orphans

keedismad

L’avantage de la mort, c’est ne se manifeste qu’à l’improviste. Elle ne prend pas la peine de prévenir.  Elle ne daigne pas vous avertir. Non, ce serait beaucoup trop simple. Vous savez, elle n’envoie aucun signal signifiant que vous arrivez au terminus. Rien ne vous indique la fin du voyage. Aucune hôtesse ne vous attend à l’arrivée. On dit qu’avant de mourir, notre vie défile. Je n’ai rien vu de tout ça. Je n’ai rien ressenti. Aucune joie, aucune tristesse. Pas même un seul regret. Non, je n’ai ressenti que la douleur. Cette douleur ardente qui s’étendait, encore et encore. J’ai n’ai vu que son regard hurler. Le regard de Jake. Il hurlait en silence. C’est idiot, mais ce cri, je l’ai perçu. Je l’ai perçu, même si aucun son ne franchissait ses lèvres. Elle était là, impuissante, à me regarder mourir. J’aurais du être attentif. J’aurais du être prudent. J’aurais du être vigilant. J’aurais du la sauver. J’aurais du la sauver en restant en vie.

 

Nous étions pressés ce soir là. Elle était en retard. J’étais impatient.  L’attendant, je faisais les cents pas dans le salon. Elle ne changerait donc jamais. Remarquez, je l’aimais pour ça.  Tout ce qui m’exaspérait ne me rendait que plus dépendant. J’aimais sa fichue habitude de laisser la cafetière allumée toute la journée. J’aimais entendre ses talons marteler le parquet. J’aimais que sa musique trop forte me réveille le samedi matin. Chaque samedi, je me levais avec la ferme intention de balancer cette chaîne HIFI par la fenêtre.  Chaque samedi, je me préparais à hurler de toutes mes forces que je voulais dormir. Et chaque samedi, je finissais par avaler mon café brûlant au rythme assourdissant de sa musique.  J’aimais chercher mes vestes pendant des heures et me rendre compte qu’elle les portait.  j’aimais son impatience lorsqu’elle apprenait à jouer de la guitare. Je l’aimais, c’est certain. Je l’aimais et j’aimais ce que nous avions. Nos routines, nos disputes et nos insouciances. J’aimais notre fille. Nous n’étions que des enfants mais j’aimais le notre.

 

J’attendais qu’elle se décide enfin à apparaître. Mes mains étaient moites.  Je tâtai pour la énième fois les poches de ma veste. Pourquoi ? Mais pourquoi mettait elle toujours autant de temps ?  Comme si je n’étais pas assez anxieux.  Mon cœur battait à un rythme infernal, prêt à jaillir de ma poitrine. Je l’aurais presque senti remonter dans ma gorge et s’y broyer, laissant mon estomac se déchirer.  J’attrapai ma guitare. Quitte à être en retard, autant en profiter. J’esquissai un sourire ironique. Mes mains tremblaient. Elles tremblaient beaucoup trop.  Essayez donc de jouer le moindre accord.  Vaincu, je m’effondrai dans le sofa noir. Machinalement, je planquai la mèche épaisse qui retombait sur mon œil. Ses pas retentirent, à l’autre bout du couloir.  Cette fois, mon estomac se resserra et mes tripes s’arrachèrent. Jake se tenait là , face à moi. Elle souriait.  Elle souriait, et c’était mieux que tout.  Sa robe était vert foncé.  Je n’avais jamais vraiment aimé cette couleur, le vert foncé.  Enfin, jusqu’à cet instant.

 

«  on dirait que tu as vu un fantôme, lança t-elle en s’avançant.

J’esquissai un bref sourire.

-          c’est tout l’inverse, crois moi.

Elle baissa les yeux, gênée. Même après trois ans, chacun de mes compliments l’embarrassait. Rien que pour ça, elle me fascinait.

-          tu es magnifique, repris-je. Ca valait la peine d’attendre.

-          Ne dis pas n’importe quoi, nous sommes plus qu’en retard maintenant.

-          Et alors ? C’est notre anniversaire, on peut tout se permettre. »

 

Elle hocha la tête et posa ses lèvres sur les miennes.  Ses cheveux bouclés tombaient sur son visage.  Elle avait renoncé à les lisser. Je ne sentis bête de me rendre compte qu’une simple coupe de cheveux puisse me manquer.  Qui se soucie de ce genre de détail ?  Moi, il faut croire.

Elle se dégagea et me fixa, un air enfantin scotché sur son visage.

 

«  Qu’est ce qu’il t’arrive ?

-          Dylan est chez Juliet, non ?

-          Oui, lançai-je surpris.

-          Et nous sommes en retard, non ?

-          Je vois.. et alors ?

-          Alors, reprit-elle , quelques minutes de plus ou de moins, qu’est ce que ça changerait ?

-           Pas grand-chose, supposai-je après avoir fais mine de réfléchir. Mais je ne pense pas que ça soit possible.

-          Et pourquoi ça ?

-          et bien, ma copine m’attend déjà au restaurent. Je devrais y être depuis un bon moment.

Elle me frappa légèrement avant d’éclater de rire.

-          Mais, dis-je entre deux baisers, je pense pouvoir m’arranger. Elle comprendra.

-          Oui, je pense aussi » dit-elle en me poussant vers la chambre et de claquer la porte.

 

Nous sortîmes trente minutes plus tard. Sa main tenait fermement la mienne. J’aurais donné n’importe quoi pour que ce sourire qu’elle affichait soit mon dernier souvenir. Oui, la mort m’a rendu niais. Qui l’aurait cru ?  la mort m’a rendu niais et nostalgique. Mais le pire, c’est que je l’assume. Je l’assume pleinement. Je lâchai sa main et la devança. J’étais là, au bord de la route, sans me soucier du reste. Qu’importaient les passants. Qu’importaient les dangers. Je n’ai rien vu. L’impact était sec. Sec et douloureux. La taule gelée se heurta à mon dos. Le sol me semblait lave. Le béton me brûlait et ma peau s’enflammait. Seuls les crissements des pneus me parvinrent. Où étais-je ? Je ne savais même plus le dire. Ma vue se brouillait sous mes paupières lourdes.  Jake fut ma dernière image. Son expression, mon dernier souvenir. Elle ne comprenait pas. Elle n’y croyait pas.  je me sentais sombrer. Je m’enfonçai dans ma douleur. Cette douleur atroce qui me transperçait.  J’avais mal.  Paradoxalement, je ne sentais plus rien. Pas même mes membres. Le vent ne se heurtait plus à mon visage. La pluie ne s’abattait plus sur mon corps immobile.  Le froid n’était même plus engourdissant. Le froid n’était plus rien.  Ce n’était plus qu’un souvenir. Un lointain souvenir. C’était fini.

 
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