Par Coeur

Ophélie Pommier

Nouvelle écrite pour le concours Claude Nougaro Cette nouvelle est un miroir de notre société. Vous suivez le personnage principal, qui pourrait être vous, dans sa routine matinale. Pourtant...

6h25.

Encore et toujours en retard. Je bois mon thé d'un coup, je prends les premières chaussures que j'aperçois et je fonce en bas de mon immeuble. Pas le temps d'attendre que l'ascenseur arrive, de toute façon il est sûrement de nouveau en panne. J'arrive enfin à la porte d'entrée. Mes doigts sont prêts à taper mon code quand j'entends une porte s'ouvrir derrière moi.

-Encore en retard ?

-On ne change pas les mauvaises habitudes, Madame Garçia.

-Tu devrais mettre ton réveil plus tôt.

-Vous me le répétez tous les matins, Madame Garçia.

-Et tu ne le fais jamais.

Je l'entends souffler et avant qu'elle ne continue à me faire la morale, je m'empresse de faire mon code et de sortir de là.

Ne vous y trompez pas, je l'aime bien Madame Garçia. Avec ses longs cheveux bruns frisés, sa masse corporelle assez imposante et ses yeux toujours surmaquillés. Mais quand elle commence à parler on ne l'arrête plus.

 

Je regarde ma montre. Il me reste 3 minutes avant que mon bus ne passe. L'arrêt est au bout du lotissement. Ça peut se faire. J'accroche bien mon sac et je me mets à courir.

Bâtiment C. Bâtiment B. Bâtiment A… je vois l'arrêt. Et mon bus aussi. J'entame un sprint.

-Tu sais qu'il va falloir que tu t'achètes une montre un de ces quatre ?

-Bonjour à vous aussi, Dominique.

Je bipe ma carte de bus. Il me regarde d'un œil très attentif tout en faisant tourner son buste massif vers moi. Je me suis d'ailleurs toujours demandée comment il pouvait rentrer dans sa “cage” de conducteur, lui et ses gros muscles.

-J'aimerais bien savoir ce qui te fait toujours arriver pile à l'heure, toi.

-Aucune idée. Je ne suis peut-être pas née pour avoir de l'avance.

-Tu devrais faire quand même attention, un jour ça ne sera peut-être plus moi qui ferai cet horaire.

Je me dirige vers ma place favorite qui est, en passant, de loin la meilleure. Vers le milieu du bus mais pas trop, pas trop voyante, pas trop cachée. En étant assise de trois quarts je peux, en plus d'écouter, voir chaque personne autour de moi.

Dominique démarre. Je jette un œil aux alentours. C'est bon, il y a l'air d'avoir tout le monde. Je me dépêche de m'asseoir et de mettre mes écouteurs avec ma playlist matinale habituelle. Le son à peine audible, de manière que cela reste un bruit de fond et que je puisse entendre tout ce qui se passe dans le bus. D'ailleurs, faisons l'appel :

Le vieux monsieur sénile qui ronchonne tout le temps dans sa moustache entièrement grise ; le couple qui se dispute tous les matins ; le “rebeu” avec sa musique tellement forte dans ses écouteurs que l'on dirait presque qu'il n'en porte pas ; et le monsieur toujours bien habillé avec son style londonien. Un long manteau noir et une écharpe grise soigneusement nouée autour du cou. J'hésite toujours : un docteur ou un libraire ? Chaque fois que je le vois il tient un livre plus gros que ma tête dans ses mains. Et apparemment, il a fini celui d'hier.

 

Le paysage commence à défiler. Ma grande demeure s'éloigne petit à petit. Ce n'est pas le paradis, mais je ne la déteste pas. Et c'est dans mes moyens d'étudiante. En plus je ne suis pas dans Toulouse même. J'ai donc un peu de verdure et moins de grands bâtiments. En y repensant, j'ai toujours pensé que si les hommes construisaient des buildings toujours plus grands, ce n'était pas pour leurs grandeurs mais pour que la chute soit plus longue. J'avais écrit cette phrase sur une feuille de cours. Je pense que c'est à cause d'elle que ma voisine de classe me regarde bizarrement à présent.

Je cherche ma montre parmi tous mes bracelets quand tout à coup j'entends le Top Départ.

-C'est toujours pareil avec toi !

Et c'est parti, le couple commence à se faire entendre. C'est le début de l'épisode des feux de l'amour. Je les appelle “Rosie et Roger”. Je ne sais pas si ces prénoms font partie de la série, mais je trouve qu'ils correspondent pas mal. Des bons vieux noms dont on peut se rappeler. En même temps, eux, ils sont difficiles à oublier.

-Tu me fais honte !

Je remarque que Rosie parle un peu plus fort que d'habitude aujourd'hui. Elle a détaché ses cheveux blonds, qui n'ont pas l'air très bien coiffés. Roger, qui lui n'a pas mis de gel dans les siens ce matin, a dû faire une grosse bêtise. On dirait presque que, littéralement, ils se sont crêpé le chignon dès le réveil.

-Mais puisque je te dis que ce n'est qu'une amie !

Aïe. Ça promet d'être palpitant ce matin. Je me décide à regarder mes amis spectateurs : le vieux grogne du silence, comme d'habitude, tout en regardant d'un air méfiant le monsieur qui lui a son petit sourire habituel, livre ouvert mais une oreille qui reste attentive quand même. Et bien sûr, le rebeu et son merveilleux jogging trois fois trop grand pour lui, qui est collé sur son téléphone.

 

Je sens le bus ralentir. Le signal du premier arrêt. Suite après la PUB.

Je regarde à travers la vitre. Mémé et son rouge à lèvres bien rose avec son sac de sport est là. Violette aussi. Elles rentrent toutes les deux dans le bus. Mémé comme d'habitude reste debout pour montrer qu'elle ne fait pas son âge et Violette s'assoit tout au fond du bus, casque sur les oreilles.

Je ne sais pas si elle s'appelle réellement Violette. Elle a une tête à s'appeler Violette. Elle a les cheveux violets, les lèvres violettes et les ongles violets. S'il faut elle s'appelle Marie. Ou Stéphanie. Le plus simple pour moi est de continuer à la surnommer Violette.

 

Dominique ferme les portes du bus et redémarre.

-Arrête, je te connais par cœur !

Il n'en fallait pas plus, la Pub se termine : retour à l'épisode. Rosie a les yeux rouges, son mascara a coulé. Courage Roger, tu n'as que quelques minutes à attendre. Vous vous rabibochez toujours à votre station de métro.

 

Au début ça choque un peu tous ces aboiements matinaux. Mais on s'y habitue. C'est presque comme si cela faisait désormais partie du paysage. Et dieu sait combien de temps ils sont ensembles et qu'ils se battent comme ça tous les matins. Ça fait 6 mois que je prends ce bus, et ils étaient déjà là en train de s'engueuler. Peut-être qu'ils aiment ça ? Va savoir. En tout cas depuis que je les vois, je n'ose plus cherche l'amour. Détrompez-vous, ce n'est pas que j'ai peur de me disputer sans cesse avec la personne que j'aime, même si c'est triste. Non. C'est la routine. Être en couple et rentrer dans une routine. Plus rien d'imprévisible. Plus d'étincelle. A la limite même de connaître les pensées de l'autre à la seconde près. Je trouve ça effrayant.

Pour me changer les idées, je me repose la tête contre la vitre en regardant le paysage défiler. Alors : boulangerie, tabac-presse, pizzeria, poste, ruelle, habitation, magasin de vêtement, encore pizzeria… A force je connais l'ordre par cœur de chaque bâtiment qui suit.

 

“Par cœur” ?

 

Je repense à la phrase de Rosie. Elle connaît par cœur Roger. Mais comment peut-on connaître quelqu'un ou quelque chose par cœur ? Est-ce que c'est le fait de connaître cette personne ou cet objet par cœur, qui nous fait rentrer dans une routine ? Suis-je moi-même dans une routine ? Et pourquoi dit-on “par cœur” ?

Je sors mon téléphone pour faire une recherche rapide. Selon l'Internaute : “De mémoire. Cette locution adverbiale fait référence au fait qu'autrefois il était admis que le cœur constituait le siège de la mémoire. Apprendre par cœur signifie connaître complètement, sur le bout des doigts.”

Serait-ce si simple d'enlever à sa vie tout son piquant ? Rien qu'à cette question, je me perds dans mes pensées.

 

-Prochain arrêt, Trois Cocus

 

Cette annonce me fit reprendre mes esprits. Je n'ai pas vu le temps passer. Le bus s'est bien rempli, je peux désormais à peine percevoir le vieux retraité qui n'aime personne. En revanche, bizarrement, on n'a pas besoin de voir ses yeux pour sentir son regard noir de jugement.

 

6h58, arrivée à la station de métro Trois Cocus. Et comme toujours Dominique a deux minutes d'avance que l'heure prévue. Ce qui n'empêchera pas que demain matin il continuera à me réprimander et menacer de ne plus m'attendre. Mais je sais que s'il le fait c'est sa manière de dire qu'il m'aime bien et qu'il me conseille d'arriver un jour avec de l'avance. Au fond, il a une grosse carrure mais c'est un vrai ourson.

 

Je descends les marches. J'ai toujours préféré le bus au métro. C'est plus “ouvert”, plus convivial. Dans le métro on se sent enfermé et il y a des bruits de partout. Entre des groupes de jeunes, des gens au téléphone et les employés qui, avant même d'arriver au travail, se plaignent déjà de leur patron. Je ne parle même pas de l'odeur, horrible en été. Mais c'est quand même plus rapide que le bus, alors je monte le son de ma musique et je continue à marcher. Dans le métro je ne suis pas obligée d'écouter. Je ne sais pas pourquoi, mais dans cet endroit les gens sont plus expressifs. Même un sourd saurait ce qu'ils disent ou pensent.

J'arrive vers les bornes. Les contrôleurs sont là aujourd'hui. Pendant que je passe ma carte, je jette un œil du côté de leur emplacement. Une jeune fille a l'air dans le pétrin. Elle a dû se dire que ça ne lui arriverait jamais. Que “pour une fois”. Et pourtant…

J'entends le métro qui arrive, je commence à accélérer le pas. Forcément plus de place assise, je vais me mettre sur un des bancs. Je ne sais même pas si ça s'appelle comme ça, on dirait un accoudoir mais sans qu'on puisse s'accouder dessus.

 

Me voilà enfin placée. Ainsi que chacun de mes fidèles compagnons matinaux.

D'ailleurs en y repensant, la fidélité. Est-ce que cela pourrait être une sorte de synonyme au fait de connaître quelqu'un par cœur ?

Dominique est fidèle au fait de m'attendre tous les matins. Rosie et Roger sont fidèles à se disputer peu de temps après qu'on se mette en route. Le rebeu est fidèle de toujours s'asseoir dans la même position en écoutant toujours la même musique de manière que tout le monde entende. Le mi-docteur-mi-libraire est fidèle à toujours bien s'habiller en lisant son livre. Le vieux sénile est fidèle à toujours ronchonner des choses incompréhensibles.

Être fidèle à soi-même, est-ce la clef pour connaître une personne sur le bout des doigts ?

Pourtant je ne les connais pas. Du moins pas vraiment. Je connais leurs habitudes par cœur, oui, mais est-ce que cela me fait-il connaître leurs personnalités par cœur ? Je ne connais même pas leurs noms. Mais ne pas connaître le prénom ou le nom d'une personne n'empêche pas de connaître celui qui est en face de soi. Après tout, connaître quelqu'un par cœur, c'est très vague finalement. Un humain reste toujours imprévisible. Peut-être que Roger a réellement trompé Rosie, vu qu'elle est sure d'elle en le disant.  Ou peut-être qu'il ne l'a pas fait car il a sa propre manière de penser.

 

-Station La Vache

 

Un groupe de lycéens rentre dans la rame. Ils sont tous majoritairement noir de peau. Je ne sais pas si le vieux sénile est raciste mais chaque fois qu'il les voit son regard devient haineux. Plus que dans le bus, je veux dire. Il s'arrête de ronchonner cependant. Je crois qu'il imagine des scènes dans sa tête où il doit les brûler sur un bûcher, car j'ai même l'impression de voir des demi-sourires se former sur son visage. Je me demande pourquoi il ressent cette colère contre eux. Peut-être son père l'a éduqué ainsi. Peut-être a-t-il eu un conflit avec une personne de cette couleur de peau. Peut-être qu'il a perdu sa femme dans un accident et que, malheureusement, le conducteur était noir ? Est-ce qu'on peut en vouloir à quelqu'un de ressentir cette rage après un drame pareil ? Moi je lui en voudrais de mettre tout le monde dans la même case. En tout cas ça n'a pas l'air de les déranger, ils n'y font plus attention. Ils parlent, fort, et rient. C'est principalement quand ils sont moins nombreux qu'ils le remarquent. En même temps, il ne cherche pas à être discret. Il pourrait crier “Bande de sales noirs” s'il le pouvait. Au lieu de ça, il doit le marmonner dans sa moustache. C'est peut-être d'ailleurs pour ça qu'il se la laisse pousser. Qui sait.

En tout cas, chaque fois que ce groupe est là je vois ce garçon qui les regarde. Envieux. Tout en essayant de ne pas croiser le regard d'un seul d'entre eux. Il est toujours dans son coin, si on ne fait vraiment pas attention on ne le voit même pas. Son sac à dos est toujours bien rempli. Dès qu'on le regarde on voit qu'il est différent d'eux, et les différences sont souvent incomprises alors on met des personnes comme lui à l'écart. Chaque matin quand je le vois, je me vois moi. J'ai cette envie d'aller vers lui et de lui dire :

-Et salut Machin ! Comment tu vas ?

Mais ayant été à sa place, je sais qu'il y a un risque que ça le renferme encore plus. La solitude, ça c'est quelque chose que je connais par cœur. Chaque bretelle, chaque segment. Elle a vécu avec moi durant des longues années. Alors je pense que oui, je peux dire que je la connais très bien.

 

-Station Barrière de Paris

 

Je jette un œil vers le couple. Bingo. Rosie est dans les bras de Roger, et sortent du wagon en se tenant la main. Elle s'est même recoiffée. Comment a-t-elle fait pour qu'aucun cheveu ne dépasse ?

Instinctivement, mon regard se tourne vers Violette et je la vois en compagnie d'un homme. Ou plutôt l'homme lui tient compagnie, car l'attention n'a pas l'air mutuelle. Elle est toujours avec son casque sur les oreilles, elle essaie de se concentrer sur son portable. Mais cet homme devient de plus en plus insistant.

Ça lui arrive souvent, je ne sais pas trop si je devrais intervenir. Peut-être le connait-elle ? Il se colle de plus en plus à elle. Son visage change d'expression. Je vois qu'elle essaie de le pousser, mais en vain. Suis-je censée regarder ? Suis-je censée agir ? Mes yeux croisent les siens durant une demi-seconde. Un frisson parcourt mon corps. On dirait presque qu'elle crie sans voix. J'aimerais qu'on m'aide le jour où ça m'arrivera. Je n'ai toujours eu que des sifflements, des “t'es bonne” dans la rue. Personne ne m'a encore fait ce qu'il est en train de lui faire. Il faut que pour une fois je me bouge. Je dois faire quelque chose. Vite. Maintenant.

Du coin de l'œil je vois quelqu'un se diriger vers Violette. Une femme d'une quarantaine d'année, je dirais. Brune avec des doigts très fins. Elle se place à côté d'elle et pose sa main sur son épaule. Elle commence à lui parler tout en souriant. Puis tourne sa tête vers l'homme, toujours avec le même sourire. Celui-ci se décroche de Violette en soufflant et part à l'autre extrémité du wagon. Dans son chemin, son regard se porte vers moi. Je baisse les yeux automatiquement vers mon téléphone. Lorsque je devine qu'il s'est éloigné, je regarde à nouveau vers elle. Ses yeux n'ont plus peur. La femme a l'air très rassurante. Comme si elle savait. Elle savait que ça allait arriver. Elle l'a trop vu. Moi aussi je le savais. Et Violette devait savoir que je n'allais pas arriver à lui porter secours.

 

-Station Minimes Claude Nougaro

 

Arrivée. Je me remets mon sac sur le dos. Je sors du métro et prends les escalators.

 

Sinon, ce midi : Frites ou Patates cuites ?

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