Parade

Célia Johnson

La réalité n'était malheureusement pas faite de lumières, de projecteurs, et de musiques dramatiques. Elle était beaucoup plus simple, moins spectaculaire, avant tout plus cruelle. Il était parti.

« - Madame, pourquoi tu pleures ? »

 

Elle sentit une petite main potelée la secouer vigoureusement. Les doigts trop petits de l'enfant tentaient en vain d'agripper son bras. Elle ne voulait cependant pas le regarder, elle continuait comme depuis des heures maintenant à fixer le vide devant ses yeux. Il recommença à lui secouer le bras, plus violemment. Contrainte, elle finit par tourner la tête et quitter son inquiétante immobilité. Son regard balaya son visage jusqu'à croiser ses yeux. Elle y reconnut l'expression de cette candeur juvénile qu'elle détestait tant. 

 

« Pourquoi tu pleures ? »

 

Elle détestait tout autant leur spontanéité déconcertante et leur étonnante clairvoyance. A croire que ces petits êtres avaient un don pour pointer du doigt ce qui faisait mal.

Elle était cependant trop absorbée par ses pensées pour lui accorder plus d'attention. 

 

Elle se remémora alors cette nuit. Encore une fois. Une énième fois. Comme à son habitude elle était rentrée chez elle. Comme à son habitude elle avait tourné deux fois la clé dans la serrure avant de pousser la lourde porte de son appartement. Comme à son habitude elle avait posé son sac sur la commode du salon. 

 

Cependant quelque-chose n'allait pas. Elle n'eut pas besoin de le chercher pour savoir qu' il n'était pas là. Il ne l'attendait pas. Il ne l'attendrait plus. Elle le savait. Elle le ressentait. L'instinct fait partie de ces sentiments inexplicables qui ne se trompent pas. Comme une évidence. Ce fut un de ces moments intemporels où l'espace et le temps semblaient figés. Elle resta de nombreuses secondes immobiles, comme paralysée. Il n'y avait plus aucun son, plus aucun geste, comme si son existence s'était soudain mise sur pause le temps d'un instant.  Puis elle lâcha les clés qu'elle tenait encore dans sa main, le bruit sourd de la chute brisa cette atmosphère mortuaire. Tout recommença. Son cœur se remit à battre. Vite. Douloureusement. Pour une ultime représentation. La barrière qui avait retenu jusque-là ses larmes céda. 

 

« Pourquoi tu pleures ? » 

 

L'enfant répéta en boucle cette question sûrement dans l'espoir d'une réponse. Cependant elle ne voulait pas répondre à cette question. Pas maintenant et certainement pas à cet enfant. La seule chose qu'elle trouva à dire était : 

 

« Dis-moi, elle est où ta maman ? » 

 

L'enfant la regarda fixement, sans ciller et de manière innocente lui répondit :

 

« Elle est partie. » 

 

Lui aussi était parti. Il était parti tout simplement, en silence, sans bruits ni larmes, sans cris qui déchiraient le calme de la nuit. Pas de drame, plus de romance. Elle n'était ni Lucrèce ni Dona Maria, elle ne serait jamais l'héroïne d'un drame romantique. La réalité n'était malheureusement pas faite de lumières, de projecteurs, et de musiques dramatiques. Elle était beaucoup plus simple, moins spectaculaire, avant tout plus cruelle. Il était parti. Elle n'avait pas pu l'empêcher. Elle n'avait pas vu la porte se refermer bruyamment. Elle n'avait pas couru pour tenter de le faire revenir. Elle n'avait pas non plus crié. Ça non. Elle chercha en vain la lettre qu'elle aurait désiré trouver poser sur la table de leur salle à manger. Dans sa réalité il n'y avait pas non plus de lettre. Il était parti. Tout simplement. Dans un geste inconscient, elle se mit à écrire elle-même cette lettre. Elle écrivit les mots par lesquels elle aurait voulu être brisés. Ces mots de haine, de rage, de colère. Elle écrivit, des heures, sans s'arrêter. Ses larmes se mélangeaient à l'encre noir, dans un tourbillon sans fin. Les mots n'étaient plus son refuge. Elle y faisait naufrage. Parce qu'elle était seule. Elle recopiait ce mot inlassablement. Seule. Seule. Seule. Seule. Seule. 

 

Il était parti, tout simplement.

 

La vérité c'est qu'il l'avait quitté. Brusquement. Sans aucun signe. Il était reparti comme il était arrivé. Fugace. Il l'a laissé. Seule. Seule avec ses démons, seule avec ses pensées. Il avait tout emporté avec lui. Tout, sauf les souvenirs. Il n'avait rien laisser derrière lui, la réalité n'admettait pas non plus d'explication. L'auteur de sa vie n'avait pas daigné l'écrire. Seul un cœur meurtri et solitaire était le témoin de ce dernier acte. 

 

Dans ce grand théâtre qu'était l'existence humaine des gens venaient et repartaient, d'autres mourraient en silence et certains attendaient désespérément d'être secourus. Tout cela n'avait rien d'une comédie. Ce théâtre était terne et silencieux, loin des couleurs joyeuses et festives et des intermèdes musicaux que l'on pouvait s'imaginer. Les grands projecteurs avaient fait place à des lampadaires qui éclairaient le chemin de simples passants, ceux-ci n'avaient rien de la prestance des acteurs qui montaient sur scène. Ils ne brillaient pas par leur talent, personne ne venait les voir. Ils n'étaient ni superbes ni magnifiques. Eux-aussi étaient désespérément seuls. La vérité c'est que comme tout le monde ils allaient au travail. Comme tout le monde ils avaient arrêté d'aimer. Ils avaient oublié comment aimer. Comme tout le monde ils étaient las, avaient oublié depuis longtemps leur rêve d'enfant. Chacun revêtait son propre masque, incarnant chaque jour un nouveau rôle qui n'était pas le leur. Ils étaient de plus en plus grandioses, de plus en plus pathétiques. Puis soudain les masques se brisaient, les costumes luxuriants se déchiraient. Les trois coups avaient retenti. Le rideau venait d'être ouvert. La misère humaine était dévoilée.

 

L'enfant était parti. Elle ne s'en rendit pas compte. Elle ne se rendit pas non plus compte qu'elle était seule. Ça depuis le début. 

 

Comme tous ces hommes elle n'était même plus l'héroïne de sa propre vie. On lui avait volé cet unique rôle. Elle n'était plus qu'une simple spectatrice. On l'avait cependant placé au premier rang, elle assisterait à son propre dénouement. Tout ça parce qu'il l'avait quitté.

 

 

Elle vit alors une troupe de saltimbanques qui festoyaient dans la brume environnante. Leur costume plein de couleurs et le son entraînant d'un orgue de barbarie l'attiraient irrésistiblement. Parmi eux un petit garçon coiffé d'un chapeau rouge et noir tenait une lettre à la main et lui fit signe de les rejoindre. Il était finalement revenu. Elle s'avança dans la brume et s'éloigna vers cette grande troupe. Ensemble, main dans la main, ils montèrent en dansant et chantant à bord de leur bateau fantôme. 

 

Le rideau s'était refermé pour la dernière fois.

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