Par les yeux de l'enfer

jeffzewanderer

Par les yeux de l’Enfer

 

 

C’était une froide nuit d’hiver. Quand le voyageur  franchit la porte de la taverne à l’entrée du village, le silence se fit un instant. Il était grand. Sa cape, dont la capuche était relevée dissimulait ses habits et son visage. Mais elle ne cachait pas l’immense épée qu’il portait accrochée dans le dos. Sans un mot, il alla s’asseoir à une table au fond de la pièce, dans la pénombre. Malgré cela, il n’ôta pas sa cape, ni même son capuchon. Il appuya simplement son épée contre le mur.

Les bavardages reprirent entre les clients, timidement d’abord, puis allant crescendo jusqu’à redevenir l’assourdissant brouhaha qui régnait dans la taverne avant l’entrée du mystérieux voyageur. Cependant personne n’osait regarder directement vers la table qu’il occupait. Une serveuse s’approcha :

- Que désirez vous, messire ?

Elle ignorait s’il était noble, mais elle supposait que nul ne s’offusquerait d’être appelé « messire » alors qu’un noble pourrait prendre comme un affront qu’on le traite comme le commun des mortels.

- Je voudrais une chambre pour la nuit, un repas chaud et une chope de bière.

- Bien messire

- Merci.

La jeune femme écarquilla les yeux, surprise. C’était bien la première fois qu’un client la remerciait. Mais elle ne dit rien et s’empressa d’apporter ce qu’il avait demandé au voyageur.

La soirée était déjà bien avancée quand un groupe de jeunes soldats entra bruyamment dans la taverne. Ils parlaient et riaient très fort. L’un d’entre eux, le plus gradé apparemment tenait un trophée à la main.

- Oyez, oyez, cria l’un des soldats, le seigneur Cavenoc, grand vainqueur du tournoi organisé parle duc vous fait l’honneur de s’arrêter dans votre bourgade alors qu’il rentre chez lui auréolé de gloire. Buvez à sa santé et réjouissez vous !

Cette tirade fut accueillie par quelques hourras et les chopes furent levées. Les gens du village savaient qu’il valait mieux ne pas contrarier les nobles et il y avait de pires ordres à recevoir que  celui de boire et de se réjouir. Les six soldats prirent place à une table voisine de celle du voyageur et commandèrent à manger et à boire.

Le seigneur Cavenoc, après quelques pintes, entreprit de régaler ses compagnons de ses glorieux faits d’armes, et toute la taverne par la même occasion tant il parlait fort, ce qui n’était pas innocent. Bien qu’indéniablement courageux et doué pour le combat, le jeune seigneur était un fanfaron et certains de ses prétendus exploits étaient sans nul doute le produit de son imagination. Mais ses hommes l’écoutaient avec déférence et l’encourageaient même. Les autres clients étaient trop heureux que ces jeunes soldats éméchés ne causent aucun problème pour trouver quoi que ce soit à redire à leur conduite.

Tout se déroulait ainsi jusqu’à ce que le seigneur Cavanoc, maintenant ivre, se lève et lance :

- Bonnes gens ! Mes amis ! Je vous remercie de votre accueil et de votre enthousiasme !

Quelques hourras s’élevèrent à tout hasard.

- J’ai conscience d’avoir réussi en remportant ce tournoi ce que nombre d’entre vous qualifieraient d’exploit, poursuivit-il, mais pour moi ça n’a été qu’un jeu !

Les plus courageux, au fond, se permirent quelques haussements de sourcils dubitatifs. Mais le jeune seigneur n’y prêta pas attention.

- Oui, bonnes gens, un jeu ! Car comment un simple tournoi peut-il représenter une difficulté pour le preux chevalier qui a terrassé le Chevalier Azur lui-même !

Un silence de plomb tomba sur la taverne. La tension était en un instant devenue palpable. Mais Cavenoc, grisé par l’alcool et ce qu’il prenait pour de l’admiration ne s’en rendit pas compte. Au contraire il reprit :

- C’était un jour d’hiver comme celui-ci, à Ostreinburg, en Autriche. J’étais à la tête d’une expédition chargée d’enquêter sur d’étranges rumeurs. Nous venions juste d’entrer dans le château quand tout s’assombrit comme par magie. En un instant le Chevalier Azur était sur nous! Mes hommes ont tous fui. Mais je ne les taxerais pas de lâcheté, s’empressa-t-il d’ajouter, prenant l’air magnanime, tout être normalement brave en eut fait autant. C’est vrai qu’il était terrifiant avec son bras difforme, son épée maudite et surtout ses yeux ! Comme des braises. Brillant d’un éclat maléfique ! Mais je n’ai pas flanché !

Il était monté sur la table et faisait de grands gestes pour appuyer ses propos.

- J’ai levé mon épée et nous avons croisé le fer. Il était fort mais j’ai tenu bon. Et à un moment nos épées se sont coincées. Nous étions à quelques centimètres l’un de l’autre ! Les yeux dans les yeux ! J’ai eu l’impression de fixer l’Enfer même ! Pourtant j’ai soutenu son regard ! Et il a défailli ! Il a vu la flamme ardente du courage qui brûlait en moi ! Il a reculé ! J’ai redoublé de vigueur ! Les coups pleuvaient ! Il reculait encore ! Et enfin, d’un coup magistral, je l’ai décapité !

Il resta un instant immobile, comme s’il prenait la pose, le bras droit tendu à la manière d’un combattant qui vient de porter un coup de taille. Puis il se redressa d’une façon qui aurait été très solennelle s’il avait moins bu et conclut :

- Voilà comment j’ai vaincu le Chevalier Azur !

Un silence total régnait dans la taverne. Quelques secondes s’écoulèrent ainsi puis le jeune seigneur s’exclama :

- Et alors ! C’est comme ça que vous célébrez ma gloire ? Réjouissez vous ! J’ai débarrassé le monde du monstre ! Allez, viens ma mignonne, lança-t-il en attrapant la serveuse par la taille et en la serrant contre lui.

- Viens, on va faire la fête tous les deux ! dit-il en commençant à la tripoter :

- Non ! Lâchez- moi ! s’exclama la jeune femme

- Hé toi !

Tous les regards se tournèrent vers l’endroit d’où la voix était partie. C’était le voyageur qui avait parlé. Il portait toujours sa cape et son capuchon et n’avait même pas détourné la tête.

- Qu’est-ce que tu veux, pouilleux ? lui lança Cavenoc, énervé.

- Viens donc t’asseoir à ma table, répondit simplement l’inconnu.

Comme le jeune seigneur ne bougeait pas, il lui fit signe de la main et ajouta :

- Allez, viens, un grand guerrier comme toi n’a rien à craindre. En  plus, tu ne fais pas honneur à ton rang en t’en prenant à cette fille.

De plus en plus courroucé, Cavenoc écarta brusquement la serveuse qui poussa un soupir de soulagement, et alla s’asseoir face au voyageur. Celui-ci gardait la tête baissée.

- Alors! Qu’est-ce que tu veux ? C’est la bagarre que tu cherches ? Tu es fatigué de la vie ?

- J’ai entendu le récit de tes exploits.

- Alors tu sais que tu n’as aucune chance si tu me défies !

- Tu as menti.

Cette dernière phrase n’avait pas été prononcée comme une accusation. C’était juste une affirmation. Cavenoc se dressa brusquement :

- Comment oses-tu ? Je vais …

Mais il ne réussit pas à se lever car le voyageur lui avait saisi le bras et l’avait forcé à se rasseoir. Il continua calmement :

- Tu n’as pas terrassé le Chevalier Azur ; ça, je le sais car je connais celui qui l’a vaincu. Toi tu ne l’as jamais affronté, ni même vu.

- Et pourquoi dis-tu cela ? rétorqua Cavenoc, Qu’est-ce que tu en sais ?

Mais cette fois-ci il n’essaya pas de se lever car son bras lui faisait encore mal là où le voyageur l’avait attrapé.

- Je le vois à ton attitude, à ton regard. Tu prétends avoir fixé le chevalier dans les yeux et   l’avoir fait reculer et je sais que c’est faux car je n’ai jamais rencontré aucun être qui ait pu soutenir le regard de ce monstre. Et toute personne qui l’a vu et en a réchappé n’a plus jamais été la même. Il marque tous ceux qui le voient.

Cavenoc se pencha en arrière, l’air moqueur et siffla :

- Quelle expertise ! Qui es-tu donc pour parler ainsi ?

Le voyageur ne répondit pas. Il se contenta de faire signe à Cavenoc de se rapprocher. Celui-ci s’éxecuta, mettant les coudes sur la table. Alors le voyageur se pencha lui aussi en avant et releva lentement la tête afin de fixer le jeune seigneur droit dans les yeux. Il le regarda ainsi pendant quelques secondes qui semblèrent durer une éternité. Puis il se s’approcha un peu plus et murmura quelque chose à l’oreille de Cavenoc. Malgré le silence absolu qui régnait dans la taverne nul ne put entendre ce que le voyageur dit au seigneur. Ce que tous virent, c’est que le visage de Cavenoc perdit brusquement toute couleur au point qu’on eût dit celui d’un mort. Le voyageur se leva tranquillement, laissa quelques pièces sur la table et monta à l’étage où se trouvaient les chambres. Personne n’osa parler pendant encore un long moment puis de timides murmures se firent entendre à l’autre bout de la pièce, venant de ceux qui n’avaient pas tout bien vu. Soudain Cavenoc se leva brusquement, renversant sa chaise et se précipita vers la table qu’il avait occupée toute la soirée avec ses hommes.

- Ramassez vos affaires, vite, on s’en va. Grouillez vous !

- Mais sire…, commença un des soldats, passablement ivre.

- C’est un ordre ! hurla le seigneur. Son visage était déformé, non par la colère mais par la terreur.

Maladroitement, les hommes rassemblèrent leurs armes et paquetages et se dirigèrent vers la sortie. Juste avant de franchir la porte, Cavenoc, qui avait repris quelques couleurs, se tourna vers la serveuse et lui dit :

- Je vous prie d’excuser mon comportement. C’était indigne. Pardonnez moi.

Et avant que la jeune femme soit revenue de sa surprise, il avait claqué la porte et lui et ses hommes avaient repris la route.

Après quelques lieues, l’un des soldats s’approcha de Cavenoc et lui demanda, embarrassé :

- Excusez moi, monseigneur, mais que s’est-il passé à la taverne ? Que vous a dit cet     homme ?

Il craignit un coup pour avoir osé se montrer si impertinent mais rien ne vint. Au contraire, le jeune seigneur tourna gravement la tête et lui répondit :

- Il m’a dit « je connais le regard de ceux qui ont fixé l’Enfer dans les yeux car moi, j’ai vu par les yeux de l’Enfer »…

La petite troupe reprit la route en silence, pressant le pas afin de mettre au plus vite de la distance entre eux et le mystérieux voyageur.

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