Parlons-en
maryme
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Je parle beaucoup.
Je parle, je parle, je parle sans arrêt.
J’ai toujours quelque chose à dire, une histoire à raconter, un truc à rajouter, une remarque à faire, une précision, un avis sur tout et sur toutes les choses que vous auriez pu vouloir exprimer.
Je dis « auriez pu vouloir » parce que vous n’auriez pas pu, je ne vous en aurai pas laissé l’occasion.
Je parle, je parle, je tchatche, je blablate, je discours, je narre, j’évoque, je récite, je babille, je susurre, je débite, j’introduis, je développe, je conclus, je parle, je parle, c’est plus fort que moi. J’ai cette envie sourde de dire des choses, d’éjecter mes idées, de me vider en paroles, de remplir un espace vide. C’est que j’ai le silence en horreur. Il me dérange, me met mal à l’aise et je me sens obligé de le rompre.
Vous avez tous un ami, un frère, une sœur, un beau-frère ou une belle mère, un voisin, un collègue, un commerçant du quartier comme moi. C’est peut-être même la maladie du siècle.
En tout cas, moi, je l’ai attrapée très jeune. Déjà, vers deux ou trois ans, mon beau-père perdait patience dans la voiture : « Marie, tais-toi, tu parles trop ». Même chose pour la maîtresse dans la salle de classe : « Marie, tais-toi, tu parles trop ». Les copines dans la cour : « Marie, tais-toi, tu parles trop », les petits amis sur les banquettes arrière des voitures : « Marie, tais-toi, tu parles trop », les collègues de travail qui le chuchotent, les amis sur le ton du conseil, les employeurs, les parents toujours et encore eux, l’épicier, le facteur, le voisin, le chien du voisin…
Tout le monde a toujours semblé me dire « Marie, tais-toi, tu parles trop ».
Je le prenais et le prends toujours très mal, évidemment, mais le lendemain ou quelques heures après, je me remets à parler, comme si de rien n’était, inlassablement. En me disant à chaque fois : « Marie, tais-toi, tu parles trop ». Cela agissant comme un petit coup de fouet bien placé dans mon estime, un conditionnement insidieux et tenace qui me fait devenir chaque jour plus triste et parler toujours plus, comme dans une course contre le vent.
Pourquoi est-ce je parle autant ? J’ai l’impression que ça me détend, c’est ma façon de tuer le temps. Quand je ne parle pas, je réfléchis à ce que je pourrai dire, et ainsi de suite jusqu’à ne plus penser à ce que je dis. Je parle vite, j’enchaîne les idées. Je parle bien, c’est que j’ai de la pratique. Je suis une virtuose de la parole. J’envoûte, je cherche à captiver, j’abuse de l’emphase et je m’écoute parler et le pire c’est que je suis si douée que les autres ne se rendent compte de rien, ils écoutent.
Si douée que cela devient automatique. Un automate. Je suis devenu un automate. Je me sens seule, unique, déconnectée.
Lorsque mon public ne réagit pas comme je le souhaite ou qu’il est distrait, lorsque je sens que je ne parviens pas totalement à captiver mon auditoire, j’en ressens une profonde douleur. C’est comme un rejet, une blessure que l’on m’inflige. Ça me donne envie de hurler, de me débattre, de déverser toute la rage qui est en moi. Je suis remplie de colère et de peur. Je suis terrorisée.
Je flotte, recroquevillée dans mon propre univers, celui que j’ai créé de moi-même. Cet univers dangereux et hostile où il faut se méfier, rester sur ses gardes et ne rien laisser paraître, cet univers en guerre, une guerre que j’ai moi-même déclarée.
Je sens que tout cela doit mourir. Je dois mourir à tout cela. Cette conception de l’univers doit mourir, elle n’est ni bonne, ni mauvaise, elle n’a pas lieu d’être c’est tout, elle est déjà morte.
Et voilà je commence à m’écarter du sujet, je commence à trop parler. Je vous avais prévenu.
Peut-être que je parle autant pas peur de mourir. Je me dis que si je meurs et que je renais j’aimerais bien que ce soit sans parler autant. Je serai plus sereine. C’est que parler m’épuise. C’est la seule façon que j’ai trouvée pour dépenser toute l’énergie que j’ai au fond de moi. Je ne fais pas de sport, je n’ai pas de passion à part lire, j’ai un petit ami que je martyrise régulièrement, des amis dont je me méfie, une famille que j’ignore élégamment.
À force d’en parler, de m’entendre trop parler et d’entendre que je parle trop, je me suis mis à détester. Détester tout le monde et toutes les choses autour de moi. Détester ceux qui ne m’aiment pas, détester ceux qui m’aiment, détester ce que je ne peux pas changer et détester ce que je peux changer. Détester le matin, l’après midi, le soir ; les jours pairs, les jours impairs, les jours avec et les jours sans. Détester est devenu un sport, un entraînement quotidien. La haine occupe le temps, divertit et accompagne, elle s’accommode de tout et n’a peur de rien. Je me suis mis à trouver tout odieux, l’endroit où je vis, ma rue, mon quartier, ma ville, mes amis, mes parents, les connus, les inconnus, moi.
La haine à une amie qui chemine toujours avec elle et se plait à être torturée : l’estime. Lorsque l’on déteste tout, soi et les autres, on perd l’estime, elle continue de nous accompagner chaque jour, mais elle fait bande à part et le seul qu’elle laisse entrer s’appelle désespoir.
Moi et désespoir nous avons beaucoup parler, surtout moi, il m’a convaincu qu’on pouvait vivre ensemble, il m’a convaincu de son utilité, de son indispensabilité, comme une paire de lunettes que je me suis mise à porter pour regarder la vie. C’est à ce moment-là que la peur s’est dévoilée. Elle avait toujours été là, tapie dans l’ombre sans se faire connaître, on sait que quelqu’un est entré, on l’a entendu, on en est sûr, mais lorsqu’on regarde dans la pièce il n’y a personne. On se croit fou, on se dit qu’on entend des voix, on n’est pas fou, on vient seulement de découvrir la présence de la peur.
Elle semble prendre place facilement la peur, elle se sent vite chez elle, il lui suffit d’un rien, elle se contente de peu et peut rester seule et survivre ainsi toute une vie. J’ai longtemps cru que c’était moi qui l’avais laissé entrer, comme par inadvertance, par négligence, et je m’en suis voulu pour ça.
Aujourd’hui j’ai compris que ce n’est pas moi qui l’ai laissé entrer mais qu’au contraire, elle a toujours été là, en réalité la peur fait partie de moi, je suis la peur. C’est pour ça qu’elle se sent si bien chez moi, c’est parce que la peur c’est moi. Ce n’est pas une intrusion forcée ou un quelconque hold-up, on n’entre pas par effraction dans une maison dont la porte est déjà ouverte, surtout si cette maison est la tienne !
La peur. Est-ce la peur qui me fait parler autant ? J’ai tendance à penser que lorsque je parle, quand je rentre dans un discours, je n’ai plus peur. Cela va même plus loin, je me mets à fuir le silence, à sentir son mal-être qui est en réalité le mien. Parler pour ne pas avoir peur. Remplir le vide. Dis comme ça cela paraît absurde, craindre le silence, comme on craint un père ou un juge.
Et pourtant c’est vrai le silence me terrorise. Le silence c’est comme la mort, c’est l’arrêt, le souffle divin, la ponctuation de la vie.
Plus j’y pense et moins j’ai envie de parler.
Si le silence peut être mon ennemi, puis-je m’en faire un ami ?
À moins que ce soit comme pour la peur, le silence, c’est moi.