par la force des choses
moindremal
Par la force des choses.
La finale agonie de la naissance de l’homme
- ou de sa mort - a commencé.
Thomas E. Bearden
« Un jour ou l’autre, il faut bien appeler les choses par leur nom. L’ordre semblait clairement venir d’en haut. Ce jour là, jour unique de l’éternel paradis, Elohim dût se résoudre à mettre son projet à exécution. Il sortit à regret du potentiel où il se trouvait bien, pour séparer la lumière des ténèbres. Puis il créa le monde en dix paroles, comme on le lui avait demandé.
Il n’y avait alors personne pour l’écouter parler du haut de la montagne. Mais dans la rapidité, l’instantanéité de ces paroles, chaque chose composant le monde reçut un nom, inaliénable. Et toutes ces choses furent appelées au miracle de l’existence, pour adorer et célébrer Elohim le créateur. La parole qui en les nommant les sortaient du chaos. Puis Elohim sépara les eaux d’en haut des eaux d’en bas, et il vit que cela était bon.
Il dit aux eaux d’en haut de pondre des oiseaux, aux eaux d’en bas de faire le plein de choses qui nagent et de coquillages, puis le sixième jour, il dit à la terre de produire des animaux. Un nom pour chaque chose et chaque chose à sa place : la vivante harmonie.
Puis vint l’homme qui se montra plus bavard encore que son créateur. Dieu n’apprécie pas le désordre. Il appelait la nuit : nuit, le jour : jour, mais usait aussi de l’éclairage public, des aubes blanches, des petits matins, laissait parfois les bougies allumées. Alors, Elohim l’envoya chasser les animaux de la terre, où il n’eut d’autre solution que d’être inventif pour sortir de ce mauvais pas. Il ne manqua ni d’énergie, ni d’imagination.
C’est ainsi que les choses et les noms continuèrent à se multiplier, la vie, à décliner. Elohim laissa faire. ».
Odrad Beth, la jeune copiste, posa ses outils d’écriture et s’étira. Elle émergea du labyrinthe de ses pensées. La grande verrière inondait de lumière le scriptorium de la salle d’histoire principale, posé au milieu d’une étendue de terre pierreuse, inhabitable, où les opérations de semences avaient à peine commencé. Après des siècles de silence, les Maitres étaient de retour. Les brumes thermiques montaient lentement dans la vibration de l’air.
Odrad, la clairvoyante, participait au programme virtuel dans l’Arche d’histoire des civilisations. Une coccinelle à sept points, la bête à bon Dieu du langage populaire, courait sur son bras. Les arbres de régénération commençaient à porter leurs fruits.
Son Arche réelle, passée maître dans la transmission de ces savoirs, s’était vu confier la restauration du bassin atlantique sud. Protégée par une immense coupole, le bâtiment principal ressemblait à une termitière composée d’alcôves maçonnées reliées par des chemins de sable. On pouvait scruter des terrasses les horizons lointains. Des convois d’exploration conduits par des éclaireurs descendaient en spirale en son centre vers des portes sous marines ouvrant sur des laboratoires où, dans des bioréacteurs, les parthénogénéticiens tentaient de ranimer le souffle de la Matrice. Une activité intense se déployait à chaque niveau dans un murmure concentré et studieux d’où émergeaient les rires et les litanies.
Odrad, l’espoir renaissant, connaissait bien les textes sacrés des origines. Elle se souvenait du chemin parcouru depuis son arrivée alors qu’elle était enfant, ignorant son âge, rare rescapée de la septième extinction qui clôtura l’anthropocène. D’abord affectée à la messe des morts, tirant ses leçons des mains des cadavres, comptant leurs os mêlés à la poussière, elle s’était fondue dans le corps plus vaste de la communauté du Réveil. Il lui avait fallu renoncer à se distinguer de ses semblables. Elle fut acceptée comme novice du second cercle en raison de sa précocité. Elle ressentait encore parfois cette oppression, cette anxiété imprévisible. Elle revoyait l’image de son père, comme ces étoiles qui brillent et dont on sait parfaitement qu’elles n’existent plus. La communauté apportait aussi un remède contre cette sorte de solitude.
L’extinction fut si rapide : un déclin climatique brutal sur une humanité se disputant les restes. On avait atteint le bout du temps. Au cours du dernier siècle s’était éteint le tiers de ce qui vivait. Les animaux ne trouvaient nul refuge dans la terre trop chaude. Ils quittaient leurs nids, leurs grottes. Ils perdaient leurs nourrices chassées sans relâche. Les objets, les fétiches, les techniques des âges de la connaissance, derniers remparts contre l’angoisse et l’ennui d’un monde privé de sens, exigeaient que leurs soient fournies les ressources ultimes. La densité allait avoir raison de la diversité.
La baisse des ressources alimentaires et de la fertilité conduisaient aux affrontements et aux pillages. Dans la confusion des guerres civiles, le second Bouddha sortit pourtant du fourreau de sa chrysalide. Nombreux furent ceux qui le suivirent parmi les survivants. Il leur donnason enseignement très direct, très franc : les offrandes seraient désormais imaginaires et consacrées. C’est dans la dévotion, le respect des préceptes, que résiderait l’espoir du Réveil. Le projet d’harmonisation de petites sociétés insurgées autosuffisantes et modestes était né de la rencontre des mouvements écologiques orthodoxes et des altermondialistes combattants du début du second millénaire. Ennemis de la civilisation industrielle, ils avaient établi un modèle de pauvreté et de décroissance organisée. Incompris et rejetés par les masses chaque jour plus nombreuses à basculer dans la misère, traqués par le système sécuritaire de l’Ordre, ils firent le choix de la clandestinité. Parvenant finalement à provoquer une puissante insurrection révolutionnaire, leur expérience des guerres urbaines leur donna l’avantage.
Ils trouvèrent un terrain d’entente avec la Voie du calme intérieur. Alors, les portes des Arches-mères furent à nouveau ouvertes. Les insurgés conquirent les confréries, réparties sur le globe. Agissant en vastes systèmes clos pour la conduite des écosystèmes, ces foyers de repeuplement partageaient la mémoire et l’archivage des résultats.
Le temps de la purification avait sonné. On mit au rebut les séries, les réactions en chaine,les assemblages contre nature, les lieux stériles, pour les palais inégalables des Arches, l’ordredes choses pour le chant des béatitudes. On partagea également les maigres restes. L’esprit devint à nouveau maitre des apparences.
Mais à l’époque de la longue lutte, des objets mis au rebut, hors d’usage, abandonnés, voués à la destruction, dont pour certains on avait oublié les modes d’emploi, commencèrent à donner des signes d’instabilité. Les forces productivistes se révélèrent être d’une autre nature, conduites par un ordre autrement plus puissant que celui que l’on croyait combattre. La révolution rencontra la main invisible.
Odrad contribuait à sa modeste mesure à perpétuer ces enseignements. Sa vie était partagée entre labeur, réflexion et méditation dans la lumière de Celui dont l’esprit est clarté.Miniaturiste-enlumineuse de talent, elle copiait cette saison le récit de la dernière tentation du Seigneur que nul défaut n’entache, du parfait Bouddha. Sur la table étaient disposées les pierres broyées, les herbes et les calames. Elle joignit à nouveau le concert du frottement de sa plume affutée au joyeux atelier :
« Je viens de cette lignée, et je marche vers l’apocalypse, la fin du premier monde qui fut le monde de la création. Parmi la multitude des objets et des signes qui entravent son cours. Ce monde qui s’écroule sous mon poids. Toutes ces choses surgies des encyclopédies, débordant des manuels, proliférant au point que leurs familles sont innombrablesme réclament. Leurs rituels de séduction sont au point. Elles tendent leur miroir à mon désir. C’est en ces choses, dans l’image qu’elles me renvoient, que je lie mes choix. Que je choisis entre les identités qu’elles me tendent. Il va falloir continuer. Nul répit. ».
Ces premiers mots ne laissaient guère d’espoir. L’appel des objets avait alors envahi tout l’espace. Les manuels d’enseignement étaient traversés par les voix androgynes du tentateur, par ces appels surgis du néant:
« Je t’attends depuis toujours au cœur de la cible, je suis toute neuve, une première main. Serré au milieu de mes semblables sur les rayonnages, dans les halls d’exposition, assez débrouillard pour me retrouver en haut de la pile, collée à la vitre dans la file d’attente du distributeur, prête à tomber, surnageant, débordant hors du bac, grelottant dans un congélateur à porte coulissante, repassée sur un cintre, filmé sous toutes les coutures, en tête de gondole, par lot, en vrac ou au détail, leader sur les marchés du milieu de gamme, à l’aise dans les linéaires duty free, présente dans tous les points de vente, dans les rayons spécialisés des stations, en saison, à emporter sur place, avec ou sans filet, dans mon emballage consigné de joli petit lot.
Je ne t’ai pas mis de couteau sous la gorge. J’ai bien senti ton regard qui s’attardait sur moi, furtivement suspendu. Ton attention est vite repartie dans le bruit blanc des marchés tournant jusqu’à la saturation. Ainsi dans la multitude, j’ai existé un instant. Reviens, je suis ta chose, soumise, disponible. Tu peux me désirer et je peux te séduire. Je provoquerai, j’exalterai, je recevrai ou je décevrai ton désir. C’est ma puissance. »
Elohim n’eut pas le choix. Il dût revendre ses parts à perte au plus offrant.
C’est ainsi que la production des marchés finit par occuper tout l’imaginaire, par prendre le pouvoir, en particulier sur les enfants et ceci dés leur très jeune âge. Mais ils furent aussi les premiers à découvrir la vérité, et Odrad fut de ceux là : sous des airs de ne pas en avoir l’air, les presse-purées et les passoires à légumes servaient en fait de sas avec des univers parallèles surgis des robinets, les hommes sur des bicyclettes horizontales à pédalier manuel envoyaient à leur insu des codes à travers l’espace-temps, tandis que des armées de canards en plastiques interconnectés équipés de piles nickel-cadmium préparaient l’arrivée de grands initiés qui nous enterreront tous. Les choses s’étaient liguées contre leur créateur, et contre celui qu’il avait fait à son image, pour préparer l’arrivée des nouveaux Maîtres nomades,des collectionneurs d’univers, des explorateurs, des mégamémoires interstellaires.
A leur tête, un géant, sorte de rocher mou à tête de limule, dégageant une forte odeur d’eau croupie, tenait un manuel sobrement intitulé « comment établir un contact avec les terriens ». Sans doute pour impressionner son auditoire, il s’avança suivi de sa délégation tentaculaire en marchant sur la mer sans faire de vagues.Il énonça par onde de forme leurs intentions : leur chef invincible et féroce consentait à épargner les derniers humains à l’unique condition que la production manufacturière intensive reprenne dans les plus brefs délais.
D’origine égyptienne, et sentant sa fin proche, il avait recherché une planète habitable dans la constellation, sinon désertée, du moins suffisamment abîmée pour ne pas attirer l’attention des pilleurs de sépulcres. Il voulait reposer parmi les reliques terrestres pour son dernier voyage.Surpris qu’on lui résiste, mais voulant préserver la main d’œuvre, il appela à la révolte des objets.
Odrad avait alors vu les foules jeter les télés par les fenêtres, descendre au pied des tours pour endiguer les montées d’ennui, affamer l’ogre, refuser de répondre à la force publique dans le petit matin, ne plus rien devoir à personne, se perdre dans les entrailles profondes des villes plongées dans l’obscurité, accueillant les enfants de personne, des égarés de n’importe où.
Le Bouddha sut trouver les mots pour dénouer le sortilège :
« La terre s’est donné les moyens de mettre la fin à ses jours en donnant libre cours aux forces de la séparation. Objets que je ne peux combattre, je vous pardonne, je vous laisse venir à moi. Vous êtes de ce temps où les dieux avaient soif, où ils se renouvelaient en exigeant des sacrifices et des offrandes. Abandonné sous cette étoile, parmi les détritus, en proie aux convulsions de la discorde, je sais ma tâche.Vous privant de désir, je vous renvoie au vide. »
Odrad connaissait la suite. L’Eveillé avait racheté aux Puissances notre droit d’asile. Elles se partagèrent les restes de l’ancien monde et repartirent pour une destination inconnue. Dans le regard de la compassion il en a soustrait ceux qui étaient tombés sous l’emprise du désir, de l’aveuglement, de l’orgueil, et de la jalousie. Il a mis fin aux souffrances innombrables. De la larme tombée de son œil naquit l’eau des jouvences qui arrêta le cycle des croissances et de la multiplication.
La copiste monta dans la tour centrale. Les plantes encombraient les escaliers qui menaient au réfectoire. La grande table sans elle n’était pas au complet. Elle se faisait attendre.
Le jour finissait dans la rumeur des mantras et la lecture des rêves. Bientôt elle pourrait ressortir et respirer à nouveau à l’air libre, sentir le vent de la mer, se promener dans les ruines effrayantes des villes désertée où elle avait grandi, sans savoir où elle se trouve, suivre les itinéraires des animaux dans les pierres, jeter les clés, trouver des nids, reconnaitre les oiseaux à leur chant, laisser les questions sans réponse, assise à l’ombre d’un tilleul au soleil couchant, s’endormir à nouveau dans la musique des noms de Dieu, rêver aux choses qui reviennent.