Partie 38

Soda Pop

Les affaires sont les affaires

Je laisse au bon Lanceleau l'honneur et l'ineffable plaisir de délivrer le Roi Harald.

Il a dû maigrir d'une vingtaine de kilogrammes, le brave souverain, pendant ces dernières heures. Vu son embonpoint, ça ne se remarque pas, mais ça se lit à la langueur de son regard. Un sacré coup de sauna qu'il vient de se torchonner « la dent bleue ».

Il s'abat en rigolant sur la poitrine de son sauveur.

— Allons, allons, mon Roi, faut pas vous détraquer le rictus. Vous deviez bien vous douter que tant que nous fussions vivants, mon camarade Emile et moi, personne ne pourrait toucher à un seul poil de votre barbe ! Harald sourit et s'éloigne en direction du Palais Royal...

Pendant que les esclaves de la Cour retapent le trône fracassé, et tandis que la foule se rassemble sur la place du Peuple que l'on a débarrassée de ses gibets (sauvages, à fruits et pas mûrs !;) aux cris de : « Vive le Roi Harald, vive la monarchie » ; je discute le bout de gras avec sir Eagle Hansell, le miraculé du nœud coulant.

Nous sommes assis chacun sur une borne en pierre. La mienne indique « Hole-City on the Sea : 904 miles » et la sienne « Trouville-sur-Mer : 1456 kms », c'est vous dire si nous faisons assaut de politesse. Celle-ci ne se limite pas au choix de nos sièges, mais elle fait de notre conversation, un pur joyau du Moyen-âge.

Mon cher Emile, déclare Eagle solennellement, je ne souhaite qu'une chose : toujours rencontrer sur ma route des adversaires de votre trempe ! Je vous dois la vie, comment pourrais-je vous revaloir cela ?

— Vous m'abonnerez à Twenty minutes, plaisanté-je non sans finesse.

Il me présente la main.

— Et sorry pour ma conduite de midi. J'aurais pu intercéder en votre faveur, après vous avoir confondu...

— Bah, rétorqué-je, les affaires étrangères sont les affaires étrangères. L'essentiel est que tout cela finisse bien pour nos os, n'est-ce pas ?

— Il ne nous reste plus qu'un point litigieux à trancher, fait Eagle de sa belle voix paresseuse (ça aussi c'est fort) en lissant les phalanges de sa main gauche.

Je le vois radiner, le sir, avec sa nonchalance et sa vue basse.

— Croyez-vous ? Demandé-je.

— Voyons, my friend, l'affaire du Traité n'a toujours pas été réglée.

Il allume une feuille de tabac comme on brûle de l'encens (c'est toujours mieux, ça ambiance, ça fixe le contexte) et poursuit :

— Malgré la dette de reconnaissance que j'ai envers vous, il me faut vous prévenir que je vais tout mettre en œuvre pour faire prévaloir la thèse Celtique.

— ... ?

Et d'ajouter, en riant à travers la fumée bleue de sa feuille qui se consume en volute :

— Vous l'avez dit : « Les affaires étrangères sont les affaires étrangères ».

— Vous venez de perdre un solide atout en la personne du Devin Raidwaïne que vous aviez soudoyé, dis-je aussitôt.

— Bast, il m'en reste d'autres.

— On peut savoir ?

— Le Roi Harald n'est qu'un souverain d'opérette. Si Sa Majesté le Roi Edgar (1) l'invite à lui rendre une visite officielle et qu'il la lui promette triomphale, pensez-vous que « la dent bleue » résistera à un tel argument ?

Je fais la grimace car, effectivement, le coup est rude.

— Reste à savoir, si votre Roi...

— Mais je sais, sourit Eagle, et je suis autorisé à formuler l'invitation officielle en dernier argument.

Ça me plaît pas, ce machin-là, mes frères. Mais alors, pas du tout.

— Après cette révolution avortée, continue le Talleyrand d'Outre-Manche, la monarchie Haraldienne va avoir besoin d'être consolidée. L'opération prestige, my dear, croyez-moi, il n'y a rien de tel. « La dent bleue » cédera, d'abord parce que ça lui fera plaisir, ensuite parce qu'il y va de son trône !

— Je pourrais le faire inviter par notre Roi Lothaire, objecté-je.

— Hmmm, murmure le Diable rouge (2) sans vouloir diminuer le prestige de votre grand homme, permettez-moi de vous faire remarquer que vos six Troènes ne valent pas une Calèche Royale (3) et qu'il a reçu déjà tellement de dignitaires noirs votre Roi que la chose manquerait de panache.

La carne ! Je commence à regretter d'être intervenu à temps pour lui sauver la vie. S'être donné tout ce mal pour se faire coiffer au poteau, avouez qu'il y a de quoi grincer des chicos !

Je dois arborer une moue de circonstance, car l'œil d'Eagle brille.

— Allons, cher collègue, me dit-il, il faut savoir perdre avec le même brio que vous apportez à gagner.

Il a raison. Je lui rends son aimable sourire.

(à suivre)


(1). Lothaire, né à la fin de 941 à Laon et mort le 2 mars 986 dans cette même ville, est roi des Francs de 954 à 986 .

Harald Ier de Danemark, dit Harald à la dent bleue (Blåtand), né vers 910, mort à Jomsborg  le 1er novembre 986, est roi de Danemark à partir de 958 .


Edgar ( 943 – 8 juillet 975 ), surnommé « le Pacifique », est roi d'Angleterre de 959 à sa mort. Deuxième fils d'Edmond 1er, il succède à son frère aîné Eadwig .

(2). « Diables Rouges » : Durant la 2ème Guerre mondiale, le terme est également attribué aux troupes aéroportées britanniques, de par la couleur de leur béret...

Les « Diables verts » est le surnom donné par les forces alliées aux parachutistes d'élite allemands, les Fallschirmjäger, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce surnom évoque à la fois le fait qu'ils furent des adversaires redoutables et craints par les Alliés tout en faisant référence à la couleur générale de leurs vestes de camouflage.

(3). Troènes : petits arbres de la famille des Oléacées. Beaucoup d'espèces de troènes sont utilisées en horticulture pour créer des haies taillées. On dénombre entre 40 et 50 espèces. Il sert ou servait aussi à former des palissades, des massifs et à retenir les terres en pente. On l'utilisait de même pour assombrir les bois clairs pour leur donner un air de bois exotique...

L'exotisme, Parlons-en ! On peut raisonnablement supposer que les six arbustes plantés à l'entrée des jardins du Roi Lothaire illustraient justement la pointe d'exotisme souhaité par le souverain vis-à-vis de toutes les têtes couronnées reçues en grandes pompes ! De plus, en osant le parallèle sur une question de prestige, on peut imaginer également que la marque de voiture française aux deux chevrons (Citroën) aurait quelques difficultés à rivaliser avec la fameuse Calèche Royale de l'Empire Britannique...


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