Oskar,

Eclat De Nuire

Oskar,

« Ne cesse pas de trembler, c'est comme ça que je te reconnais. Même s'il vaut beaucoup mieux pour toi que tu trembles un peu moins que moi. »

Une phrase entendue au détour d'une chanson éraillée, une phrase que je voudrais vous offrir, mon cher. Un bouquet de narcisses fanée pour le poète, un bouquet de maux comme on n'en fait plus.

Je vous écris d'une terrasse bancale de café, avant un énième lever de rideau. A défaut de jouer maintenant, je me fais spectatrice des bouts d'êtres qui m'entourent. Je les observe et je ris. Je ne sais plus m'en formaliser.

Je pense à la scène de papier que nous créons vous et moi. Je pense au théâtre, qui n'est qu'un spectateur qui s'est levé de son fauteuil, qui est monté sur scène et qui s'est retourné.

Je me retourne.

Derrière le comptoir, les disques et les vinyles côtoient les liqueurs. Une étrange lumière jauni mon papier. Se retrouvent deux-trois copains, le solitaire et sa bouteille favorite.

Le serveur feuillette un livre. En face de moi, un couple et un tout jeune enfant. Papa joue avec bébé, la cigarette au-dessus de la tête et le nez dans son verre. Maman s'en fout, Maman téléphone. Derrière moi, un couple, un autre. L'âge que nous avions lorsque nous étions encore vivants, mon cher. Lui pleure elle se tait. Ailleurs, des rires.

La vie. Ces autres dont vous parlez.

Au détour d'un distributeur de papier j'ai tout à l'heure croisé celui que j'ai fini par appeler Bel-Ami, vu que je ne sais de quel nom l'ont affublé ses parents avant de le jeter dans la vie. Un garçon qui dans ce monde n'a pas l'air d'être plus réel que vous et moi.

Assis dans la rue, à tendre la main pour récupérer un bout de ce que le distributeur au-dessus de lui refuse de lui donner.

Me suis sentie stupide un moment, le temps de lui proposer de l'argent. En me reconnaissant, il a souri et il m'a dit Pas toi. Tu achètes et tu lis des livres, c'est bien. Il faut bien qu'il y en ai qui les ouvres. Garde ton argent pour eux.

Lui ai demandé Comment ça va ? Il a serré les dents, un de ses collègues est mort au squat cette nuit, arrêt cardiaque. Je me suis réveillé ce matin, Ali me dit Regarde, il est tout froid Med'. On a tout essayé, les pompiers sont venus mais c'était trop tard. Je dormais putain moi je dormais. C'était un mec bien ce collègue. Il était dans la merde parce que les flics veulent qu'il se casse de France j'l'aimais bien. Voulaient. Ils voulaient les flics. Ils voudront plus rien maintenant.

Je l'invite à prendre un café, il refuse. Il y a le chien, il veut pas le laisser tout seul, j'ai pas idée de ce qu'on fait des chiens dans la rue.

Sans rien dire il me demande de partir. Il me dit Que la chance éclaircisse ton chemin.

La chance. Si je pouvais je pleurerais de rire, Oskar.

Je lui demande de continuer à vivre. Il rit, d'un vrai rire aux dents si blanches sur fond trop noir pour être « français », comme ils disent, ceux que nous haïssons vous et moi.

Il me dit qu'il continuera à arpenter les rues jusqu'à ce qu'un matin il ne se lève plus. Comme Med'. Comme l'autre en Janvier, qu'on a retrouvé froid aux pieds d'une belle Basilique, qu'on a caché au regard des passants, pour ne pas troubler leur quotidien. Pour ne pas se sentir coupable.

Je suis assise dans un café. Je regarde ce bébé bavant qui m'observe dans les bras d'un Papa satisfait. Derrière moi la fille silencieuse sort. Le garçon laisse le temps aux larmes de déborder de ses joues, se lève aussi, jette un billet sur le livre du serveur surpris, sort en courant du troquet. Un groupe d'amis prennent leur place. Une autre histoire qui commence sur la banquette de derrière.

Mes pensées en appellent à de sombres nuages, Oskar.

Je pense à Bel-Ami, qui envisage calmement la mort avant même de vivre, résignation de centenaire.

Je pense à la peur de l'Enfant, sa déprime affolante. Peur de perdre la sérénité originelle qui régit le monde.

Peur que la soif de vivre, à force de n'être pas satisfaite, se tarisse. Parce qu'on aura trop attendu, et qu'au bout d'un moment la vie, celle qu'on ne veut pas, celle qui étouffe, cette vie-là nous aura rattrapée. Sans même qu'on s'en aperçoive, elle sucera nos fureurs et nos mystères de l'intérieur et prendra peu à peu droit de propriété sur nos esprits. Nous polira, comme autant de corps sans vie qui arpentent les rues.

Les joues de l'Enfant sont rouges à force de recevoir les claques de la réalité.

La vie, disait ce bon vieux Willy. La vie, ce récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.

Papa part aux toilettes, Bébé perdu suffoque.

Je pense à ceux qui s'échappent trop tôt. Qui, en somme, se sont trouvé des certitudes plus fortes que n'importe quel père, spirituel ou non.

Mais plus vite consommées, les certitudes de rechange.

Souvent, elles sont coupées avec n'importe quoi.

Peut-être qu'il est là, le bonheur des générations perdues.

Dans l'assimilation par les veines de nos espoirs, dans la consommation de ceux-ci sur le bord gercé de nos lèvres.

Mon espoir à moi coûte beaucoup moins cher. Il est dans la consommation de l'encre de mes stylos. Du papier usé, qui ne saura contenter que nos deux paires d'yeux. Le café se vide. Bébé est remis, rangé dans sa poussette. Il est fatigué, ça se voit, toujours à cette heure-ci dit Papa. Bébé n'a même plus le choix d'avoir sommeil ou non, ses parents s'occupent de tout.

Étrange monde, que celui où même les enfants n'ont plus de peurs à verser.

Je m'aperçois soudain que vous êtes partout, mon cher poète. Sur les murs d'une ville fade qui se dit colorée, dans l'alcool des gobelets, dans la fumée des mégots et des voitures, dans les regards fatigués parce que sans vie des passants. Partout, des mots, les vôtres, semblent émaner des choses, ceux dont vous avez coloré les cartes postales grises de notre capitale il y a un temps.

« On y écrira une sainte œuvre », ce sont là vos mots.

Des certitudes de papier, des rêves brin de paille pour mettre le feu au monde.

A vous l'étincelle, Oskar.

Inès.

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