Partie 37

Soda Pop

Plein la tronche !

Encore un petit effort. Pour comble de chance, avant de se laisser haler, Wyatt-Hells fait une déclaration. Il éructe comme quoi le supplice qu'on lui inflige est indigne de sa qualité d'officier supérieur Celte, et que l'histoire jugera sévèrement un tel acte. Les gus ne comprenant pas l'anglais s'entre-questionnent.

— Qu'est-ce qu'il dit ? me demande mon gardien au sabre en trompette.

Je lui traduis obligeamment, et à l'oreille, ce qui me permet de cramponner la poignée de son arme de ma main droite libérée. Je tire doucement, doucement. Lorsque je m'écarte de l'homme, ça y est j'ai son coupe-cigare bien à moi. Tip-top !

La suspension de Wyatt-Hells crée la bonne diversion. Je pige pourquoi, au moyen âge, les pickpockets opèrent au pied des estrades de pendus. Un type qui, en extérieur surtout, à son attention accaparée par la pendaison, devient un mannequin pour les détrousseurs de tous poils.

Je tranche les liens paralysant mes jambes. Ce que c'est bon de récupérer, ne fût-ce que pour quelques instants, la totale liberté de ses mouvements.

Mes deux gardes sont penchés en avant pour mieux voir hisser le pauvre officier. Moi, futé comme une belette, je me coule en arrière, contourne ma potence, et passe derrière Lance.

— Bouge pas, Biloute, chuchoté-je. Et attends que je déclenche le boxon avant de nous jouer le retour de King-Kong.

Aucune réaction. Il se laisse couper les liens sans broncher, et même une fois que les cordes gisent à ses pieds, il conserve farouchement la même position.

— Prépare-toi à piquer la hache d'un de tes guignols, tu piges ?

Là-dessus, je recule dans la foule toujours hypnotisée. Mon propos : dénicher la môme Hadda avant que ça avoine. La dernière fois que je l'ai située, cette douce vipère, elle se tenait près de l'échafaud du Roi. Faut que je fasse fissa. Dès que le Celte aura cessé de pédaler dans le néant, il y aura ce relâchement qui succède à chaque numéro dans les music-halls, et alors, aussi pommes à l'huile qu'ils fussent, mes sbires s'apercevront que je viens de choisir la liberté.

Le sabre collé le long de ma jambe (pas la troisième, l'autre !) je me glisse à travers la foule. Un incident amuse beaucoup cette dernière, un petit gavroche d'Aalborg vient de grimper à la potence du Celte comme à un mât de cocagne et a ôté le casque de l'officier pour s'en coiffer. De là-haut, il adresse des grands signes à la foule et virgule des coups de pompe au corps pour le faire se balancer. L'intermède a beaucoup de succès. D'autres gosses, ne voulant pas être en reste, escaladent les premiers gibets. Ça plaît énormément. Je vois Lhanärt, dressé sur un baril de peaux de rennes traitées qui applaudit et hurle « Mort aux pas noirs ! », ce qui n'est pas gentil pour les Syriens qui ont organisé cette révolution, ni pour les belles Scandinaves qui lui ont permis de la réaliser.

Docile, la foule reprend, « Mort aux pas noirs ! ». Quand une populace motivée vous clame ça dans les feuilles de choux, vous rêvez alors d'être le cousin germain de Bokassa 1er . Je me ratatine donc, me recroqueville. Je noircis sûrement à force de bonne volonté !

Enfin, j'avise Hadda, à trois mètres de là, pas tellement à son aise, elle non plus. C'est alors qu'un grand escogriffe s'interpose. Il m'a vu et reconnu ; il est tout à la fois surpris et courroucé. Il va pour, simultanément (car c'est un gars qui a une certaine ubiquité dans la pensée, l'expression et l'action) hurler et me sauter dessus. Mais Emile, le petit intrépide, lui plonge confidentiellement sa lame dans l'estomac. Vous devez bien penser, malgré votre inaptitude congénitale, que si j'ai chouravé un sabre, ce n'était pas pour m'en servir comme coupe papier ! Pourquoi je vous parle de ça à un pareil moment, alors là, je suis bien incapable de vous l'expliquer. Simple enchaînement d'idées...

L'escogriffe pousse une grimace épouvantable et se plie en deux. Le gars bibi décide qu'il y a extrême urgence et, oubliant toute prudence, écarte les badauds à coups de coudes pour aller plus vite.

Je m'annonce enfin derrière Hadda. Elle a sa sacoche sous le bras, la sangle de celle-ci étant entortillée à son poignet.

Je décide de la lui arracher par surprise. Alors aux grands maux, les grands moyens... etc... Je baisse le bras droit à fond afin de pouvoir tenir le sabre comme un coutelas. Puis j'abats la gauche sur la sacoche afin d'empêcher la gosse de l'ouvrir.

Elle sursaute, se détourne. Nous sommes visage contre visage. Ses yeux s'agrandissent de stupeur, comme on le dit si joliment dans les bouquins d'action depuis bientôt un siècle.

Des cernes lui soulignent le regard.

— Lâche ta sacoche, môme, ou je t'étripe.

Et, joignant the geste to the parole, je lui pique le ventre avec mon instrument.

Elle s'est ressaisie, au lieu de devenir souple, son bras se crispe.

— Vite ! dis-je silencieusement, tu dois bien piger que l'époque des fleurs est finie entre nous !

A cet instant, il y a une bousculade. Des cris. Je pige qu'on vient de s'apercevoir de ma fugue. Le remous me fait faire un faux mouvement et la lame bien affûtée s'enfonce dans le corps de la fille. J'ai beau essayer de contenir mon geste forcé, la pression de la foule m'en empêche et je sens pénétrer le sabre dans les chairs palpitantes. Les yeux de Hadda se révulsent.

A ce moment des paluches m'alpaguent. Je sens pleuvoir des coups dans mes reins, sur ma nuque. Le cadavre de Hadda m'entraîne. Je tombe. On m'assaisonne affreusement. La multitude se concentre. Tout le monde veut me piétiner.

Je n'ai qu'une idée. Ouvrir la sacoche, m'emparer du vaporisateur... Je suis étourdi. Endolori. En feu ! J'ai du sang dans la bouche. Je sais que je vais m'évanouir. Périr là, dévoré par ces jambes en furie comme par les dents d'un monstre. Je lutte, une main sur ma nuque, l'autre s'affolant sur le fermoir de la sacoche. Je ne vois même pas ce que je fais. J'ai des cloches plein la tronche. Je n'y vois plus clair. Il n'y a plus que ma main qui tâtonne. Elle est toute seule. Délivrée de moi, autonome ! Des mâchoires d'acier me coupent les chairs. Je perds conscience... Je retrouve conscience. J'entends des cris. Ça et là, un gnon plus douloureux m'est perceptible. Je me vide comme un tube de crème qu'on piétinerait. Je me réunis encore un coup. Un dernier. Je sens du froid, du lisse, du rond dans ma main.

Je me dis : « C'est le tube lance-sommeil ». Et je me dis également : s'il a son couvercle je suis marron parce qu'il me sera impossible de le dévisser. Je coule ma main droite sous mon autre bras et j'appuie sur toute la surface du tube dans l'espoir de trouver le bouton. Illico, les coups cessent. Des poids pesants s'abattent mollement sur moi. Je pense : « Ça y est, ça fonctionne ». Je rassemble ce qui demeure en moi de récupérable. Je finis mes propres restes, en somme. Je m'arc-boute. Alentour c'est la panique. Je la décèle à travers un brouillard sanglant. Je vois une traînée de gus inanimés devant moi. D'autres qui fuient en se bousculant sauvagement. Et puis, plus loin, une autre traînée de gus out mais pour ces derniers c'est plus grave. Lance se fraie un passage en moulinant de deux haches à la fois. Ah ! il fait dans le détail, pépère ! Tzouim ! Floc ! Ça taille, ça crève, ça perce, ça estoque comme à Brunesberg (1). Il marche droit vers le gibet de son cher Roi, le vaillant hacheteur. Quelques téméraires essaient bien de se le payer par-derrière, à la sournoise, façon roquet, mais on dirait qu'il a des yeux dans le dos, Lance. Peut-être que sa bonne vierge a fait un miracle, qu'elle a donné le don de la vue à son arrière-train. Il a l'anus en œil de Caïn, mon chevalier de Rhodes. Ça lui permet de voltefacer opportunément.

Dopé par ce fabuleux spectacle, je me dresse, tout sanguinolent, mon fly-tox braqué. Une giclée à droite, une giclée à gauche. Brunesberg, que je vous dis ! Les récalcitrants s'endorment. Les gardes déguerpissent. Ça se vide. On fait place nette. Y reste plus que le bourreau, les derniers suppliciés restants en attente et ce bon Lhanärt, toujours debout sur son baril qui hurle en nous désignant à ses chers absents :

« Emparez-vous de ces hommes ! Je vous ordonne de vous emparer de ces hommes ! »

Je lui cloque un coup de reniflette pour le faire taire. Il choit de son piédestal. Un petit coup au bourreau, lequel passait déjà sa cravate de cérémonie à sir Eagle Hansell, et nous voici maîtres de la situation...

(à suivre)


(1). Lors de la bataille de Brunesberg, en 775, les Francs, en guerre contre les Saxons, forcent le passage du fleuve Wesser et mettent en fuite l'armée ennemie.    


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