Partie 36

Derrière Lhanärt, j'aperçois, se faisant toute petite, la môme Hadda.

Un mec qui se croit obligé de faire du foin, c'est le Devin Raidwaïne ! Il traite les révolutionnaires de félons et leur promet d'imminentes représailles. Une beigne dans la barbe l'oblige à stopper ses prédictions vengeresses. Alors, le calme s'étant rétabli, Lhanärt Chï sort de sa veste d'ocelot (Ah, la Norvège !) une soie de Chine pour s'en éventer d'un geste de dandy qui impressionne fortement ses rudes compagnons.

Il regarde tous les « prévenus » avec une sombre obstination, achevant son examen par le Roi. Puis il attaque d'une voix un peu snob :

- Dans sa première séance historique d'aujourd'hui, le Comité révolutionnaire « Chaste et non Miséricordieux » déclare par ma voix, ce qui suit :

Article premier, la monarchie d'Harald 1er est renversée.

« Article deux, la Raie Pudique est proclamée.

« Article trois, le ci-devant Roi Harald 1er, son âme damnée, le mage Raidwaïne et tous les chiens d'étrangers qui l'aidaient à corrompre le pays seront exécutés sur la place du Peuple.

Les autres membres du Comité révolutionnaire se lèvent et applaudissent.

C'est impressionnant. Lanceleau se tourne vers moi et murmure :

- Deux condamnations à mort dans la même journée, moine, tu ne trouves pas que ça commence à bien faire ???

Raidwaïne éclate en sanglots, il demande pardon. Il veut participer à la révolution. Il connaît tous les petits secrets de la Cour, il ne demande qu'à en faire profiter les rebelles. Il avait lu dans les astres Welovewords, la chandelle fondue, les rognons de renne, les amulettes suédoises consumées, la poudre du Père Pin-pin, la tignasse de chauve, la fiente de goéland merdique, la souris verte qui courait dans l'herbe, et dans « Ici Aalborg » la chute de la royauté. S'il rouscaillait, quelques minutes plus tôt, c'était uniquement pour s'assurer de la sincérité des insurgés. Il va les aider à établir une république de first quality. Parole.

Bref, il tient à sa vieille carcasse le bougre. Lhanärt le fait taire d'un geste et annonce qu'il sera pendu le premier.

On nous coltine au-dehors.

La place est noire de monde (ce qui est une image concernant les Vikings, blonds à la peau blanche)

On a dressé sept potences en couronne (ultime rappel du régime renversé et de ses alliés). La populace, contenue par un sévice d'ordre, est frénétique. Lorsque notre pitoyable cortège paraît, elle qui, le matin même, criait : « vive le Clan Campbell ! » vocifère, soit : vive la Raie Pudique, soit vive l'Arrêt Oblique, soit vive la Raie Torique, soit vive la Raie Biblique selon son degré d'instruction.

Des voix, sans doute d'origines Parisiennes (1) lancent même des : « choisi le Roi et bourre la Reine ! » selon leur degré de salacité. Le chahut est inouï.

Je cherche des yeux la môme Hadda. Je la trouve à mon côté, souriante. Elle m'escorte à l'échafaud fort discrètement.

Elle sait organiser les événements et les accompagner modestement. Elle se veut résolument serviable.

Je l'interpelle :

- Ohé, Hadda, alors, ma poule, ces explications ? C'est peut-être le moment de me les fournir, non ?

Elle se rapproche de moi.

- Les Francs et les Celtes, ces soudards, n'étaient pas les seuls peuples à avoir besoin des Vikings comme champ d'expérience. L'Orient a trouvé que la terre de ces Païens constituait une base idéale de projection pour embêter l'Occident et propager une radicalisation religieuse associée à une rigidité morale.

Et vous travaillez pour les bouffeurs de dattes, ma toute belle ?

- Exactement, mon cher ami. Tandis que vous vous faisiez une guerre secrète entre alliés, nous autres, tout bonnement, nous nous occupions à renverser ce régime décadent. C'était simple mais il fallait y penser.

- C'est vous qui avez liquidé le Prince Maïkeul, à Chassiron ?

Elle acquiesce.

- Le 11 septembre dernier exactement ! Ce n'est pas moi personnellement, mais quelqu'un de ma Kadiba (2) le co-pilote martyr Hassaoui El Dhe Pihjon... Nous tenions à empêcher le Prince de s'engager au nom des Vikings afin d'éviter des incidents diplomatiques par la suite.

- Et quand vous nous avez vus débarquer sur le port de Skagen ?

- Nous avons compris que vous étiez en train de pigeonner les Celtes ! Mais la chose ne nous a pas déplu : vous constituiez des alliés possibles pour l'opération d'aujourd'hui...

Nouveau petit rire d'Hadda Dhä.

Et la preuve en a été, mon bel idiot ! Lorsque le monde apprendra le coup d'Etat, notre rôle passera inaperçu. Officiellement, le peuple se sera soulevé contre l'ingérence des Occidentaux. Les errements de ce gros Roi grotesque, ballottée entre la Westminster Celtique et la Parisienne de Francie occidentale, auront été fatals à la monarchie.

Le cortège s'arrête au pied des potences. Le bourreau (ce n'est pas le même que celui du sévisorium), un gros ventru dont le nombril ressemble à une photographie aérienne de volcan s'avance, superbement et seulement vêtu d'un manteau de loup gris et de braies d'égoutier. Il s'empare du vieux barbu et le coltine sur ses épaules jusqu'au premier gibet.

- Comme à la « Dance des Pendus », murmuré-je. Sacré vieux machin, tu vas retrouver la trique !

Hadda est encore près de moi.

- C'est maintenant qu'il faudrait utiliser votre merveilleux petit insecticide à consciences, lui dis-je.

- Mille regrets, riposte la jeune femme en tapotant la sacoche qui lui bat les flancs. Il a rempli sa mission. Je vous dis donc adieu, avec une pointe de nostalgie, car vous m'étiez plutôt sympathique...

- Charmé de vous l'entendre dire.

On nous dépose chacun verticalement au bas de nos potences respectives. Les gardes qui nous ont coltinés jusque-là nous encadrent, le visage ruisselant de sueur et le regard débordant d'allégresse car le spectacle les ravit.

Une puissante acclamation monte de la foule : le Devin Raidwaïne se balance raide au bout de sa ficelle, la langue pendante.

Le bourreau salue à la romaine. Il s'approche ensuite des infortunés officiers Humphrey-Shier et Wyatt-Hells des services Clonés Celtiques. Il exécute en rond, le bourreau. Après ceux-ci, il y aura sir Eagle Hansell, Lance, moi et Sa Gracieuse ex-Majesté « Harald à la dent bleue » à qui on a tout de même laissé la vedette du spectacle. Humphrey-Shier reste imperturbable, magnifique de tranquillité, c'est à peine si ça l'emmerde !

- Sorry de passer devant vous, sirs, lance-t-il à ses compagnons tandis qu'on le cravate.

Son courage me file comme une sorte d'espèce de décharge dans toute la viande. Je me prends à part et je m'apostrophe ainsi : « Tu ne vas pas te laisser suspendre sans tirer ton baroud d'honneur, hé, Emile. Ce n'est pas dans ton emploi du temps, la passivité. »

Et je gamberge, mes amis ! Et je me triture du cervelet ! Et je zyeute autour de moi, avec l'espoir d'une idée géniale !

L'ampleur de la scène est shakespearienne. Les néo-raipudicains sont transportés. C'est du délire collectif ! Un pied populaire monstre. Ils en suent d'enthousiasme, les types.

Gling ! Bye-bye Humphrey ! A son tour de jouer les marionnettes à fils à quelques mètres de feu Raidwaïne. Ballade des pendus ! Frères humains qui après nous vivez... terminé, kaput ! Priez pour nous, pauvres pêcheurs !

L'orgasme de la populace ressemble à un rugissement. Ça fait « vrraâoum ! » Identique à l'Hommage de Luciano Pavarrotti au Stade Meazza san Siro de Milan.

Je tire sur mes ficelles, mais y'a ça résiste. Plus je fais d'effort, plus elles me cisaillent l'habit d'Hoche. C'est alors que j'avise le sabre hors d'âge d'un de mes gardes. Il l'a passé dans sa ceinture qui lui sert aussi d'uniforme et la lame rebique agressivement de mon côté. J'amorce un léger mouvement d'approche en pivotant sur mes talons. J'y vais molo, mais mes précautions sont superflues car il est trop fasciné par les prouesses de l'exécuteur des hautes œuvres.

On s'occupe de l'autre Celte pour l'instant, ce qui est moins affligeant. Lorsque j'ai bien pivoté, je me mets à frotter mes liens sur le tranchant du sabre. Et vous pouvez croire que je m'en paie une tranche, que je me passe au fil de l'épais comme dirait finement un humoriste. Cette pomme de garde ne prend même pas garde à mon manège. Je lime à l'envers. Ça pète... Je continue de me désaucissonner. Maintenant, lorsque je tire sur mes bras je sens que ça vient.

(à suivre)

(1). Le nom de la cité est attesté pour la première fois par Jules César, au milieu du 1er siècle av.J.-C. dans la Guerre des Gaules, sous la forme Lutecia ou Lutetia (selon les manuscrits). On trouve ensuite Lutetia apud Parisios au ive siècle (Parisios étant au pluriel) ; puis Parisios jusqu' en 400 - 410, et enfin Paris, attestée dès 887.

(2). La Katiba (en arabe كتيبة) correspondant généralement à un bataillon ou à une compagnie de combattants lors de différents conflits en Afrique du Nord ou dans le Sahel.