P comme Grand Projet !
Sandra Lisabois
« Je sais que j’ai du talent. Alors pourquoi, toi, tu ne crois pas en moi ?
- Mais ça ne sert à rien de t’énerver, Lili, arrête avec ça. Tu sais bien que ça n’a rien à voir !
- Quoi alors ? Pourquoi tu me décourages ?
- Je ne te décourage pas, je cherche simplement à te remettre les pieds sur terre. Ce n’est pas qu’une histoire de talent, parce que tu en as, du talent. C’est juste que… Enfin bon, tu vois bien comment c’est, on a déjà du mal à s’en sortir, et toi tu te lances dans ce truc, sans crier gare, tu voudrais déjà que tout soit fait, lancé, publié, mais ça marche pas comme ça ! Il faut du temps pour y penser, on ne fait pas ça sur un coup de tête…
- Un coup de tête ? Tu crois que c’est un coup de tête ? Tu penses que je n’y ai pas assez réfléchi ?
- Je ne dis pas que tu n’as pas réfléchi, je dis juste que c’est trop nouveau. »
Julie se prend la tête dans ses mains, elle sent la rage l’envahir. Déjà, elle ne l’écoute plus, concentrée sur son obsession. Bien sûr, qu’il ne comprend rien ! C’est un bon projet – un très bon projet, d’ailleurs. Un des meilleurs qu’elle ait eu depuis quelque temps. C’est quand même pas bien compliqué de se rendre compte à quel point c’est une bonne idée ! Dommage qu’elle se heurte directement à un refus.
« C’est pas parce que j’ai jamais eu le temps de m’y mettre que ça sort de nulle part. J’ai toujours eu envie de faire ça, murmure-t-elle.
- Mais ce n’est pas le problème, Lili…
- De toute façon, je n’ai pas besoin de toi pour commencer. Tu reliras un peu quand même pour voir ? Tu verras que j’écris pas si mal.
- Si tu veux. Mais tu sais ce que tu vas écrire ?
- J’ai un peu d’idées. Il faut que je réfléchisse pour savoir. »
Elle ne lui laisse pas le temps de répondre que déjà, elle s’enferme dans la chambre.
Aussitôt sur le lit, elle s’empare d’un stylo et de son carnet, qu’elle pose sur ses jambes croisées. Elle fixe la première page, encore vierge. Elle l’a fabriqué hier, son carnet, avec un paquet de feuilles de brouillon qu’elle a assemblé avec deux bouts de ficelles, un en haut, l’autre en bas. Elle le regarde et elle l’aime déjà, elle sent qu’elle va bien s’entendre avec, que leur relation ne fait que commencer.
D’ailleurs, si elle veut écrire, il faudrait peut-être qu’elle pense à lui trouver une petite place dans son sac, sinon il risque de lui manquer quand elle aura une idée. Elle se lève, cherche son sac, essaie de rentrer le carnet à l’intérieur. Sans succès, le format A4 est trop gros. Peut-être qu’en le pliant… ? Oui, ça rentre, mais c’est un peu dommage, de le torturer comme ça pour le plier à ses désirs.
Elle reprend sa position, se glisse le stylo entre les dents. Le carnet, une barre au milieu, est de nouveau sur ses genoux. Elle attend là, le dos courbé, se demandant comment écrire. Elle hésite, elle ne veut pas écrire un mot de trop, parce que ce serait un peu le gâcher, prendre de l’espace pour rien. C’est son premier carnet, il faut quand même faire attention… Pour le deuxième, ce sera différent, mais le premier c’est sacré.
Et soudain elle se lance, jette le premier mot, en haut de la feuille, un peu à droite. Le carnet des idées. Elle tire un trait pour marquer le coup, sous le titre, puis tourne la page.
Et maintenant ?
Julie a un peu menti, elle n’a pas beaucoup d’idées en fait. Ou plutôt, elle en a plein, mais aucune n’est développée, et elle ne sait pas sur quelle ficelle tirer. Elle réfléchit de longues minutes, passe en revue tout ce à quoi elle a pu penser depuis que le projet a germé. Rien ne l’attire vraiment : tout est soit trop commun, soit trop compliqué, trop niais… Qu’est-ce qui pourrait marcher ? Qu’est-ce qui pourrait plaire à son public ?
Elle imagine déjà les ventes, les salons, les dédicaces. Peut-être des interviews, à la radio ou même à la télévision ? Il faudrait qu’elle aille à Paris…
Aussitôt, elle s’auto-raisonne. Bon, ça va peut-être pas marcher après tout. Peut-être qu’aucune maison d’édition ne souhaitera la prendre… Si elle regardait comment ça marche ? Tout de suite, elle écarte le carnet, récupère son portable au pied du lit et appuie sur le bouton d’allumage. Pendant que l’ordinateur s’allume, elle écoute les bruits qui viennent de la cuisine. Elle commence à sentir les odeurs, sent son ventre qui a faim, se dit que c’est bientôt l’heure de manger. Revenant à l’écran, l’heure lui saute aux yeux : 19h57.
« Mince, je vais louper les infos… »
Elle bondit hors du lit, traverse l’appartement, allume la télé.
« Bah, t’écris plus ? lui demande Bertrand depuis la pièce voisine.
- Si. Mais je fais une pause, je suis un peu fatiguée. »