Oro
Laurent Doudiès
Le lendemain, Kira n'est pas venue tout de suite. Ça ne m'a pas surpris. Kori avait dû lui parler de ma tentative avortée de m'intégrer. Au mieux elle était gênée pour moi, au pire elle me signifiait que j'avais franchi la ligne. J'étais paumé.
Je ne voulais pas sortir. Je ne voulais pas croiser leurs regards.
Je me suis assis sur ma paillasse, les genoux collés contre ma poitrine, la tête posée dessus. Il fallait que je réfléchisse. J'avais beau me creuser les méninges, je n'avais nulle part où aller. J'étais cloué ici. Bordel, il me fallait un plan. J'avais toujours eu un plan. Un plan B, un plan de secours et même un plan de secours au plan de secours. Quand on passe de boulots en boulots, d'équipe en équipe, il faut toujours avoir un plan. Mes quelques expériences dans l'armée, la sécurité ou le mercenariat n'avaient fait que renforcer cette conviction. Tiens ! Même la fois où je servais de chauffeur pour un gros ponte d'avocat sur Fomalhaut.
Allez savoir pourquoi ce matin là, alors que je poireautais dans l'hovercar, en attendant que monsieur ait fini son brunch avec sa troisième épouse de quinze ans sa benjamine, je me suis mis à regarder les infos locales. Elles annonçaient un embouteillage monstre sur tous les accès directs au nord du tunnel aérien de Little Bristol. À priori je m'en fichais. Le boss se rendait tous les matins du côté de uptown, la cité administrative et politique, le quartier des affaires. Alors quand il m'a dit :
« Jim, je dois passer voir Béa (c'est sa fille). Emmenez-nous au Petit-royal en bas de chez elle.
— Bien sûr monsieur. »
Devinez quoi. Sa gamine elle habite à Little Bristol, le quartier bobo. Et voilà comment un homme averti en vaut deux. Plan B, nouvelle route, éviter le tunnel aérien.
Bref, je dois arriver à les comprendre, sinon je pourrais jamais les emmener au Petit-royal. C'est une image. Je ne pourrais aller nulle part en fait. Donc primo, apprendre cette foutu langue. Deuxio, ben on verrait quand le primo serait fait.
Kira entra à ce moment-là. Elle n'était pas seule. Un krillien aussi parcheminé qu'une vieille croûte de fromage l'accompagnait. Sa peau était cuivré, comme celle de Kira mais avec l'âge on avait l'impression que c'était du métal patiné.
« M'athelo Djima. »
Ça veut dire Bonjour Jim. Je sais je n'ai toujours pas trouvé le temps de lui expliquer que je ne m'appelais pas Jima mais Jim. Elle me souriait tout en me présentant le krillien qui l'accompagnait. Elle n'avait pas du tout l'air de m'en vouloir. De quoi d'ailleurs ? Je laissais mes doutes de côté pour me concentrer sur ce qu'elle m'expliquait laborieusement, à force de gestes pour combler les lacunes.
Le gars se nommait Oro-N'Tsango. Le nom fit tilt dans mon cerveau, le même que Kira, Kira-N'Tsango. Donc, sa fille ou sa nièce supposais-je. J'étais présenté au papa, s'il vous plait. Ça devenait sérieux entre nous. Je deviens grossier et je dis beaucoup d'âneries quand je panique. Plus sérieusement, que se passait-il pour qu'elle me présente à lui, ou que le vieux krillien veuille me rencontrer ?
« Il vient aider Jim, me dit-elle dans sa langue en articulant tous les mots, comme les instits le font auprès des gamins à l'école.
J'acquiesçais.
— Doucement, assis. Me dit-elle.
J'avais l'impression d'être un toutou. Mais je fis ce qu'elle me demandait. Et là elle m'a dit un truc que je pense ne pas avoir très bien compris.
— Oro, dans ta tête va percer.
— Quoi ? Pardon, Nehya ?
J'avais les yeux qui tournaient comme des billes et elle a dû voir que je paniquais.
— Doucement Jim, pas de mal il fera. Dans ta tête, il va parler.
Elle devenait cinglée ou c'est mon cerveau qui fondait. Je ne comprenais rien. Avec leur tournure de phrase avec le verbe à la fin, ça me fichait la migraine.
— Doucement Jim. » Redit-elle en posant une main apaisante sur mon épaule. J'avoue je tremblais, mais ça m'a fait du bien. Le vieil Oro s'est assis en face de moi. Il m'a pris les mains et j'ai senti sa peau toute sèche contre la mienne. Il avait les mains chaudes. Kira m'a fait signe de fermer les yeux. J'hésitais. Elle insista.
Forcé à l'introspection, mon cerveau était en plein chaos. Je ne savais pas ce que voulais faire Oro. Je ne savais pas ce que je voulais faire. Je savais qu'il fallait que je me détende. Plus facile à dire qu'à faire. Et d'un coup tout s'est arrêté. Dans ma tête il n'y avait plus qu'une immense plage faisant face à un océan d'un bleu lagon et d'une quiétude absolue. C'était magnifique, mais ça ne venait pas de moi.
Ça n'a duré que quelques secondes. J'ai ouvert les yeux et inspiré un grand coup. Comment c'était possible ? Tout mon être me criait que cette image venait du vieux krillien, mais ça n'était pas possible. Mon cerveau devait jongler entre des concepts et des sensations totalement contradictoires. J'avais ressenti un calme et une quiétude fabuleuse en contemplant cet océan. Et ce calme était entré en conflit avec une autre sensation bien plus insidieuse. On avait pénétré mon cerveau. Comme un viol.
Aussitôt, Kira s'est approchée de moi et a posé sa main sur mon épaule. Elle m'a parlé doucement de sa voix flutée. Elle ne cessait de répéter « Nihlo », il fallait que je me calme. J'ai respiré, plusieurs fois. Le vieux me regardait calmement, il m'attendait. Je voyais son regard aller de Kira vers moi et vice-versa, il écoutait ce qu'elle me disait, que je ne comprenais pas et attendait que ça me calme.
« Jim. Oro va t'aider. »
Je ne suis pas le roi de la méditation, on est d'accord. J'ai pris sur moi du mieux que j'ai pu et j'ai fermé mes yeux en essayant de contrôler ma respiration. Je me souvenais des cours de déminage à l'armée, ou quand ils ont essayé de faire de moi un sniper. Un échec soit dit en passant. Les instructeurs répétaient toujours la même chose.
« Concentrez-vous sur votre respiration, qu'ils disaient. Inspirez par le nez, soufflez par la bouche deux fois plus longtemps, toujours plus longtemps. »
L'océan était magnifique. De petites vagues poussées par le vent venaient mourrir à quelques mètres dans un marbre d'écume. Je m'entendais penser et pourtant c'était cette image et le sentiment qu'elle véhiculait qui dominait. Mais ça ne venait pas de moi. Pourtant c'était exactement ce dont j'avais besoin.
De calme.
L'image à tourné, ce n'était pas moi qui tournais, et mon cerveau ne comprenait pas. Mais ça me rappelait certaines sensation du mal noir en vol de compression. J'ai opté pour ça. Se détendre et attendre que ça passe. L'image a tourné et Oro était avec moi, devant moi sur la plage. Il m'a montré l'océan. Il m'a montré la plage. Nous étions au-dessus et il m'a montré la foret, la colline, et la ville. Il m'a montré le ciel, les nuages et m'a montré la nuit. J'ai vu le jour avancer, et la naine blanche se lever avec la nuit. Et il a nommé chaque chose qu'il me montrait. Krill le grand soleil jaune, l'astre diurne et K'aeld-N'Krill, les enfants de krill, eux, les krilliens. Il avait un nom pour moi, K'aeld-D'Na-T'Krill, les enfants des étoiles. Kali-Krill, la naine blanche nocturne et Isla-M'ayor, la cité des krilliens. L'instant suivant je faisais face à une carte, une de ces vieilles cartes sur papier que l'on peut voir dans les musées. C'était une ile. Isla-M'ayor était une ile, c'était aussi le nom de la cité. Elle était grande et je comprenais que je n'en avais rien vu. Et sur la carte j'ai vu d'autres villes, d'autres villages.
Tout s'est arrêté et mes pensées sont revenues sur le devant de la scène. Mais on était loin du chaos dans lequel je les avais laissées. J'ai ouvert les yeux et Oro me regardait en souriant. Je sais que j'ai tendance à me définir par ce que je ne suis pas. Et bien je ne suis pas une chochotte, mais j'ai pleuré. Doucement, sans douleur. C'était comme une libération. Comment ce vieux bonhomme avait réussi ce tour de force ? Je n'en avais pas la moindre idée, mais je sortais de l'expérience apaisé. La migraine que j'avais en apprenant le krillien avait disparu et pourtant j'avais appris. Pour la première fois depuis le crash un nouvel horizon radieux s'ouvrait devant moi.