Parenthèse libanaise
Dandy Cool
23h45, je demande à Patrick de me raccompagner à l'aéroport. Déjà l'heure de se quitter après un séjour de pur émerveillement et de découverte de soi est arrivée. Le sac est dans le coffre, le passeport à la main, je vérifie encore une fois que je n'ai rien oublié. Je monte à bord de la voiture. Le moteur à peine chaud, les phares à peine allumés, nous voyons le ciel s'éclaircir comme dans un violent orage. Nous nous regardons l'un l'autre avec un air interrogatif.
" T'as vu ce que j'ai vu ?"
Nous craignons déjà la réponse affirmative. Comme pour me nier l'évidence, je prétexte un éclair... mais le ciel est dégagé et on aperçoit les étoiles.
"As-tu entendu ?" me demande Patrick
"Non" répondis-je.
"C'était très fort" rétorque-t-il.
C'est vrai que je n'ai rien entendu. Peut-être que la réalité dépassait le champ de mes possibles et que j'ai cru confondre avec la musique que distillaient les haut-parleurs de l'autoradio.
Puis j'aperçois ce que je ne veux pas voir : une colonne de fumée blanche s'échappe du centre de Beyrouth. Nous allons dans sa direction car l'aéroport est situé à quelques kilomètres de là. Le silence envahit l'habitacle. Je n'entends même plus la musique. Patrick ne dit plus rien. Les mauvais souvenirs ressurgissent.
Comme pour me rassurer une nouvelle fois, je romps ce silence pour demander:
"C'était quoi à ton avis ?"
Trois secondes de silence.
Patrick me répond : "C'est la guerre civile qui recommence."
Silence de nouveau. La colonne de fumée est à quelques mètres. Nous empruntons un sous-terrain et déjà elle n'est plus. Je n'ose me retourner.
Pas un mot jusqu'à ce que mon téléphone sonne. Ma mère m'appelle depuis Varsovie. Elle n'est sans doute pas au courant de ce qu'il vient de se passer devant mes yeux mais la télépathie entre une mère et son fils est sans doute très grande. Elle comprend tout de suite au son de ma voix que quelque chose ne tourne pas rond. Elle essaye de détourner l'attention vers des sujets plus légers en me demandant s'il fait beau. Il est minuit et la nuit est tombée depuis longtemps. L'intention était là.
"Patrick vient en France avec toi ?" me demande-t-elle.
J'ai alors l'horreur de lui dire que non. Moi je pars, et lui il reste là dans ce qu'il appelle "rien d'extraordinaire, le quotidien qui reprend."
Arrivés à l'aéroport, ultime contrôle de police, ultimes adieux aussi. Les larmes à peine retenues, je serre Patrick dans mes bras et lui demande de prendre soin de lui.
"C'était très beau" me dit-il.
Oui, tout était beau dans ce petit pays. Je ne regretterai pour rien au monde cette parenthèse lumineuse dans ma vie.
Dans le tourniquet d'entrée de l'aérogare, je me retourne pour apercevoir encore une fois Patrick. Sa 307 démarre, il ne me voit pas. Il ne voit pas que cette fois mes yeux ont coulés.
0h15, je n'ai pas la tête au Duty Free. Je reçois un appel de mon père me demandant où je suis. Il a vu les infos à la télévision à Paris et déjà ce que j'ai vu est sur toutes les chaînes. Je le rassure en lui disant que je suis déjà dans la galerie marchande de l'aéroport. La salle d'attente devant l'avion de la Middle East Airlines pour Paris est équipée d'écrans plasma qui diffusent la chaîne d'infos libanaise LBC. Tout est en arabe, je ne sais toujours pas ce qu'il s'est vraiment passé. Je vois défiler des images d'ambulances, de voitures brûlées, de blessés... Autour de moi, des yeux rougis, des visages anxieux et graves.
J'appelle une dernière fois Patrick. Il est déjà au fond de son lit bien au chaud. Je peux embarquer.