Pâlelune

Marc Chataigner

Tentative d'actualisation des Villes Invisibles d'Italo Calvino

Depuis plusieurs kilomètres de distance, il est possible d'apercevoir les hauts murs qui encerclent Pâlelune. Ils ne furent pas érigés pour empêcher qui que ce soit d'y pénétrer, mais bien plutôt pour assurer que la folie y soit ici maintenue en son arène.

Lorsque je pénétrais la haute enceinte de sécurité, je découvrais derrière des constructions sages à échelle humaine. Pâlelune ne dit rien à première vue de la maladie qui la ronge. Aux yeux du badaud, elle ne laisse paraître que ses ruelles pavées et sinueuses, encombrées à première vue de légères terrasses de café et animées de vénérables enseignes de liqueur, puis à y regarder de plus prêt, garnies de commerces d'armes et d'armures en tout genre. Si ses murs paraissent si blancs et les pavés si soyeux, c'est qu'ils ont été lavés à grande eau le matin même.

Allant à leur guise, les résidents flanent en costume local. Le carmin de leurs chemises et de leurs foulards fait resortir les veines tortueuses de la ville. Ils relatent en riant leurs dernières cavalcades à travers Pâlelune. Plus loin sur la Place des Victoires, à côté de la tête du perdant de la veille, est rejouée en public la scène de la veille. C'est d'ordinaire avec l'heure du déjeuner que se déclare une émeute. Un fauve vient d'être lâché, et Pâlelune, victime d'un nouveau coup du sort, referme aussitôt ses lourdes portes sur ce qui va suivre.

Dans les mémoires de la ville, se sont alternés des bêtes de tous horizons, carnassières et brutales, montées de cornes effilées, de mâchoires assérées ou d'armes rutilantes. Dés les premiers échos de cohue, les terrasses se sont repliées, les devantures abaissées, la terreur se déverse dans les veines et la folie joyeusement gagne la ville.

Les rues se vident au devant du monstre, et se densifient dans son dos, créant rapidement une masse rouge effrayante engageant le sanguinaire du jour à courir à son tour. Le rapport de force s'inverse et la course poursuite commence. Il rugit, pétarade dans toutes les directions, tandis que la foule exulte de pouvoir côtoyer une âme aussi violente. Au rythme des pas, le cœur de Pâlelune trépigne et contient, encore et toujours, l'afflux de folie dans ses boyaux.

Les résidents vous raconteront, enthousiastes, qu'il est toujours possible d'apercevoir dans les yeux de la bête immonde, l'espoir de parvenir à se frayer un chemin sur le cadavre de ses poursuivants. Quant aux assaillants, eux, les pupilles dilatées de plaisir, se sentent galvanisés par l'idée d'être assiégés, sans autre issue que l'épuisement à mort de la bête.

Depuis les balcons se déploient encouragements, hymnes aux patriotes et drapeaux de la ville aux couleurs du sang et des os. Commencent ensuite à pleuvoir des bandrilles sur le fauve, tandis que ceux lancés à ses trousses lui assènent plombs et billes de peinture. Sous le regards de caméras, Pâlelune compte les points et se prépare déjà à décorer ses héros.

Le monstre, à ses débuts si sûr de lui, est désormais pris d'un doute ; s'en sortira-t-il? Les rues se resserrent sur lui, toutes les portes lui restent clauses, lui réfutant désormais toute trace d'humanité. Les murs blancs l'encerclent, ici et là criblés de sang ou de peinture rouge. Au dessus, le ciel lui-même lui apparaît blanc, quand dans ses tempes bourdonnent la fureur de la ville. Au fil des heures, la foule gagne en furie, obnubilée par l'odeur de mort. Bientôt acculé dans un cul-de-sac, l'animal finira par se lancer dans un ultime assaut, se jetant corps et arme dans la foule qui le gobe et le piétine sous les regards vidéos de la ville. Loin au dessus de ses murs d'enceinte, Pâlelune pousse alors son cri démoniaque, nourri de la folie de chacun.

Elle réouvre alors ses portes, redéploie ses terrasses, remonte ses devantures, et, tandis que sur la Place des Victoires Pâlelune compte ses morts, la population déjà se rue sur des verres de liqueur pour célébrer l'âme indomptée de Pâlelune. Tous s'ennivrent de leurs exploits, et hurlent leurs mérites en découvrant le tableau de leurs exploits. Leurs cris et leurs rires gras gravent dans les murs encore chauds la mémoire de ce jour.

Avant le petit matin, les fossoyeurs auront lessivés les ruelles et les places, laissant apparents sur les murs à nouveau blancs, les impacts des exploits de la veille. Les portes de Pâlelune restent ouvertes, sortent les défunts et pénètrent de nouveaux courageux. À leur intention est inscrit au linteau : ‘Si c'était un jeu, il y aurait des règles', et sur la Place des Victoire pend la tête du monstre de la veille. Ainsi Pâlelune s'assure de nourrir la terreur dont elle a besoin pour vibrer, pour qu'aujourd'hui encore, elle se sente parcourue d'une crise de démence sanguinaire.

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