Parmi eux
sylvenn
Tout va trop vite… où vont-ils tous comme ça ? On ne me remarque même pas, et au début je me disais que c'était mieux ainsi. J'avais tellement honte d'être ainsi isolé, exposé au milieu de la foule, de ces gens qui avaient l'air de savoir où aller, autant dans la seconde que dans la vie. Seul, parmi les groupes. Parmi les amis, parmi les familles, parmi les couples, parmi les collègues.
J'espérais seulement qu'on ne me voie pas, planté là comme un piquet, les bras ballants balayés par la brise de leurs allées et venues. La simple idée qu'un passant s'aperçoive de la présence de ce badaud que j'étais déclenchait d'ingérables sueurs perlant sur mon front rougissant. Alors je me confectionnais un cocon d'anonymat, je me cloîtrais dans mon mental, m'enfouissais sous des vêtements plus neutres qu'un arbitre incorruptible pour ne jamais avoir à exister auprès de quiconque. Et ça a fonctionné.
***
Me voilà aujourd'hui devenu invisible, et encore plus seul que je ne l'étais alors. C'est comme si mon propre corps, ma propre conscience, s'était elle-même désolidarisée de moi. Je n'intéresse plus personne ; y compris moi-même. Alors voilà que maintenant que j'ai touché le fond de l'inexistence, j'agite mes mains devant moi comme un naufragé tendrait les bras vers la surface pour y chercher de l'aide. Mais je sombre depuis trop longtemps sans avoir même lutté pour espérer que mes hurlements ne soient aspirés par cet épais océan de solitude. J'ai oublié comment nager. J'ai oublié comment lutter.
Chaque influx nerveux que mes neurones envoient à mes bras est coupé net par mon criant désespoir. Implacable. Il connaît la formule ; il n'a que cinq mots à prononcer, qui à force de persuasion se sont gravés à jamais dans mon crâne : ça ne sert à rien.
« Tu devrais sortir. Ça ne sert à rien, je n'ai rien à faire dehors. »
« Tu devrais avoir des activités plus sociales. Ça ne sert à rien, ça ne m'intéresse pas. »
« Tu devrais parler à des gens. Ça ne sert à rien. Eux et moi, on n'a rien en commun. »
« Tu devrais parler à ce mec. Ça ne sert à rien, c'est juste une brute écervelée et vulgaire. »
« Tu devrais parler à cette fille. Ça ne sert à rien, elle va me prendre pour un énième gros lourdaud. »
« Tu devrais quand même te risquer à vivre. Ça ne sert à rien, je suis déjà mort. »
CA NE SERT A RIEN
Dès lors, deux options s'offrent à moi. Tenter de me convaincre à contrecœur que j'ai eu raison de ne rien faire, ou regretter. Depuis trop longtemps, ces deux solutions sont les tenailles qui
écartèlent mon cœur, le déchirant chaque jour un peu plus jusqu'à ce qu'il ne rompe définitivement.
Tout le monde dit qu'il faut apprendre à s'aimer avant d'être aimé, avant d'aimer qui que ce soit d'autre. Alors j'apprends à vivre seul, enfin j'essaye.
Tout le monde dit aussi que l'Homme est un animal social, alors je me fais des amis. Enfin j'échoue.
***
Coincé entre deux eaux, entre deux ouragans déchaînés par le monde, j'échoue finalement à vivre.
Ma vie tient en équilibre sur le fil de mon quotidien, et je ne peux m'empêcher de regarder en bas et de constater le vide qui m'habite, dans lequel chaque jour je vacille. A mesure que j'avance et que l'équilibre se fait plus fragile, je retiens de plus en plus ma respiration. Peu à peu mon souffle s'éteint à en avoir le vertige, ainsi je me prends à mon propre jeu. Pourtant je persiste à avancer, conservant les dernières flammèches du feu qui m'anime. Ce feu qui préserve mes espoirs, mes illusions selon lesquelles au bout du fil m'attend une main tendue. La main d'un ami.