jenny décrivait la scène, il voyait qu'elle cherchait dans ses yeux où se situait la justice et la normalité. Jenny disait : je l'ai bien mérité. Et quoi dire à ça ?... Hein ?... Quoi dire ? Parce qu'il n'est pas là pour juger. Ni l'enfant, ni le parent. Alors lui s'en était sorti par une pirouette : Tu as encore envie de fumer ?... Ah non ! avait répondu Jenny.
Et devant ses yeux, par ce joli samedi froid et enneigé, il y avait toute la famille. Beau-père, demi sœur, et la mère qu'il ne voyait que de dos. Et il aimerait voir son visage. Lui parler. Mais ce ne sont pas les règles qu'ils se sont fixés avec Jenny. Il n'a pas à intervenir. C'est sa vie. Son histoire. Mais quand même. Alors il se lève et va au comptoir, commande une bière, reste au comptoir, la mousse blanche sur les lèvres. Il voit la gueule de la mère de Jenny. Il boit sa bière et la regarde. Qu'est-ce qu'il cherche ?... Il se répète qu'il est en repos, qu'il ne faut pas penser au boulot. Mais faut penser à quoi alors ?... Il torche sa bière, et s'en va, se dit qu'il serait bon de marcher sur les quais comme il l'avait initialement prévu. Alors il traine un peu, zone autour des quais qui puent la pisse. Il a froid. Faire des courses, acheter du tabac, et sûrement qu'Angora sera rentrée. Oui.
En passant devant la poste, un petit groupe tapageur – bières et chiens - l'interpella : avait-il une petite pièce, ouais, une petite pièce qui traîne au fond de ses poches. Non. Il n'avait pas de petites pièces. Le salaud. Le radin. Il haussa les épaules sans culpabilité, plongeant ses yeux dans les yeux vitreux d'un grand type trop légèrement vêtu mais que l'alcool avait certainement prémunis de toute sensation de froid. Il mit ses écouteurs bien profonds dans son conduit auditif. Bien profonds les premiers accords d'Ain't Talkin' et c'est bien tout ce qu'il reste. Marcher. Ne plus parler. Marcher. Ne plus parler. Il se dit à quoi bon. A quoi bon écouter, avancer, manger, parler. Il faut marcher oui bien sûr. Toujours marcher. Mais pour aller où. D'un point à l'autre du quai. Pour retourner à la bagnole, il repasse près du groupe. Il s'imagine parmi eux. Demain. Après-demain. Un jour.
La voiture avait bien du mal à remonter sur le plateau ardéchois. Pneus lisses et neige. Et forcément, c'est au moment où il se croit sorti d'affaire, la grande montée enfin franchie, qu'il se permet de dépasser les cinquante kilomètres heures tout en roulant une cigarette (c'est quelque chose d'automatique chez lui : rouler en roulant), qu'il glissa et poum le nez dans le fossé. Il fut surpris et presque amusé. Certains s'accrochent au volant, tentent tant bien que mal de redresser le véhicule en de telles circonstances – souvent ils échouent tournent à vide un volant qui ne leur répond plus mais quelques fois un bon pilote peut s'en sortir miraculeusement. Lui, pendant que la voiture se déportait vers le champ d'abricotiers, s'était accroché à la feuille de cigarette et au tabac qui risquait de lui échapper des mains. Ça lui rappela une scène un soir d'ivresse quand il était jeune. Un mec l'avait chauffé sévèrement dans la rue Sainte Catherine, Lyon, 69002. Le mec le poussait, et il se rappelle absolument pas pourquoi il le poussait, il se souvient juste que lui mangeait une galette kebab. Et qu'il avait payé cher et que la galette était bonne, et son corps avait besoin de ce pain et de cette viande pour éponger l'alcool. Le mec était complètement saoul et belliqueux, il le poussait, et lui tentait plus ou moins de se dégager de ce conflit, mais mollement, tout ce qui l'importait c'était juste manger sa galette. Mais sûrement que son manque de réaction avait dû encore plus énervé le type qui le poussa plus fortement. Il se souvient avoir perdu l'équilibre, avoir versé en arrière. Et il n'avait pas tenté de riposter, pas tenté d'amortir la chute, non, il s'était accroché à la galette kebab. Sa tête avait tapé le bitume, il avait eu une belle bosse le lendemain. Mais la galette était saine et sauve. Et au sol, rue Saint Catherine, il s'était adossé contre une vieille porte, il avait croqué, soulagé, croqué et senti son corps s'affaissé, la sauce algérienne qui ruissèle sur le menton.
Il essaya de faire marche avant et marche arrière mais les roues tournaient à vide. Pour sûr il était bloqué. Il se mit à rire. La radio s'alluma d'un coup et Clara Lucciani proposait une lecture étonnante des rapports amoureux selon laquelle l'amour n'a jamais tuer personne. La chanson se terminait, la neige avait cessé de tomber, et le programmateur radio était un sacré rigolo puisque sans transition, il embraya sur Noir désir Le vent l'emportera. Joli mec. Il s'imaginait le type tout seul derrière ses machines qui se faisait des blagues à lui-même. Mais c'était certainement le hasard. Mais impossible de cesser de rire. Impossible. Il riait tout seul, bloqué comme la clio, au milieu des abricotiers. C'était nerveux certainement. C'était le froid aussi qui paralysait le bout de ses doigts. C'était cette putain d'angoisse aussi en saisissant son téléphone, et ce putain de reflexe à la con : appeler Angora. « Bonjour ici Angora, laisses un message, ou pas… » Ou pas. Ouais. Ou pas. Toujours ce fou rire nerveux. Sa mâchoire le faisait souffrir, ses doigts crispés qui tenaient une cigarette à présent déformée et moite. Il écrasa sa tête contre le volant, le klaxon retentît, il se releva aussitôt. Du rire aux larmes. Il ne savait pas quoi faire. Un grand nigaud qui flirte avec la quarantaine qui rit qui pleure, qui est perdu oui, complètement perdu tout seul au milieu des abricotiers. Sûr qu'Angora saurait quoi faire et qui appeler. La raison voudrait qu'il appelle son assurance mais ses pneus étaient si lisses, les conditions climatiques si mauvaises, les frais de dépannage seraient pour sa gueule.
Il ne savait pas qui appeler. Regardait son répertoire. Il détestait déranger. Détestait l'idée de dépendre des autres, d'avoir quelque chose à leur demander. Certainement ce principe à la con du don et de la dette. Certainement son orgueil. Avec cette tête de merde dans le rétroviseur. Une vraie tête de merde bordel. Une tête à vous réconcilier avec l'idée de génocide. Ou de chirurgie esthétique. Comment Angora peut supporter une tête pareille. Avec ces gros yeux globuleux et larmoyant. On dirait qu'un plus grand lui a racketté sa chocolatine. Il dit à voix haute : Tête de merde et se met à se donner des petites baffes sur les joues. Tête de merde. Petite baffe. Tête de merde. Petite baffe. Il fut donc surpris et penaud d'entendre cogner contre le carreau. Il se ressaisit et baissa la vitre. Un homme d'une soixantaine d'année, souriant et édenté.
- Qu'est-ce qui fait dans mes fruits celui-là ?
- Bah… J'ai glissé…
- Ah bah… Ca je le vois ben. Mais qu'est-ce qui lui a pris de rouler par un temps pareil ?...
- Bah…
- Allez on va le dégager.
Et le mec se tourna et fit un signe, et Victor se tourna aussi et vit s'approcher un tracteur. Il sortit de la bagnole. S'approcha du type pour le remercier, mais glissa et s'enfonça, un peu des deux, dans la neige, ses bras moulinèrent dans le vide et le mec attrapa sa main pour le redresser. Un instant proche, Victor sentit une odeur forte de foin et de vache, sa main l'empoignait un peu trop fortement, alors il sourit un peu figé mécanique, il aimerait se dégager.
- Mais y va finir comme la voiture lui
Et le mec se mit à rire, découvrant une cavité étrange, rougeâtre et brune, une bouche comme il peut en voir sur certains de ses paquets de tabac. Le vent était cinglant, froid, il faisait plier les branches des abricotiers. Un drôle d'animal se tenait dans la cabine de l'engin : une grande barique manœuvrait habillement les énormes roues pour s'arrêter à quelques mètres de sa petite Clio qui d'un coup lui paraissait minuscule. Aussi gros que grand, blond et les joues rougies, Victor reconnût immédiatement la figure porcine de Sacha, 14 ans, victime de harcèlement scolaire l'année dernière et qui était venu le voir deux ou trois fois dans l'établissement d'enseignement professionnel où il tenait une permanence. Sacha, bouche ouverte attendait que son père fixe un câble à sa voiture, il ne semblait pas l'avoir reconnu.
Victor se souvient l'odeur forte de fumier qui émanait du jeune garçon, il se rappelle, on sortait à peine des premiers confinements, et il avait ouvert grand la fenêtre pendant l'entretien par précaution sanitaire. Il se mort les joues un instant en songeant à l'atmosphère dans la pièce, à cette désagréable sensation que l'aspect physique du garçon inhibait sa disponibilité, et son empathie. Il le regarde manœuvrer le tracteur et se rend compte que c'est à peu près la même sensation qu'il vient d'avoir au contact de l'homme qui installe le câble jusqu'à sa bagnole. Peut-être un lien de parenté. Sacha avait une étonnante voix douce et aigu. Il se souvient qu'il se repliait sur lui-même quand il parlait. Il avait eu un hamster qu'une tante venant de la ville lui avait offert. Il l'avait appelé Neymar, il le coiffait, lui faisait une petite crète, il l'aimait beaucoup Neymar. Sa mère, ses sœurs se moquaient mais il s'en fichait, il allait voir Neymar dans sa petite cage, il lui donnait des Cherios, ces petites céréales rondes en forme de donut, et c'était drôle comme Neymar les mettait entre ses pattes, on aurait dit qu'il tenait le volant d'une voiture. Était-ce parce que sa mère et cette tante se détestaient ? Était-ce parce qu'il avait une voix de fillette et qu'il aimait coiffer Neymar ? Était-ce simplement pour lui faire de la peine ? Toujours est-il qu'un dimanche, couché sur le dos, il retrouva Neymar dans le plat à gratin : tout sec en plus, avec des pommes de terre. Dans la pièce à la fenêtre ouverte, où un crucifix sévère les observait, Sacha s'était permis de pleurer ce jour-là, reniflant fortement, de la morve coulait avec les larmes et il s'essuyait avec la manche de sa veste. Victor avait hésité à prendre le garçon dans ses bras, ou au moins lui toucher la main, mais il n'y arrivait pas, il avait dit des mots banals. Des mots qui ne réconfortent pas vraiment parce qu'ils sont bateaux, désincarnés, sans consistance. Il avait tendu un mouchoir que le garçon avait saisi : Vous pouvez pas comprendre vous, vous êtes pas comme nous. Et le gamin avait souri, découvrant des dents déjà abimé par le sucre et le manque de soin. Il ne pouvait pas lui donner tort.
La voiture était remontée, le pare-choque était lui resté en contrebas. Sacha posa enfin son regard sur lui, ses lèvres esquissèrent un sourire, il sauta de la cabine.
- Monsieur Duplessis !
Amical, et visiblement ravis de le trouver dans ses abricotiers, le jeune garçon eut un élan pour aller vers lui, mais se retint, il y avait l'homme pas loin. Victor connaissait ce type de situation, certainement que personne, dans sa famille, n'était au courant de leurs rencontres. Il vit la soudaine gène dans ses yeux. Il prit les devant, alla serrer sa main chaleureusement, lui fit une sorte de clin d'œil : Sacha ! Puis à l'attention de l'homme : J'interviens régulièrement à la Pellissière, dans la classe de Sacha… Mais l'homme n'en avait visiblement pas grand-chose à faire, occupé à inspecter les roues de la Clio. Était-il prudent de repartir ? De toutes façons il fallait fixer ce pare-choque hein. Et Sacha le regardait en souriant. Dans la neige, au milieu de ses abricotiers, le garçon était complètement différent, ou peut-être avait-il simplement grandi. Sa voix était plus affirmée, ses épaules déployées. Ooh. Bien sûr, son aspect physique était toujours suspect, et encore… Sacha l'avait prévenu dès le départ : il ne peut pas comprendre, il n'est pas comme eux. Lui a grandi Lyon, 69006, les filles avaient des serre-têtes petit bateau, des jupes plissés, les garçons des bermudas en velours côtelé, des cabans à gros boutons en ronce de noyer. Un autre monde. Sacha le regardait oui. En souriant. Amusé visiblement de le voir ainsi vulnérable avec sa Clio en pièces détachées.
- Pa ! On peut lui fixer à la ferme. Comme ça y nous suit. Et comme ça y voit si la voiture elle roule à peu près...
L'homme acquiesça, Victor les remercia, ils accrochèrent le pare-choque à la cabine du tracteur et Sacha sans rien demander s'installa dans la Clio. Y avait plus de place dans la cabine et puis c'était plus simple se justifia-t-il, le père passerait par les abricots avec le tracteur, et lui, il lui indiquerait la route comme ça. Comme il mettait le contact, Sacha lui demanda de pas rouler tout de suite, il l'appelait toujours Mr Duplessis chose dont Victor avait horreur. Mais, avec Sacha c'était pas bien grave, il n'avait pas envie de le reprendre, et le gamin une fois le tracteur hors de leur vu, se mit à parler. Un vrai moulin. Il disait qu'il était vraiment content, ouais, content de pouvoir l'aider un peu parce qu'il pouvait pas savoir, pas se rendre compte à quel point il l'avait aidé. Victor haussa les épaules, pour dire qu'il n'avait pas fait grand-chose, et Sacha le frappa à l'épaule. Une tape amicale mais qui laissera certainement un bel hématome, ses courbatures se réveillèrent un instant, cette sensation d'avoir les os creux : Déconnez pas Msieur Duplessis, faut pas faire le modeste, parce que moi, avant bah à part mon cochon dinde je parlais à personne. A personne. Mais avec vous j'ai vu qu'ça faisait du bien. Vraiment du bien. Et savez quoi ? Bah j'ai une copine, et même des potes, enfin, j'suis content de sortir de c'te putain d'ferme, alors qu'avant je croyais que j'méritais qu'ça. Qu'j'y était né et qu'j'y resterai. C'est ce qui est con quand on est enfant, on connait rien d'autre… ça vous dérange pas si je fume, hein, parce qu'à la ferme y comprendrait pas hein, là-bas y comprennent rien. Z'avez un briquet ? Et Sacha n'attendit pas sa réponse et s'emparât du petit clipper sur le tableau de bord, il alluma un cul de pétard à l'odeur âcre, mauvais shit, Victor voulut objecter, mais posant ses yeux dans le cendrier dans lequel le jeune homme faisait tomber ses cendres, il aperçut ses propres joints écrasés. Il se dit merde. Et puis quelle importance. Et comme il prenait la route en direction de la ferme, Sacha lui expliqua que c'était devenu son truc à lui, pour supporter la ferme. S'éclater la tronche. Et quand la mère beuglait, ça passait au-dessus ou en dessous, mais ça le touchait plus en plein milieu. De toutes façons maintenant elle beuglait plus, hein. Elle avait compris.
Il devrait être touché, il devrait se sentir ferme, solide, peut-être même puissant et utile. Mais non. Voir Sacha ainsi joyeux et délesté d'un peu du poids qu'il charriait sur ses épaules lui fit comme l'effet d'une grande nostalgie. Parce que le gamin avait beau dire l'inverse, il avait la sensation d'une farce, d'une grossière tentative du monde qui l'entoure pour lui faire croire en la nécessité de son action. Il observait Sacha fixer son pare-choque à l'aide de vis, d'écrous, il l'observait sûr de son coup, habile, tandis que lui se recroquevillait dans ses souliers, transis par le froid. Il tentait de lui donner un coup de main mais il était nul. Bidon. Emprunté et incapable. Il remarquait la vitalité du jeune homme qui contrastait douloureusement avec sa mollesse, son apathie. Ce n'était pas de son fait tout ça. Il eut soudainement envie de pleurer, retint la bouffée grelotante qui s'immisçait dans sa gorge. Sacha s'en aperçut. Lui demanda si ça allait parce qu'on dirait que ça allait pas. Il prétexta le soleil qui perçait entre les nuages blancs, il avait mal dormi, ça piquait les yeux. Sacha haussa les épaules, il avait fini, sûr que ça tiendrait mais il pourrait pas économiser le passage chez un garagiste, vérifier le parallélisme, et puis peut-être, changer les pneus. Il voulait partir. Se cacher dans un coin. Rejoindre sa tanière. Il se disait que c'était n'importe quoi, qu'il faisait vraiment n'importe quoi, aucun filtre, aucune barrière. Un rideau bougeait dans le bâtiment leur faisant face, Victor crut voir la silhouette d'une femme qui se rétracta comme lui essayait de mieux voir. Sacha s'aperçut du mouvement, ses yeux sur la fenêtre, les rideaux qui bougent, la silhouette qui s'évapore, et se mit à hurler : Viens la cochonne ! Viens là un peu ! On se cache pas ici ! On fait pas la fillette ! hein !
Comme un prédateur qui découvre une proie facile et acculée, Sacha s'était avancé en direction du bâtiment, bien au centre de la cours, des fois que la proie eut l'idée de s'échapper. Le visage pourpre, la graisse était devenue des muscles, les mâchoires prêtes à péter le peu d'émail qu'il restait sur ses dents. Il soufflait fort. Comme un animal énorme. Il soufflait très fort, et Victor n'eut pas spécialement besoin d'entendre : La salope de mère pour deviner l'identité de la silhouette. Qu'entre victimes et bourreaux, les places sont mouvantes, dynamiques, et donc pas forcément immuables.
Crâneur au centre de la cours, en t-shirt, paraissant insensible au froid, la peau rouge, les battements de son cœur perceptibles aux veines saillantes de son cou, Sacha n'écoutait plus vraiment Victor. Ses remerciements, ses excuses car il devait partir maintenant, partir oui. Le jeune homme lui serra machinalement la main, ses yeux toujours focalisés sur la fenêtre dont les rideaux bougeaient encore imperceptiblement. L'homme traversa la cour sans porter la moindre attention à eux, Victor se dirigea vers lui pour le remercier. Il dut trottiner un peu, courir à moitié, l'homme ne s'arrêtait pas, fit un signe de la main : a pas d'quoi a pas d'quoi.
La voiture démarra vroum vroum. Une dizaine de kilomètres encore, à faire au pas. Aimé Simone chantait dans le poste de radio, ça faisait une belle image, une drôle d'impression dans le rétroviseur. Les sonorités trap de Shining light, le soleil coulait doucement sur la silhouette de Sacha qui attendait toujours devant la grande bâtisse. Comme un gros chat sûr de son festin, et qui attend patiemment, il a tout son temps le gros chat, et il bondira au moindre mouvement. Le gros chat est souple, rusé, et sûr de sa force. Rien à voir avec le cochon, l'image première que lui avait renvoyé Sacha.
Sur son portable quelques notifications mais pas de messages, non, rien. Il passa devant chez lui, devant chez eux mais n'apercevant pas la voiture d'Angora dans l'allée, ni de fumée sur le toit, il n'eut pas le courage de rentrer. Il continua quelques centaines de mètres, et s'arrêta au village. Essaya à nouveau de l'appeler. Tomba à nouveau sur le répondeur. Entra dans la petite épicerie / tabac / presse / boulangerie / cadeaux souvenirs et en sortit avec un sachet plastique rempli de canettes de bière en ferraille. S'en ouvrit une à l'intérieur de la Clio. Putain de froid. Mit le contact. Se demandant quoi faire. Balayant son répertoire, il y avait peu de possibles car peu d'amis. Peu de possibles car peu d'envie. La bière tiède coulait et réchauffait la gorge. Il finit rapidement une canette, pressa le métal entre ses doigts un peu trop fort et se coupa l'index, regarda le sang couler un instant, ouvrit une autre canette, but une grande gorgée, le sang coulait pas mal, il téta.
Goût du sang mêlé à la bière. Il se souvient qu'avant, il y a bien longtemps, quand ils n'étaient qu'au prémisse de ce qui deviendra leur amour, Angora voulait qu'il la morde. Il se souvient sa gorge offerte, il ne comprenait pas, s'était mis à rire croyant à une plaisanterie, mais Angora avait insisté, elle voulait qu'il la morde entre l'épaule et le cou, ce n'était pas assez fort, il fallait qu'il y aille franchement. Quand le sang avait jailli dans sa bouche, elle avait soupiré, le corps qu'il avait sous les doigts, sous les dents, s'était comme relâché puis éteint. Quelques secondes plus tard, elle dormait. Il était resté con avec son érection. Avec ce goût dans la bouche. Il se souvient de sa vieille gueule comme il s'était relevé pour se nettoyer. Sa tête aux yeux étranges, il s'était fait peur, ne se reconnaissait pas vraiment, sa bouche, ses lèvres, du sang entre les dents.
Dans le rétroviseur, une fraction de seconde, le reflet dans son œil lui fit l'effet d'être celui d'un autre. Il se rappelle, il était jeune et friable, et c'était ce même reflet qu'il avait découvert dans le miroir de la salle de bain d'Angora. Fascination du sang entre les dents, fascination pour le corps qui sommeillait à côté et qui l'avait invité à mordre, mordre jusqu'à ce que le sang jaillisse, et alors le corps s'était écroulé, l'âme s'absentée, et le corps encore, s'était endormi. Dans la voiture, ses lèvres au goût métallique se demandent ce qu'il s'est passé depuis ce temps-là. Angora ne lui a plus demandé d'être mordue depuis des années. Dix peut-être bien. Douze plus certainement. Il se demande comment il a fait pour oublier ces épisodes-là, la morsure entre l'épaule et le cou. Oui, il avait oublié. C'était resté rangé quelque part, sommeillant sous les torchons, les serviettes, les listes de course et le film du dimanche soir. Le gout du sang. Putain. Le goût du sang c'était quelque chose quand même. Et ça rend tout le ciel plus pâle encore, tout le gel plus froid encore. Il remet le contact et repasse devant la maison mais non toujours, toujours pas de voiture, toujours seul comme un rat dans une nasse. Alors il se fait des films. Il imagine Angora partie se faire mordre par des dents robustes et déterminées, des dents qui contrairement à lui ne s'excusent pas. Ne s'excusent pas de vivre, mais prennent ce qui est offert, ce petit espace entre le cou et l'épaule, près de l'omoplate. Il se souvient, le lendemain, il observait la marque laissée par ses dents. Il avait demandé pardon. Elle lui avait dit que non. C'est elle qui avait voulu. Qu'il garde son pardon. Il est nul ce pardon. Il pourrait abolir ce qui vibrait la veille.
Il erra quelques kilomètres, la tête confuse et les muscles toujours aussi mous, les os creux. Arrivé Croix du Fraysse, il prit direction Cheminas et vit de la lumière chez Père l'Abeille, le camion rangé sagement, coincé sur ses cales. Il se gara. Après tout pourquoi pas. Il en avait tellement plein le crâne, chez l'Abeille, rien n'engage à rien, on s'assied sur les banquettes en bois au vernis écaillé d'inspiration marocaines, on fume, on rit, on ne fait rien. Il n'a jamais trop su pourquoi on l'appelait l'Abeille, certainement pas pour sa vivacité, peut-être son étonnante faculté à s'occuper des fleurs. Fleurs de chanvre de préférence. L'abeille était content de le voir et l'invita à entrer. De larges pupilles, il se saisit avec gourmandise d'une des canettes que Victor avait apportée. Dire qu'ils étaient amis ne reflèterait pas vraiment la réalité. Ils se fréquentaient. Ou plutôt, ils avaient été obligés de se fréquenter autour de raclettes et barbecues chez l'un chez l'autre. C'était Angora et Camille, l'ancienne compagne de l'Abeille qui s'occupaient de tout organiser, eux avaient suivi, un peu contraint par l'amitié naissante entre leurs compagnes, mais ils auraient pu tomber bien pire. L'Abeille et Camille avait eu un gosse, trois ou quatre ans à présent, et leur relation de couple était morte à la naissance de l'enfant. Ils s'étaient séparés. L'Abeille ne voyait plus Camille que pour se disputer concernant l'éducation de la gamine, son mode de vie, et plus globalement tout ce qui auparavant les avaient séduits et rapprochés.
Victor et l'Abeille s'installèrent donc sur les banquettes en bois. L'Abeille était visiblement défoncé. Parlait beaucoup. N'écoutait pas trop. L'était en boucle sur le gouvernement et sur la vaccination des enfants, parce que c'est un truc de malade tout de même. Onze vaccins obligatoires, ça veut dire qu'on passe son temps chez le docteur, et on sait même pas vraiment ce qu'ils foutent dans les vaccins. On veut en faire quoi de nos gosses ? Et ça veut dire quoi Infections invasives à Haemophilus influenzae de type B ? Hein ? C'est quand même une technique au poil tout ce verbiage médical. Une manière infaillible pour que les petites gens comme nous ne cherchent pas trop loin, ne se demandent pas le pourquoi du comment parce que, c'est sûr qu'eux savent. On met des mots en latin, des mots compliqués pour vous maintenir à une place d'ignorant, de benêt, des tournures de phrase alambiquées, des trucs scientifiques à la con et comme ça ils sont certains que vous n'aurez rien à objecter puisque vous êtes un imbécile qui ne comprenez rien. Et si vous avez le courage ou le toupet de demander de plus amples informations, les mecs se regardent, l'air de dire : qu'il est con celui-là, con ça passe encore mais chiant c'est limite limite, alors pour bien vous remettre à votre petite place de benêt, ils vous donnent une explication encore plus compliquée avec des mots dont on ignorait l'existence…. C'est la dictature de cette putain de médecine occidentale, une vraie salope celle-là. Vendue ! Vendue au lobbys et il faut pas faire de vagues, surtout pas faire de vagues, ne pas râler ou protester sinon t'es fiché. Classé. Tamponné. Et si tu fais d'autres choix, t'es mis sur le banc de touche. Placardisé. Pas de crèche. Pas d'école. Pas de centré aéré. Coincé j'te dis. Complètement coincé. Et moi j'ai pas grand-chose à dire. Parce que c'est la mère la mère la mère ! La dernière fois, elle me ramène la gosse, c'était ma semaine de vacances ! Notre semaine à tous les deux, et j'avais hâte, j'avais prévu plein de trucs mais on n'a rien pu faire. Rien ! La salope venait de la faire vacciner sans rien me dire alors que je suis dépositaire de l'autorité parentale hein, cinquante cinquante c'est comme ça que ça fonctionne et t'en sais quelqu'chose toi avec ton costume d'éducateur n'est-ce pas. Elle me la ramène, elle venait juste de se faire piquer la cuisse la p'tite louloute. Et ils sont tellement con les médecins, tellement déconnectés, ils lui ont mis un de ces vilain pansement, on dirait du scotch de chantier, histoire de bien vous prendre la tête avec la petite quand vous lui enlèverez. Et ça n'a pas loupé, leur vaccin de merde là : malade toute la semaine. Et tu sais quoi. Et là, tu vas croire qu'j'hallucine ou qu'j'exagère, mais véridique. Tu sais qu'ici on capte rien hein. Enfin j'veux dire pas grand-chose. Internet ça rame grave. Et ben durant toutes les vacances, la télé n'a jamais été aussi nette, le signal 4g, nickel. Toute la semaine. Et maintenant regardes, à peine une petite barre. Et ben, moi j'ai fait le rapprochement direct. Un vaccin, une super 4g.
L'œil de l'Abeille brillait, mais sa bouche semblait pâteuse, il prit une autre bière dans le sachet plastique, puis se mit à travailler sur la table basse une poudre blanche et collante. RC précisa-t-il. Pas cher mais bon. Mais gare à la cloison nasale. Ça pique un peu. C'est souvent comme ça avec les RC. On dit RC pour Reserch Chemical. Victor avait découvert ce phénomène il y a une quinzaine d'année avec Seb, un ami d'alors. Pour qu'un produit soit illégal, il faut que la ou les molécules qui le composent soient considérées comme psychotropes et ce sont ces molécules qui sont inscrites dans la liste des produits stupéfiants. Par exemple, ce n'est pas le cannabis en tant que tel qui est inscrit comme produit stupéfiant, mais le THC, la molécule psychotrope. Les Reserch Chemical profitent du temps que les autorités mettent pour inscrire une molécule dans le fichier des stupéfiants. Dans des laboratoires hollandais, polonais, aujourd'hui en Inde et en Chine surtout, des petits chimistes trafiquent des molécules, en inventent des nouvelles, de nouveaux psychotropes donc, et c'est tout à fait légal. On commande, on reçoit ça dans sa boite aux lettres. Une étiquette avec une tête de mort généralement, impropre à la consommation, ça passe pour de l'engrais. C'est pas cher. C'est pas sans danger.
L'abeille aspira une grande limace, fit une grande grimace. Victor eut la gerbe rien qu'à regarder le trait lui étant destiné. Mais qu'avait-il d'autre à foutre hein ? Alors il déchira un bout du magazine dédié à cet usage, s'approcha de la ligne blanche. Et la franchît sans se poser de question, une forte inspiration. Il crût perdre son œil tellement le produit faisait mal au nez, ça crépitait dans tous les sens, et il sentit des larmes jaillir à ses paupières. L'abeille riait, Victor rejeta son corps dans le fond des banquettes marocaines. Quelques minutes pour reprendre son souffle, pour que s'atténue la douleur dans les narines. Et après, tout allait mieux, l'avait juste une furieuse envie de parler.
L'Abeille et Victor blablatèrent, ne s'écoutant pas vraiment. Parlèrent de la qualité du produit quand il coule dans la gorge, de la corrosion qui pourrait gagner leurs narines, mais plus généralement de leurs névroses. Leurs destins de pauvres bougres contraints de vivre dans un monde dans lequel ils ne se reconnaissaient plus. Il y a de l'injustice, du complot, de l'aigreur. Et une sensation tenace d'impuissance et de compromission. Ooh. C'est que, essayait d'expliquer l'Abeille, comme ils grimpèrent dans la Clio pour faire recharge de bières tièdes à l'épicerie avant qu'elle ne ferme. C'est que, on doit bien, chacun, s'arranger le matin avec notre reflet dans la glace. L'Abeille avait la mâchoire qui bougeait toute seule, qui mastiquait le vide, ses yeux sortaient, tentaient de sortir de leur orbite par instant, puis se cachaient, dans leur grotte, sortaient, puis se cachaient. Victor l'interrompit arrivés devant l'épicerie. Lui demanda de rester à l'intérieur de la voiture, pas besoin d'être deux (et surtout inutile d'exposer son état au commerçant). En repartant, ils passèrent devant un drap blanc, grossièrement tendu entre un cédez le passage et un containeur à déverser le verre : Matinée Boudin Saucisse à la salle des fêtes le lendemain. Vaudrait le coup d'y faire un tour grommela l'Abeille. Oui. Pourquoi pas, on verra. Ils passèrent à nouveau non loin de chez Victor qui regarda l'air de rien l'absence de fumée sur le toit, il eut immédiatement envie d'enfoncer son nez dans cette douloureuse mais efficace poudre blanche et collante. Ils ouvrirent des bières et l'Abeille se débattait encore avec son reflet dans la glace, avec ses propres contradictions. L'expliquait qu'il était pas fou, hein, pas fou, il avait mis un cadenas sur le boitier devant la maison, là où était installé le vieux compteur électrique. Pas question qu'on lui mette cette saloperie de Linky. Des ondes encore des ondes. Un nouvel objet de contrôle, un moyen de soumettre, de tout savoir sur tout… Ooh bien sûr, c'était son boulot : installer des compteur Linky. Il bossait pour une boîte, prestataire d'Enedis et sillonnait la Drôme et l'Ardèche dans son camion pour remplacer les vieux compteurs, l'était payé à la prestation, un billet par nouveau compteur installé. Est-ce qu'il arrivait à dormir ? Ooh oui ! Il y arrivait d'autant plus qu'il se voyait comme un agent infiltré. Il ne remplaçait que le compteur des têtes de con. C'est-à-dire la grande majorité de la population. Mais, les gentils, les courtois, ceux qui ont des enfants en bas âge également et qui semblent sincèrement soucieux du devenir de ces derniers. Bah. Pour eux, il prétextait un problème technique, une installation défaillante. C'était Robin des Bois si l'on y réfléchissait bien. Après forcément, des fois, il changeait le compteur alors que les occupants étaient absents, et c'est pour ça qu'il avait mis un cadenas sur le sien, puisqu'il n'était pas nécessaire d'avoir l'accord du résidant, les compteurs demeurant la propriété d'Enedis. Mais là encore, l'Abeille était juste, il se faisait une idée de la valeur de l'occupant grâce à la boite aux lettres, au jardin, à la façade. En somme, lui rétorqua Victor, t'es un peu comme Saint Pierre dans son bureau dans le ciel, tu juges et tu tries. L'Abeille se renfrogna. Se tût un instant. Puis d'un coup lui hurla dessus, parce que y en avait vraiment marre à la fin qu'il se place toujours au-dessus des autres avec ses putains de références bibliques de merde. Hein. Alors merde hein, merde de merde, si c'est pour faire le malin, l'avait qu'à rester tout seul chez lui comme un putain d'autiste hein, parce que fallait pas la lui faire à lui. Savait très bien qu'il serait pas venu lui gratter ses prods si Angora avait été dans le coin. Hein. Qu'il savait très bien qu'il était juste un putain de bouche trou. Et comme il criait, ses yeux toujours, voulaient sortir de leur orbite pour se rependre sur la moquette dégueulasse de la Clio, et Victor fut surpris et mal à l'aise, surtout qu'il n'avait pas intrinsèquement tort. Qu'il ne serait certainement pas venu le voir. Si Angora avait été là. Si la petite chatte blanche ne reposait pas sous quatre-vingts centimètres de terre, là où il avait planté puis récolté un superbe plan de cannabis. Il essaya de s'excuser mais l'Abeille était vénère. Vraiment vénère. Surtout que lui avait le cœur sur la main, un vrai dindon, et qu'il lui avait presque tout niqué de ce qu'il lui restait de poudre blanche et collante. Alors serait peut-être mieux qu'il rentre chez lui hein. Et qu'il aille se peler le cul avec sa pompe à chaleur de merde. Alors Victor se tût durant les derniers mètres les séparant de chez l'Abeille, et l'Abeille grognait, tétait sa bière, reniflait, puis grognait encore. Victor se gara. L'Abeille ouvrit la portière, la neige avait fondu à présent, restait des mottes aux endroits ombragés, et l'Abeille gueula parce que cette putain de boue, c'était carrément dangereux hein, et qu'il aurait quand même pu rapprocher sa voiture d'avantage, histoire d'éviter de se casser la gueule et surtout d'éviter de tout crotter la barraque avec les chaussures. L'Abeille râlait, Victor le regardait, mît la marche arrière, ne sachant plus trop s'il fallait dire A bientôt ou Va te faire enculer. L'Abeille se renversa un peu de bière sur la veste et cria plus fort, et comme Victor ne réagissait pas et semblait résolu à partir, l'Abeille se tourna et beugla en agitant sa canette parce qu'il fallait qu'il arrête un peu de faire la fifille de bonne famille, et que c'était normal de s'engueuler et d'être pas d'accord de temps en temps, mais qu'il fallait réagir et, pas rester le cul collé sur son siège, et qu'il fallait qu'il se lève et qu'il lui fasse un câlin, parce que c'était au fond ce qu'il nous manquait à nous les hommes : des vrais copains avec qui on peut faire de vrais câlins. L'Abeille s'agitait en brandissant sa bière, Victor coupa le contact. Les deux se rejoignirent, se regardèrent, sourirent puis s'étreignirent une seconde. L'Abeille souleva Victor en lui disant qu'il ne fallait pas avoir peur de ses émotions, non, qu'il fallait se dire les choses importantes, et certainement que Victor se demandait quelles étaient ces choses qu'il était nécessaire de verbaliser au moment où il bascula en avant et le corps de l'Abeille en arrière, leurs gueules dans la boue, bien froide. Et ils se mirent à rire tous les deux, dans la boue la neige et la bière. Restèrent là un bon moment, bien froids et bien défoncés, ce serait tellement plus simple une vie sans femme à part sa petite louloute, ouais, c'était la théorie de l'Abeille, une vie sans qu'on nous casse les couilles parce que l'on rentre avec nos souliers crottés, sans se demander toujours ce qu'on va bien pouvoir nous inventer encore comme jolie résolution à bien respecter sinon pas toutouche pipi. Une vie simple oui, sans emmerde. Puis l'Abeille suggéra de rentrer, histoire de finir ce qu'il leur restait de poudre blanche et collante. Ils se relevèrent donc, pressés de mettre leurs nez dans la poudre, mais l'Abeille proposa quand même d'enlever leurs godasses, histoire de pas tout crépir le salon.
Ses cheveux se dressaient, anarchiques, son nez lui faisait mal, l'impression qu'à chaque poutre, des courants d'air lui chatouillaient le cervelet. L'Abeille en avait trop pris trop pris, et certainement que Victor aussi, mais il avait l'impression de maîtriser encore. D'avoir encore une certaine emprise sur les évènements. L'Abeille était rentré dans la spirale de celui qui n'est plus capable de finir la moindre phrase, d'aller au terme de la moindre chanson. L'Abeille mettait un son, quelques secondes, puis ah non, un autre son, quelques secondes, et un autre son encore. Ils n'avaient plus vraiment de conversation, prisonniers des leurres chimiques, mais tout allait bien bien bien. Bien pressé, torché, le sachet de produits était terminé, l'Abeille avait suçoté le plastique, fourrant sa langue dans les coins, ne pas perdre une miette. Vers deux heures du matin, Victor n'avait pas spécialement envie de rentrer, mais sans produit, la fatigue et les maux de tête allaient rapidement faire leur apparition. Il montra le SMS reçu la veille ou l'avant-veille, temps devenu soluble et abstrait.
Y a bon ici. Ecaille de poissons. Livraison +20 %
Peu d'hésitation. Victor eut tout de même la clairvoyance d'utiliser son téléphone personnel. Lança une bouteille à la mer. Moins d'une minute plus tard.
100 le G, rdv CX du F. 30 min. OK ?
Evidemment. L'Abeille et Victor se mirent à danser, leurs chaussettes humides sur le carrelage froid, reniflant et se dandinant. Se disant quelle belle perspective ils avaient devant eux. C'eut été dommage de se quitter comme ça, sans profiter pleinement de la nuit, alors oui oui oui, c'est un peu cher, mais quand même ça se paye un service pareil. Surtout par une nuit pareille. Avec le verglas. Mais eux, ne prenaient que peu de risque. Moins d'un kilomètre. En dansant, en rejetant sa tête en arrière pour sentir le plaisir gagner pleinement chacun de ses membres, Victor ferme les yeux et se rappelle le nombre de kilomètres qu'ils pouvaient faire à l'époque. Avec l'ami Seb. Ooh putain. C'est tellement loin tout ça. Lyon était sa ville alors, inscrite dans la peau, il connaissait chaque rue, chaque pont, chaque troquet. Il retrouvait l'ami Seb dans un petit appartement près de la manufacture des tabacs. Ils étaient inarrêtables, inattaquables, ils riaient à s'en faire mal aux mâchoires, et se défonçaient la tronche du vendredi au dimanche soir. Et nous ne sommes pas égaux. Voilà ce qui lui revient dans la tronche d'un coup. Le scooter contre un platane. Nous ne sommes pas égaux. C'était l'âge d'or, l'âge des expériences qu'elles soient affectives, festives ou sexuelles. Et que cherchaient-ils dans cette orgie de molécules, de soirées, de partenaires ? A vivre à vibrer. Rien d'autre ? Il ment comme il respire. Le scooter contre un platane. Ils s'étaient quittés cette nuit-là près des pentes de la Croix-Rousse… Il se souvient d'un petit cul, d'une fille au crâne rasé qui lui avait attrapé la queue dans un fumoir. Et la tête de l'ami Seb, un clin d'œil, l'était sur le départ. L'avait dit un truc du genre Profites moi je file… Et les mêmes questions resteront sans réponse. A l'entrée du crématorium, Françoise la mère de Seb qui lui demande : étais-ce un vraiment un accident ? Il n'y avait rien à répondre, rien du tout, juste ce portrait de Seb souriant sur un chemin de montagne, ce portrait que lui, Victor, fixait, pour ne pas voir le coffret en bois dans lequel son ami reposait. Tristesse.
Et mon dieu qu'il fait froid. Et faut toujours qu'ils soient en retard ces gens-là. L'Abeille, long lémurien aux pupilles déglinguées scrute la D592, boit de la bière mais se sent toujours aussi déshydraté. Victor se dit que ce ne serait finalement pas plus mal que le dealer ne se pointe pas, se sentait fatigué d'un coup, regardait l'Abeille et se disait qu'il était peut-être temps d'arrêter les frais. Le machin était complètement fait, la défonce suintant par tous les pores. Encore quelques heures, ouais, quelques traits, et ils ne seront plus que déchets. Caricatures d'homme. Pauvre Abeille. Cet œil, cette avidité, cette mousse au coin des lèvres, il la connaît. Il observe l'Abeille et son visage se mélange au souvenir du visage de l'ami Seb. Cette urgence dans l'œil. Quand le besoin remplace le sujet. Et si le dealer ne se pointe pas ? L'Abeille le fixe, hypothèse inenvisageable. L'Abeille souffle fort, et ses yeux sautillent et s'entortillent sur eux-mêmes, un vent de panique qui le fait hoqueter d'un coup : Non non y viendra. Et l'odeur quand il parle est épouvantable. L'odeur du produit ingéré et dégradé par la bille. Vraiment une sale odeur. Heureusement un phare borgne au lointain se dirige enfin dans leur direction. Un scooter. L'était convenu que l'Abeille s'occupe de la transaction. Victor resta dans la voiture à penser à Seb, et se souvient à présent ce qui l'avait tenu éloigné des produits et de la défonce pendant si longtemps.
Il se rappelle le vent dans le cou, il s'accrochait à son pote, ils traversaient la ville, Bellecour, Cordelier, ils hurlaient de joie, la lune était ronde et les étoiles cachées par la pollution. Ils roulaient sur les ponts, sur les trottoirs. Ils étaient nus. Complètement nus. Une histoire à la con, les narines pleines de Néodove, ils jouaient à Mario Kart sur la Wii, la musique faisait vibrer les murs du petit appartement près de la manufacture des tabacs. Et d'un coup, ils étaient partis en scooter, y avait une soirée quelque part. Ils n'avaient jamais trouvé la soirée. Et comment s'étaient-ils retrouvés nus à sillonner les rues de la grande ville ? Peu d'importance. Il se souvient de cette vitalité qui les habitait. Ce sentiment d'être indestructible. Hurlant de joie, majeurs en l'air, bouche sèche, vent qui s'engouffre dans les fesses. Le monde leur appartenait. Moins d'un mois plus tard, le même scooter avait mangé un platane frontalement. Seb était mort sur le coup. Et lui, Victor, se faisait sucer sur les pentes de la Croix-Rousse, pendant que le Samu ramassait le corps de son ami. La calotte crânienne était restée dans le casque. Et lui n'avait plus de batterie. C'était un joli casque sur lequel son ami avait collé des stickers de concerts, de festivals. Et combien de fois s'était-il refait le film de la soirée ? Combien de fois avait-il échafaudé ce qu'il serait advenu s'il n'était pas resté dans le fumoir avec la fille au crâne rasé ? S'il avait pris la place à l'arrière du scooter ?... Et quelle était sa part de responsabilité dans tout ça ? Au crématorium, il avait écrit un petit texte. Pour dire à tous combien il l'aimait. Il était monté au pupitre, avait regardé l'assemblé, avait essayé de parler mais rien ne sortait. L'avait essayé de reprendre sa respiration, de ne pas être submergé par les larmes, mais c'était fichu. Il avait baissé la tête, avait regardé ses chaussures, la sœur de Seb l'avait pris dans ses bras et l'avait raccompagné jusqu'à sa chaise. Il pleurait. Son cœur piétiné au sol. Son cœur rempli de sang, de larmes. Comme une éponge de mer que l'on écrase.
L'Abeille revint en trottinant, sa silhouette éclairée par la fine lune paraissait désarticulée, chaque membre bougeait mais comme indépendamment du tronc. C'était une gamine, et que font les parents c'est pas croyable des irresponsables pareil. Sur le scooter. Une gamine. Pfff. Pas plus de quatorze ans. Même pas sûr qu'elle ait l'âge de conduire la bécane. L'Abeille était choqué, grimaçant : elle perd pas le nord la gamine, elle te fait goûter, elle sort sa petite balance. Enfin. L'Abeille était choqué, grimaçait, mais déjà, comme ils retournaient direction Cheminas, il se débattait avec le petit pochon en plastique, et Victor lui disait qu'il était préférable d'attendre d'être rentrés, faire ça au calme, posés dans les banquettes de son salon. Pour l'Abeille c'était tradition, quand on va chercher du prod, on goûte un échantillon dans la voiture. Victor sentait qu'un truc dans sa tête avait basculé sur le trajet. L'était plus dedans, les gestes de l'Abeille qui déchirait enfin son pochon plastique et qui râlait parce qu'un peu de poudre avait volé en l'air n'était plus ceux d'un ami. Non juste les gestes d'un putain de crevard junkie.
L'Abeille s'envoya un trait, c'était de la patate, mais Victor cette fois-ci fit semblant, dégagea sa ligne du revers de la main, un peu de poudre encore sur la moquette de la clio. Il raccompagna l'Abeille à l'intérieur, il fallait que son pote se calme à présent, il en était persuadé, l'Abeille n'était plus qu'un gros bourdon collé à l'abat-jour d'une lumière trop vive. Victor se mit à boire de l'eau. Discrètement. Beaucoup d'eau. Pendant que l'Abeille chaque minute déclinait déclinait et se rependait sur les banquettes marocaines, regardait le vide, se demandant toutes les deux secondes où il avait mis le petit pochon de coke. Victor sentait la douleur gagner ses tempes, ses narines, un sentiment de désœuvrement également. Tristesse et nostalgie. C'est une chose qu'il s'était souvent dite avec l'ami Seb. Pourquoi nous dit-on que la drogue c'est mal alors que c'est tellement bon ? Et si c'est si bon que ça pourquoi ne sommes-nous pas défoncés H24 ? Hein. Peut-être à cause des à côté. Les descentes. La tristesse qui s'en suit. La voracité. L'abandon de la pensée pour la sensation. Comme un citron que l'on presse trop fort, trop vite, on râcle bien la pulpe. Après fini. Plus rien d'humain dans ce corps. Victor se dirigea vers la tablette de l'Abeille posée sur le bar de la cuisine, mit un mix de Kollektiv Turmstrasse. Le son minimal, lent et hypnotique enveloppa l'espace, voyait l'Abeille se cacher dans les banquettes pour coller son index dans le pochon de coke, en juif. Le mix du groupe allemand s'ouvrait sur Tristesse en français dans le texte. L'année précédant la mort de Seb, Victor était partie quelque temps sur Grenoble, avait suivi une fille qui l'avait accueilli quartier Beria. Avec Seb, ils ne s'appelaient que peu, par contre, ils s'envoyaient des sons. Régulièrement. C'était devenu une habitude entre eux. A l'époque, Victor écoutait beaucoup d'électro. Il téléchargeait les musiques proposées par Seb. Se les mettait sur son MP3. Partait marcher marcher marcher. Quand il se refait le film de ces années-là, Victor se rend compte qu'il n'a jamais eu de confident, de bon copain ou bonne copine avec qui s'épancher sur les affres de la vie, et que les échanges musicaux avec Seb ont certainement eu ce rôle-là. La musique est cathartique, la musique l'a toujours profondément relié à lui-même. Se souvient de ce morceau Tristesse, arrivé sur sa boite mail étonnamment un jour de semaine, en pleine nuit. L'ami Seb avait accompagné le son d'un tout petit mot : Une humeur ou plutôt un état permanant. C'était pas le genre du bonhomme, une telle gravité. Victor avait demandé si tout allait bien. Seb avait mis ça sur le compte d'une mauvaise descente, d'un mauvais produit. Certainement qu'après coup, il est facile de faire le lien. Certainement qu'il aurait pu déceler de quelque chose. Mais Seb ne parlait pas de lui, de ce qu'il se passait à l'intérieur et c'est peut-être ce qui les avait rapprochés tous les deux. Victor non plus ne parle pas du charnier qui faisande à l'intérieur de sa poitrine. Et Françoise, la mère de Seb se doutait de quelque chose mais à quoi bon ? Et quelle réponse eut été satisfaisante ? Que pouvait-il répondre devant le crématorium ? Partager le poids qui s'était abattu sur ses épaules cette nuit-là ? Quand la famille de Seb, en préparant la cérémonie, lui avait demandé s'il y avait une chanson ou quoi que ce soit qu'il souhaitait partager, il avait juste dit que son ami aimait ce son : Tristesse, mais le morceau était trop long, et l'électro passe très mal dans les crématoriums. Alors il s'était contenté d'écrire un petit texte qu'il n'a jamais pu lire ailleurs que seul, dans son propre appartement. Il n'a pas dit non plus que cette nuit-là, pendant qu'il raccompagnait la fille au crâne rasé dans un minuscule appartement des pentes de la Croix-Rousse, Seb lui avait envoyé plusieurs fois le même message. Message qu'il ne verra qu'en rallumant son téléphone le lendemain. C'était le même message que l'année précédente. Treize fois renvoyés entre 5 :14 et 5 :29, quelques minutes avant que le scooter ne s'empale contre le platane. Ce son donc Tristesse avec sur les douze premiers envois le même petit mot : Une humeur ou plutôt un état permanant. Sur le dernier envoi, il y avait le son. Mais il n'y avait plus le mot…
Était-ce vraiment un accident ? lui avait demandé Françoise. Et qu'est-ce qu'il y aurait eu de doux aux oreilles d'une mère ?... Lui en tous cas, savait une chose. Dans le casque, son ami écoutait ce son, il en était persuadé. Et si quelqu'un aurait pu faire quelque chose c'était bien lui. Si son portable avait eu de la batterie, si la fille au crâne rasée s'était éprise d'un autre bougre. Mais non. C'est en écoutant ce son que son ami est mort.
Un râle tira Victor de ses ruminations, l'Abeille dégueulait, s'étouffait à moitié, le corps couché sur le côté dans les banquettes, sa tête coincée dans un des coins. Victor se précipita pour le relever, le pauvre Abeille toussait, avait de la bile et des rejets de bière sur toute la gueule, sur tout son vieux gilet de laine grise élimée. Victor tenait son ami droit, entrepris d'essuyer son visage avec le gilet déjà souillé, l'Abeille était lourd, et pesait de tout son poids sur les épaules de Victor. Il grommelait, ne disait rien de cohérent, ses yeux révulsés. Victor lui disait qu'il fallait boire de l'eau, c'était le truc à faire à présent mais l'Abeille ne répondait pas, les yeux ne revenaient pas. Ça puait. Victor gardait la tête de côté pour reprendre sa respiration. La tête de l'Abeille tombait en avant, Victor la releva, cala son pote au fond de la banquette. Alla chercher serviettes, chercher bouteille d'eau. Revint, tapota les joues de son pote qui entrouvrit les yeux, il faut boire mec. Et il calla le goulot de la bouteille aux lèvres de l'Abeille qui se mit doucement à téter. Comme un nourrisson. Puis d'un coup lui cracha tout au visage s'insurgeant d'une voix rauque : Mais qu'est-ce que c'est qu'c't meeeeerde ?...
De l'eau mec… Ce n'est que de l'eau… Un lapin dans les phares, les yeux de l'Abeille surpris, apeurés, désolés, enfantins… Ooh j'suis désolé meeeec… J'crois qu'j'en ai trop pris…Et cette fois-ci l'Abeille se saisit de la bouteille que lui tendait Victor et l'aspira à grands gorgeons, la bouteille en plastique se comprimait sous l'effet de l'aspiration. Puis l'Abeille se releva un peu, mit ses mains sur ses genoux. La fête est finie. L'Abeille toussait un peu et reniflait. Puis doucement releva la tête, les deux potes se regardèrent un instant, l'Abeille éclata en sanglot. Victor le prit dans ses bras, l'Abeille pleurait à chaudes larmes entrecoupés de paroles incompréhensibles où il semblait être question qu'il en restait un peu dans le pochon, que la gamine qui les avait livrés leur avait refilé un produit impropre à la consommation, et que fallait pas qu'on le voie comme ça, qu'il fallait pas que Camille soit au courant, sinon il verrait plus jamais sa petite louloute… Victor le berçait. Et d'un coup, les pleurs se tarirent, immédiatement remplacés par un profond ronflement. L'Abeille s'était endormi. Victor resta un moment à bercer son pote. En se disant que c'était une des premières fois que ça ne souffrait pas de discussion, l'Abeille était son pote, ce n'était pas qu'une fréquentation. Il le berçait, caressant ses cheveux clairsemés trempés de sueur. Le visage de l'Abeille était déformé par les excès, la douleur, traversé de tics nerveux. Victor murmurait tout va bien tout va bien. Certain pourtant, que rien n'allait. Que tout partait en sucette, et que la mort et l'absurde s'invitaient de manière un peu trop forte dans ses os, ses muscles. Ses os creux, ses muscles mous et douloureux. Et comme il berçait l'Abeille, c'est à l'ami Seb qu'il pensait. Ce sont les deux hommes, les deux amis, à treize ans d'intervalles, qu'il étreignait et berçait contre sa frêle poitrine.
Victor avait bordé l'Abeille, remis des granulé dans le poêle, avait ouvert le frigo, trouvé un fond de crème douteuse, un peu de gruyère. Dans les placards : des pâtes, du fond de veau. Fit une grosse casserole. Trouva des dolipranes également, en goba un pendant que l'eau chauffait. Il se sentait cotonneux, tirait un coup sur une clope, un coup sur un joint d'herbe pure. Il espérait que la fatigue revienne mais le produit qu'il avait partagé avec l'Abeille l'en empêchait. Il se demandait depuis combien de temps son pote était sur la brèche. Combien de nuits sans dormir à s'attaquer les narines tout seul dans son coin. Ça le rendit triste un peu. Toutes ces existences solitaires. Ces tonnes de souffrances que l'on n'est pas capable de partager. Que l'on garde et que l'on gère chacun comme on peut. Ce qui est terrible, qui lui glace le sang, les doigts, les lèvres, les orteils et jusqu'à la moelle épinière, c'est de constater que tous ces subterfuges que l'on utilise pour arranger la réalité, pour la supporter. Pour avoir la force d'avancer, pour ne pas se brûler au contact de l'air ambiant, pour accepter la couleur du ciel et plus généralement tous ces alentours qui nous contraignent et sur lesquels nous n'avons plus de prise. Tous ces subterfuges, ils font du bien uniquement parce qu'ils mettent entre parenthèse l'insupportable. Bien sûr, bien évidemment, il y a le plaisir physique, mais ce n'est que peu de chose comparé à l'oubli de la souffrance. Renarde, la jeune fille de treize ans qu'il rencontrait au collège Marie Currie citait cette chanson de Lomepal qui résume bien le fond de cette pensée : Avoir la conscience du plaisir c'est bien / Avoir l'inconscience de souffrir c'est mieux… Sacré Renarde. Et Victor se mit à dévorer les coquillettes à même la casserole.