Oser
philemon
Le petit soleil printanier réchauffe d’un seul coup la terrasse de ce petit café restaurant. Comme à mon habitude, j’y déjeune en ce lundi, jour de ma tournée dans cette petite ville provinciale rythmée par l’heure de l’embauche dans la manufacture du pneu. Un peu plus loin dans la zone industrielle, les bâtiments blancs immaculés avec des vitres teintées du laboratoire pharmaceutique. Les deux seuls clients de cette bourgade qui justifient ma venue tous les lundis, avec un agenda immuable : le matin, l’usine, l’après-midi le laboratoire. Et le midi, comme depuis deux ans bientôt, le café-restaurant où je prends comme toujours un pavé de rumsteak très tendre accompagné d’une salade et d’un pichet de rouge.
Et comme toujours, mon cœur bat un peu plus fort lorsqu’à midi et demi, je m’installe dans la petite salle souvent enfumée ou sur la terrasse lorsque le soleil est là, à Sa recherche. Elle, qui hante depuis le premier jour mes pensées, et que je n’ai jamais osé aborder.
Ce midi, à ma grande surprise, Elle est seule, de trois quart face à moi. Elle est toujours aussi belle, d’une beauté qui me fascine et me touche… Mais pourtant, aujourd’hui est un jour différent. Elle est seule, et cette soudaine solitude me laisse pensif.
Je l’ai vue tant de fois accompagnée de cet homme, un homme grand, bien mis, homme de décisions sans doute, qui mangeait vite, nécessairement, tout en menant ses affaires sans discontinuer. Et Elle semblait sous le charme, manifestement, essayant maladroitement parfois d’attirer son attention, buvant ses paroles sur ses lèvres, tandis que lui, tout à la conduite de ses affaires, écoutait d’une oreille distraite ce qu’elle pouvait lui dire.
Et la scène se reproduisait régulièrement tous les lundis, et je souffrais de voir le mépris dans lequel cet homme pouvait tenir cette femme.
Et parfois, j’étais peu motivé par ma tournée du lundi, à l’idée de revivre cette scène, tellement cette souffrance, ou ce que je pensais comme telle, je la partageais également. Mais j’étais comme hypnotisé par cette révélation, cette vie par procuration que je vivais au travers de cet amour si fort pour elle, si normal pour lui.
J’avais sans doute les symptômes aigus du voyeur, du malade qui remplissait sa vie vide en se nourrissant, se repaissant de celle des autres. Sans doute vivais-je mal à ce moment le départ d’Agathe, départ si brutal qu’il m’avait laissé véritablement sans voix, et dans un dénuement affectif et financier tel que je m’étais résolu, à tort sans doute, à reprendre sur le tard une vie commune avec ma mère, qui vivait seule dans un grand appartement.
Il y eut quelques parenthèses qui me firent penser que j’eus pu reprendre une vie amoureuse normale, loin de cette intrigue et cet envoûtement d’une femme qui me fascinait.
Ainsi, la petite Cynthia, l’accorte serveuse qui chaque lundi me servait avec affabilité. Que j’osai un jour inviter à la fin de son service, que j’emmenai en milieu d’après-midi dans la ville voisine, discrétion oblige. Ce fut sans doute elle qui, après un café vite, trop vite expédié, m’entraina dans un petit hôtel voisin.
Sans faux-semblants, de manière très naturelle, elle s’allongea sur le grand lit et m’entraîna dans un corps à corps ludique et gourmand, répondant sans retenue à toutes mes envies amoureuses. Je crus ce soir-là trouver une force nouvelle pour vaincre mon attirance stérile envers l’Autre, force que je nourris lors d’autres jeux amoureux avec cette petite, qui m’offrait avec naturel sa gorge avantageuse, ses lèvres pulpeuses et ses cuisses un peu épaisses, et son joli petit cul, dont elle parlait avec fierté.
Mais, alors que j’allais me faire violence, et lui proposer une vie commune en l’emmenant loin de cette bourgade sans vie, dans la capitale régionale qui lui faisait briller les yeux, elle était déjà partie avec un autre que moi. La patronne de la brasserie me décrit d’un air entendu, lorsque je m’en inquiétai, les frasques et la vie remplie de son employée. Un autre que moi avait flairé la bonne affaire, et pour un appartement dans la grande ville, avait lié sa vie à cette petite amoureuse qui jouerait son rôle pendant une ou deux années de passion, en tout cas vécues comme telles, avant de prendre son envol dans les bras d’un autre homme.
Cynthia avait quitté cette petite ville étriquée, me laissant désormais et irrémédiablement seul dans mon désir d’Elle, cette femme inaccessible…
Et aujourd’hui, Elle est seule, pour la première fois depuis deux ans. Seule et pensive. Pensive et irritée, enfin plutôt perdue, le regard vide, porté vers le lointain, vers cet horizon où le faible soleil tente de se donner des airs de plein été.
De profil, elle m’apparaissait encore plus désirable, sentiment que je me permettais pour la première fois, la découvrant seule, donc enfin accessible. Mais pourtant, pourquoi s’intéresserait-elle à moi, simple représentant en produits chimiques, artiste raté et poète maudit jamais publié, de surcroît vivant encore chez sa mère. Oui, Elle était désirable, avec ses longs cheveux aujourd’hui dénoués, ses jambes longues croisées sagement sous la table de zinc, sa poitrine opulente qui se soulevait à chaque soupir. Et pourtant, je le sentais bien, une femme en deuil, en deuil de son amour perdu, irrémédiablement détruit sur l’autel de la réussite.
Elle se tourna vers moi, esquissa un pauvre sourire, se leva pour aller aux toilettes. Je fus ému par son sourire, sa faiblesse qu’elle ne cachait plus. J’aurais pu, j’aurais du la consoler, car qui plus que moi pouvais lui apporter du réconfort ? Je le croyais, mais n’osais aller au devant de mon désir le plus cher. J’en étais à me gendarmer, peser le pour et le contre, hésiter et me reprendre lorsque mon indécision eut pour effet d’accélérer les choses. Je renversai ma tasse de café sur ma cravate.
Je me levai donc pour gagner les toilettes, afin d’essayer de sauver ce qui pouvait l’être.
A peine avais-je contourné le mur de l’arrière-salle pour gagner l’escalier qui descendait au sous-sol, que je tombais sur elle, elle dans mes bras, par inadvertance et comme un signe du destin. Je sentais son odeur, un parfum frais et printanier, ses cheveux légers, et je sentis ses mains m’étreindre, tandis que je restais interdit. Et elle éclata en sanglots, pleurant à chaudes larmes sur mon épaule, mouillant le tissu tandis qu’elle reniflait bruyamment. J’aurais pu, j’aurais du à ce moment prendre mon courage à deux mains, trouver les mots pour l’apaiser, ces mots que j’avais si longuement ressassés, pendant mes longues nuits d’insomnies où je ne cessais de penser à elle. Mais aucun mot ne sortit, je me contentai de la bercer doucement, mes doigts caressant ses cheveux.
Elle se reprit, s’écarta, balbutia un « je suis désolée, excusez-moi », et s’engagea dans la salle pour reprendre sa place en terrasse.
Lorsque je remontai des toilettes, du premier coup d’œil, je vis que sa place était vide. Et quand je la vis remonter à grandes enjambées la rue vers le soleil, j’attendis avec effroi et pourtant fatalité qu’elle eut tourné le coin de la rue.
Et alors qu’elle atteignait à peine le carrefour, je me levai d’un bond, et je me mis à courir, courir, courir… A perdre haleine…
Merci beaucoup. Je pense toujours à ce magnifique poème d'Antoine Pol mis en chanson par Brassens, "Les passantes", et j'aime ces moments où tout pourrait basculer, et où pourtant tout reste figé...
· Il y a environ 14 ans ·Ce sont ces rencontres qui me font avancer.
philemon